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Magie et cristal

Stephen King ( Auteur), Grégoire Hénon (Illustrateur de couverture), Yves Sarda (Traducteur), Marie de Prémonville (Traducteur)
Cycle/Série : 
Langue d'origine : Anglais US
Aux éditions : 
Date de parution : 31/08/2006  -  livre
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Magie et cristal



Stephen King n’est pas un écrivain. Oh, on peut dire ce qu’on veut, qu’il a écrit des dizaines de romans à succès tels que Shining, Carrie, Ca, Le fléau, Dreamcatcher, etc. et des nouvelles non moins estimées dans Brume ou Danse macabre ; qu’il a été adapté d’aussi nombreuses fois au cinéma ; qu’il est le maître de l’épouvante et bien au-delà. Mais non, Stephen King n’est pas un écrivain. C’est un magicien. Et il est dangereux de tomber sous son emprise car on risque de ne pas en revenir.

Déjà, les trois premiers tomes du cycle de La Tour Sombre (Le Pistolero, Les trois cartes et Terres perdues) représentaient le summum de ce qui peut se faire en littérature de l’imaginaire (oui je sais, c’est un peu définitif comme jugement, mais j'assume). Et le supplice que King a fait subir à ses fans en mettant 6 ans à en écrire la suite fait de lui un sérieux concurrent du Diable en personne. Car la Tour Sombre rend accro. Et Magie et Cristal, quatrième tome du cycle, donne le coup de grâce et prouve que ce n’est pas une machine à écrire que King a au bout des doigts, mais une baguette magique, qui a accouché de l’œuvre la plus formidable de tous les temps (j’assume toujours).

Addiction (quand la souffrance fusionne avec le désir)

Voilà le maître mot du roman.

Addiction à la Tour, tout d’abord : Roland, Eddie, Susannah et Jake n’ont désormais plus d’autre désir (ni plus d’autre choix) que de terminer leur quête, et c’est à plus de mille kilomètres à l’heure qu’ils traversent les Terres perdues, emmenés par Blaine le Mono, le train schizophrénique qu’ils ont déniché à Lud. C’est là qu’on les avait laissés à la fin de Terres perdues et c’est là qu’on les retrouve au début de Magie et Cristal, aux prises avec un Blaine névrosé qui joue leurs vies aux devinettes.

Addiction à l’amour, la pire de toutes, qui a ravagé la jeunesse de Roland et que celui-ci fait partager à ses amis au cours d’une nuit de souvenirs interminable (« Le temps est comme un visage sur l’eau », dit-on dans l’Entre-Deux-Mondes). C’est la partie centrale du récit, la plus fabuleuse, où l’on apprend comment Roland, accompagné de ses amis Cuthbert et Alain, ont mis au jour un complot se préparant dans la Baronnie Extérieure de Méjis alors qu’ils avaient quatorze ans ; comment Roland est tombé amoureux de Susan Delgado, « la jeune fille à sa fenêtre », et comment cet amour tragique a conditionné son destin et marqué à vie son esprit (« Certaines choses ne reposent pas en paix, même quand elles sont mortes. Leurs ossements crient dans la terre »).

Addiction au savoir et au pouvoir enfin, procurée par ce cristal étrange et rose, fragment de l’Arc-en-ciel du Magicien, qui joua un rôle terrible dans l’épisode de Méjis en s’emparant de la sorcière Rhéa du Cöos, et que Roland n’a pas fini de retrouver sur sa route.

Magie (quand King arrive à nous envoûter avec 26 lettres, 10 chiffres et une pincée de ponctuation)

Comme je le disais, donc, Stephen King est un magicien, un envoûteur. Difficile d’expliquer pourquoi, car notre capacité d’analyse se laisse rapidement submerger par un état de béatitude et d’émerveillement qui nous fait oublier que l’on tient un livre entre les mains. Car King nous projette véritablement dans son histoire, comme si nous étions nous-mêmes les acteurs d’un film en Haute Définition et en Dolby Digital (avec l’odorama en prime). Il déploie une puissance d’évocation hors du commun, que ce soit dans la description des lieux, des ambiances, ou dans les comportements et la psychologie des personnages. Cela tient en partie à l’utilisation de métaphores très visuelles, parlantes et surtout concrètes. King ne donne pas dans le lyrisme, il préfère faire appel à ce que nous connaissons au risque de paraître trop terre à terre. Mais ça marche : « Jake décelait une véritable inquiétude dans sa voix, mais elle lui parvenait comme lors d’une mauvaise communication interurbaine. De Beyrouth, disons, ou même de Sirius ». Mais le plus souvent, le choix des images, des postures, qu’il prend le temps de nous décrire suffit à frapper notre imagination. King est un metteur en scène né, il sait imposer des visions qui s’impriment sur notre rétine, les plus fortes naissant, bien entendu, dans les rêves de ses héros. A un point que les illustrations présentes au centre de cette édition de poche (les mêmes que l’édition grand format) paraissent bien ridicules (et disons-le clairement, complètement ratées). Comme quoi la puissance des mots peut surpasser celle des images…

Les personnages sont tout aussi précis et fouillés que les décors. King emploie une technique simple mais extrêmement efficace : chaque personnage, même secondaire, a droit à un passé, à des souvenirs, à une histoire. Au lieu de décrire platement leurs qualités ou leur personnalité, King utilise des situations, présentes ou passées, et des confrontations pour révéler le moi profond de chaque individu. Et n’hésite pas à multiplier les points de vue, pour que l’on n’ait pas toujours la même approche des héros, Roland y compris et en premier : aveuglé par l’amour qu’il porte à Susan, c’est par les yeux de Cuthbert et d’Alain qu’on prend toute la mesure de sa folie.

Mais tout ne tourne pas autour des lieux et des personnages. A un niveau supérieur, King a su instaurer un souffle tour à tour épique et romantique à son récit.

Epique lorsque King montre sa capacité à déclencher une attente chez le lecteur. Pas vraiment un suspens, car on sait comment l’histoire se termine. Parfois bien, comme le jeu de devinettes avec Blaine : on sait que les héros vont parvenir à vaincre le monorail (c’est le début du roman, il ne peut pas en être autrement), mais on ne sait pas comment, et King fait monter la pression, amène la solution tout doucement, si bien qu’on trépigne d’impatience jusqu’à la jubilation finale. Parfois mal, comme l’histoire d’amour de Roland : cette fois, on se prend à guetter les coups bas - ka - qui vont mener les héros à leur perte (physique ou spirituelle), à voir se dessiner petit à petit l’inéluctabilité de leur destin. Dans tous les cas, on vit véritablement l’histoire qui nous entraîne comme un torrent.

Romantique également, et même avant tout (le premier qui rigole s’en prend une), et c’est là une surprise bien agréable, même si quelques indices dans les tomes précédents laissaient entrevoir cette qualité chez King. On savait la personnalité de Roland contradictoire : capable de décimer une ville entière pour s’ouvrir un chemin vers sa Tour, le Pistolero nous avait également été présenté comme un personnage romantique malgré son manque d’imagination. Magie et Cristal nous conte l’épisode de sa vie qui a peut-être le plus contribué à ce trait de caractère. Son histoire d’amour avec Susan est pure, passionnée et donc tragique. King trouve le ton juste pour la raconter, ne tombant jamais dans la mièvrerie dans la description des scènes avec les deux amoureux. Il compose même des phrases ou des formulations qui touchent directement le cœur du lecteur (le mien en tout cas). Ainsi, alors qu’après leur première rencontre, Susan lui demande de faire comme s’ils ne se connaissaient pas lors du banquet qui allait les mettre une nouvelle fois en présence l’un de l’autre, Roland répond : « Il me tarde de vous rencontrer pour la première fois ». Je ne sais pas vous, mais moi je trouve ça beau ! (Tu continues à rigoler, toi, au fond ? T’en veux une autre ?)

Pas de doute, Magie et Cristal est parsemé de charmes jetés par son auteur et destinés à nous envoûter. Mais cette sorcellerie n’aurait pas autant d’effet si elle ne s’appuyait pas sur un univers d’une cohérence et d’une complexité sans borne.

Cristal (quand la cohérence de l’univers de la Tour Sombre est d’une limpidité lumineuse)

En plus d’être magicien, King est un bâtisseur. Cela fait presque vingt ans, au moment où il écrit Magie et Cristal, qu’il a commencé les aventures de Roland. Et pendant ces vingt ans, il a modelé un univers qui dépasse les frontières de son cycle. En effet, petit à petit, il construit des ponts entre La Tour Sombre et ses autres œuvres. Et ceci sans que ça paraisse artificiel. Ainsi, dans Magie et Cristal, le rapprochement qu’il fait avec Le Fléau, s’il ne fait pas particulièrement avancer l’histoire, contribue à consolider le squelette d’un tout dont les aventures des quatre pistoleros constituent la chair. King avait commencé en insérant dans quelques romans (Insomnies, Territoires) des références à la Tour. Cette fois, en un jeu de miroirs quasi jouissif, il boucle la boucle, faisant de son cycle une concrétisation de ce que représente le Tour Sombre dans le monde de Roland : une pierre angulaire de son œuvre/monde. Il dit d’ailleurs lui-même dans la postface de ce quatrième tome : « J’ai déjà écrit assez de romans et de nouvelles pour constituer un système solaire de mon imaginaire ; l’histoire de Roland y est mon Jupiter - une planète auprès de laquelle toutes les autres sont naines ». Et fait de ces rapprochements non seulement des liens vers l’extérieur mais également des acteurs internes au roman, dont les héros prennent conscience : « Des échos. Tout était un écho de tout. Ils bondissaient et rebondissaient d’un monde à l’autre, sans s’atténuer comme les échos ordinaires mais au contraire en croissant et devenant plus terribles ». Car il ne suffit pas d’un peu de ciment entre des briques pour bâtir une maison. Il faut que les briques elles-mêmes soient solides. King tisse des liens entre ses œuvres mais également entre ses personnages, ses lieux, ses temps.

Comme je l’ai dit plus haut, les personnages ont un passé, des souvenirs. Ils apprennent aussi et se rappellent ce qu’ils ont vécu dans les tomes précédents, ce qu’ils ont dit ou fait. On les voit petit à petit se constituer une mythologie de groupe (l’histoire drôle du poulet, la première mort de Jake, son passage dans le monde de Roland…), parsemée de points de repères qui les aident - et nous aident - à mieux appréhender l’univers de La Tour Sombre. Ce mécanisme de la mémoire fonctionne tant chez les personnages que chez le lecteur. King l’entretient, l’alimente et le rappelle en permanence, créant des images dans notre tête, des associations d’idées qui, lorsqu’elles sont évoquées par les héros, nous paraissent tout à fait naturelles, comme si nous les avions nous-mêmes engendrées. Cela donne une valeur intrinsèque au concept de ka-tet que King a introduit dans les tomes précédents, puisque l’on voit ce ka-tet se consolider sous nos yeux. Cette cohérence interne, entre les notions inventées par King et ce que vivent véritablement les personnages, est la plus grande force de La Tour Sombre et de Magie et Cristal en particulier. Et trouve sa meilleure personnification dans la représentation du ka.

Le ka, cette notion qui se rapproche de celle de destin, mais pas seulement, et que King utilise comme fil conducteur depuis le début de son cycle. Le ka qui dirige les pas de Roland et de ses amis, mais que l’on ne sentait pas véritablement dans les trois premiers tomes, car il n’était que cité et cristallisé à des moments précis. Dans Magie et Cristal, il devient le personnage principal. « Le ka est comme le vent » nous rappelle-t-on tout au long du roman. Et on le sent souffler en permanence. Il infiltre tout le récit et joue avec les personnages comme avec des marionnettes. Il est inexorable et on pressent, dès le début du récit de Roland sur sa jeunesse, que cette histoire qui se déroule à Méjis ne peut pas bien se terminer. Le lecteur est impuissant mais fasciné. Le pire est que les personnages eux-mêmes en sont conscients et qu’ils ne peuvent rien faire d’autre que se laisser emporter. Alors que Susan attend Roland pour une rencontre dont elle sait l’issue désastreuse pour son avenir, elle tente de se raisonner : « Fuis ! s’ordonna-t-elle. Grimpe sur Pylone et au galop ! Sauve-toi d’ici vite fait ! Avant que quelque chose de terrible ne se passe… avant que ce soit vraiment le ka, avant qu’il ne vienne t’emporter comme le vent, toi et tous tes beaux projets, dans le ciel et au-delà ! » Mais rien n’y fera. Quoiqu’il arrive on n’échappe pas au ka : « Puis, le jour où la Lune du Colporteur cédait la place à celle de la Chasseresse, le ka finit par survenir et tout balayer sur son passage ». Je trouve cette idée profondément romantique et d’une puissance fabuleuse. Et King a bien fait d’attendre ce tome 4 avant de la développer aussi intensément, car elle n’aurait pas eu la même force plus tôt : on comprend quelle influence cette époque a eu sur Roland, et on se prend à redécouvrir sa personnalité sous ce nouveau jour, à voir les fils qui ont tissé sa quête. Si King avait écrit Magie et Cristal plus tôt, le roman aurait ressemblé à un classique récit de fantasy. Mais en le plaçant au milieu du cycle (puisqu’il y aura sept tomes), il en fait un livre charnière, qui donne une nouvelle perspective à la quête des pistoleros. Roland n’est plus aussi mystérieux, il est dévoilé, on comprend ses blessures et surtout on sait que le ka, qui l’a capturé si tôt, ne le lâchera pas facilement.

En résumé…

Si vous avez sauté toute la chronique pour ne lire que ce passage « En résumé… », vous n’avez qu’une chose à savoir : Magie et Cristal est le meilleur livre que j’ai jamais lu (ça vaut ce que ça vaut) et il n’est pas prêt d’être détrôné. Le plus réjouissant, en refermant le roman, et au-delà de la tristesse de devoir quitter Mejis (mais pas pour toujours, car les livres sont fait pour être relus, en tout cas celui-ci), c’est qu’il reste encore trois tomes à lire. Et quand on voit le nombre de questions que King laisse en suspens, sur le passé de Roland aussi bien que sur l’avenir de son ka-tet, on est gagné par une excitation et une impatience exquises… Si La Tour Sombre est le Jupiter du système solaire de l’imagination de King, c’est sans aucun doute le centre de mon univers imaginaire à moi.

Et pour finir, une petite devinette :

« Je vole, mais n’ai point d’ailes. Je vois, mais n’ai point d’yeux. Je galope, mais n’ai point de pattes. Plus féroce qu’une bête fauve, plus forte que l’ennemi. Je suis rusée, implacable et immense ; au final, je règne sur tout et tous. Qui suis-je ? »

La réponse est dans la tête de Stephen King. Plus que chez n’importe qui d’autre.

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