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Rétro SF : Lettres de Malaisie
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Rétro SF : Lettres de Malaisie

Paul Adam, Lettres de Malaisie, une utopie décadente ?

Paul Adam (1862 – 1920) a commencé sa carrière dans le mouvement naturaliste avec le roman Chair molle (1886) qui lui vaut 15 jours de prison pour immoralité avant de se tourner vers le symbolisme avec Soi (1886) et Etre (1888) qui lui assurent la notoriété. Proche de l'écrivain nationaliste Maurice Barrès dont il est le secrétaire, il est antidreyfusard ce qui ne l'empêche pas d'écrire un célèbre Eloge de Ravachol (1892) et l'antimilitariste Le Conte futur (1893) tout en adhérant au mouvement du général Boulanger.
Le libertaire des années 1880, au tournant du XXe siècle, produit encore une vaste fresque napoléonienne sous le titre Le Temps et la vie (quatre volumes, 1899-1903 puis un plus tardif).
 
Autant dire qu'il s'agit d'un personnage bien paradoxal...

Ecrire une utopie à la fin du XIXe siècle pose le problème de sa localisation. Les terra incognitae ont quasiment disparues des cartes ; missionnaires, colons et aventuriers parcourent le globe.

Paul Adam ne désigne pas le pays de nulle part comme Thomas More, ni le futur comme Sébastien Mercier mais localise son utopie dans les interstices géographiques en choisissant une île dans un archipel au large de la Malaisie.
 
Dans sa préface, Paul Adam se place dans la lignée d'Emile Cabet et de son Voyage en Icarie. Son ouvrage, Les Cœurs nouveaux, paru en 1896 était déjà inspiré par Cabet et Fourrier et montrait la création d'une communauté phalanstérienne qui ressemble par ses côtés paternalistes au familistère de Guise fondé par Godin.
 
Dans Lettres de Malaisie, un diplomate espagnol est envoyé pour enquêter sur une révolte aux Philippines. Il découvre une colonie établie en 1843 par Jérôme le Fondateur selon des principes communistes : pas de propriété privée (les colons ne possèdent même pas leurs vêtements), pas de commerce, pas d'argent . Les habitants se disent « Disciples de Fourier, de Saint-Simon, amis de Proudhon et de Cabet ». « L'Oligarchie », qui rassemble des citoyens nommés pour un an, est révocable. Le drapeau de cette utopie, que l'on nomme à plusieurs reprises « La Dictature » est rouge et noir. Lettres de Malaisie présente une société évoluée sur le plan scientifique et technique et avancée socialement : libre sexualité des femmes, faible mortalité, …
 
Pourtant cette utopie est ambigüe car la liberté sexuelle s'accompagne d'une orgie hebdomadaire obligatoire, l'égalité proclamée a fini par créer une élite, pour garantir la paix dans la colonie, la police est omniprésente…

Si aujourd'hui la « Dictature » décrite par Paul Adam peut sembler bien proche de la dyspotie, il faut se rappeler qu'à l'époque elle fut bel et bien reçue comme une utopie et l'on a pu lire ces lignes de Léon Blum dans la Revue Blanche en 1897 : « À l’intérieur de Bornée, ils conquirent et peuplèrent les hauts plateaux inaccessibles où durant quarante ans grandit leur civilisation inconnue. Ils surent y réaliser leurs principes : égalité sociale, organisation collective du travail, suppression du capital et des échanges. Surtout ils surent en cinquante ans, ce qui rendit leur tâche aisée, prendre un siècle environ d’avance sur la science européenne. M. Paul Adam a imaginé cette nouvelle Icarie, d’un de ces rêves précis et colorés qui instruisent mieux que les voyages ».
 
Lettres de Malaisie a été rééditée sous les titres La Cité prochaine et La Cité prochaine, lettres de Malaisie.
 
Extraits:
Mystérieuse Asie
« Vous le savez : de Bornéo, des Célèbes, des Philippines, les Européens occupent quelques provinces côtières ; ils affirment un protectorat nominal sur les populations de l’intérieur à peu près inconnues. Or Bornéo a deux cents kilomètres carrés de plus que la France, et les autres groupes d’îles en comprennent d’immenses, comme Luçon, Mindanao, Sumatra, Java. Mes compatriotes de Manille supposent qu’au centre de ces petits continents, d’énergiques Occidentaux purent établir une civilisation secrète, attestée par le passage de ces nefs aériennes gardant la forme de grands oiseaux, aux ailes infinies, et arborant une voilure analogue à celle de nos sloops.
« Devant moi on interrogea plusieurs prisonniers de l’insurrection. On leur demanda la provenance d’imprimés saisis sur eux ... Chose qui me frappa, l’exergue représentait un coq chantant et perché sur un faisceau de licteur muni de sa hache. Je me souvins avoir vu sur les estampes françaises éditées en 1849, des emblèmes identiques à Paris ... Depuis dix ans les gouverneurs des Philippines adressèrent à Madrid certains rapports sur ces indices. Ils y développèrent l’hypothèse d’un centre de « pirates aériens » français, se développant sur les hauts plateaux inaccessibles des grandes îles ...
»
 
La vie industrielle
En habit rouge les travailleurs vont, ainsi que les travailleuses. Contre l'entrée des usines il se dresse des portiques admirables où la, sculpture représente les travaux de Vulcain, ceux des kobolds et des gnomes remuant les richesses de la terre avec leurs courtes pelles. Le fracas entendu de loin augmente peu quand on approche des usines. Une savante hydraulique ménage des compressions douces. Le fer s'écrase presque sans  bruit sous les pilons sourds. C'est une mie de feu que pétrit un pouce d'acier. Des ventilateurs entretiennent une température égale. Assis, les ingénieurs règlent l'effort en appuyant sur des touches numérotées. Très peu de charges sont mises aux bras des hommes. Cent pinces; d'acier saisissent les masses et les barres,les élèvent,; les présentent, les eut les jettent, sans le secours humain.
Du sol montent des antennes de métal, des pinces coudées, des griffes articulées, qui œuvrent. Quelques femmes, aux claviers de force, dirigent, d'un pianotage alerte, ces mouvements que prépare dans le. sous-sol un formidable et compliqué mécanisme soumis; aux couvrants dispensées par les touches.. L'énergie court le long des fils; s'élance dans le lacis des courroies rapides,lance des tentacules qui mordent le fer en fusion dans les fourneaux. Point de cris d'hommes, points de clameurs de métal jeté sur le métal. Les jets d'étincelles sautent dans le soleil venu par les verrières
.
 
L'utilisation de l'énergie sexuelle au service de la science
Ces deux cents barbares dans la force et la jeunesse ainsi saturés de désir se trouvent dans l'état où leur nerfs dégagent le plus de volonté. Ils projettent leurs fluides, leur âme, leur vigueur psychique hors d'eux-mêmes. Ils essaient de jaillir hors de leurs corps pour rejoindre les formes du sexe, contraire t; elles les électricités de nom différent quis e projettent aux bouts des pointes afin de s'unir dans la brève joie d'une étincelle bleue.
« Nos savants estiment qu'il en est de même à l'égard de ces sauvages. Leurs fluides volontaires jaillissent des pointes de leurs corps, mains, jambes, bouches, pour tenter de se joindre et de se confondre.
« Si l'hypothèse est justifiable, cette étroite avenue angulaire contient une quantité de force psychique, de fluide humain qui s'accumule invisiblement. L'on peut donc induire qu'une personne saine momentanément baignée dans ce fleuve, attirerait à elle une partie de la force statique, et, neutre, se chargerait des fluides de  noms contraires. Le déneutralisation, en s'opérant, occasionnerait un état tel que, pendant une seconde au moins, le baigneur se trouverait contenir le paroxysme de la force psychique  émise par ces deux cents sauvages. Imaginez un savant, pénétré de l'importance de son problème capital et qui sent très prochaine la solution. Il entre dans cette avenue. Il marche, les yeux fermés, parmi cette accumulation de fluides. Le jeûne, le bain, de préalables copulations, l'ont préparé de manière à ne pas être sexuellement ému. La volonté s'accroîtra donc d'une somme fluidique considérable empruntée à l'atmosphère spéciale. Elle se concentrera plus vigoureusement. Elle dépensera avec plus de puissance un effort centuplé. Il y a mille chances pour que notre penseur trouve dans ce bas-fond la résultante de son problème. 
 
La maîtrise de l'air
Au-dessus de nos têtes les escadres aériennes bruissent en volant les grandes ailes des nefs nous couvrent d'ombre. On les voit qui s'inclinent, qui fendent l'air épais du profil de leur voilure grise. Les chapelets de torpilles luisent sous la passerelle inférieure. Une roue de trois mètres de diamètre tourne à l'arrière avec une vélocité qui fait disparaître l'image des rayons. Ce volant pareil à un halo entoure la singulière apparition lorsqu'elle vous dépasse.
Parties en avant, les escadres aériennes vont bombarder les bois, les villages où l'ennemi se tient. Les infanteries et les cavaleries n'opèrent qu'à la suite pour occuper les positions et achever la victoire. Jusqu'au plus loin, les casques noirs des régiments progressent. Le silence absolu qu'enjoint une rigoureuse discipline ne révèle rien de cette marche.
 
A lire :
Paul Adam, Lettres de Malaisie, Bibliothèque décadente, Editions Séguier, 1996
Paul Adam, Le Conte futur
 
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Philippe Ethuin
 

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