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Trois raisons de lire Sorrowland de Rivers Solomon
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Trois raisons de lire Sorrowland de Rivers Solomon

Disclaimer: l’auteurice Rivers Solomon étant une personne non-binaire, j’utiliserai le pronom neutre « iel » dans cet article ainsi que l’accord inclusif comme le fait également son éditeur. Pour plus d’informations, n’hésitez pas à aller lire la présentation de l’auteurice sur le site des Forges de Vulcain.

Le dernier roman de Rivers Solomon vient d’être traduit par Francis Guévremont et publié aux Éditions Les Forges de Vulcain le 13 mai dernier :

« Vern est enceinte de sept mois et décide de s’échapper de la secte où elle a été élevée. Cachée dans une forêt, elle donne naissance à des jumeaux, et prévoit de les élever loin de l’influence du monde extérieur. Mais, même dans la forêt, Vern reste une proie. Forcée de se battre contre la communauté qui refuse son départ, elle montre une brutalité terrifiante, résultat de changements inexplicables et étranges que son corps traverse. Pour comprendre sa métamorphose et protéger sa petite famille, Vern doit affronter le passé… »

Auteurice de talent abordant des thématiques fortes et engagées, le nom de Rivers Solomon n’est pour autant pas encore très connu en France et c'est bien dommage. La sortie de Sorrowland est l’occasion de plonger dans son univers sombre qui fait réfléchir sur notre société au travers du réalisme magique.

Mais alors, pourquoi lire Sorrowland de Rivers Solomon ? Je vais tenter de vous convaincre avec ces trois (très bonnes) raisons.


Pour découvrir le genre du réalisme magique :

Qu’est-ce que le réalisme magique, ce genre encore peu exploité ou mis en avant en France ?

La notion de « réalisme magique », mise en place en 1925, (…) renvoie à une vision du monde spécifique par rapport aux genres et catégories importées d’Europe, comme le merveilleux, le fantastique ou les divers « réalismes ». Dans le « real maravilloso », l’écrivain tente de défaire le réel auquel il est confronté afin de découvrir ce qu’il y a de mystérieux dans les choses, la vie et les actions humaines. Il n’essaie pas de copier la réalité selon les normes en vigueur, comme les écrivains « réalistes », ni de la transgresser librement comme les surréalistes. Refusant le vraisemblable codé, il tente de capter, de l’intérieur, le mystère palpitant des choses dans une visée à caractère ludique. — définition du Larousse « Dictionnaire mondial des littératures ».

Très bien mais, qu’est-ce que cela implique concrètement dans un roman ?

Souvent illustré par Cent ans de solitude de l’auteur colombien Gabriel Garcia Marquez  (publié en France aux éditions du Seuil), le réalisme magique met en scène des personnages réalistes, dans notre monde. Pas de fantasy, ou de science-fiction à proprement parler ici, mais un jeu sur le vraisemblable et la perception de la réalité pour transmettre, souvent, des messages plus profonds. Tout au long de leurs récits, les auteurs et autrices se lançant dans le réalisme magique vont créer une ambiance que l'on peut qualifiée oppressante, mystérieuse ou même bizarre, mais surtout ambigüe, qui nous pousse à nous demander ce qui est réel, fantasmé ou tout simplement de l’ordre de l’inexplicable. Ils peuvent pour cela inclure quelques éléments du fantastique ou du merveilleux qui ne seront pas forcément expliqués.

Dans Sorrowland, Vern, après sa fuite dans la forêt, se sent tout d’abord traquée par une entité dont l’ombre pèse au-dessus des bois, mais que l’on ne voit jamais. Est-ce seulement de la paranoïa ou la réalité ? Le corps du personnage principal se met ensuite à changer : force surhumaine, exosquelette… Ces changements sont-ils le résultat d’une drogue administrée à Cainland ? Ou Vern sombre-t-elle doucement dans la folie après les traumatismes qu’elle a vécus ?

En parlant de traumatismes, Vern ainsi que les autres habitants de Cainland sont habitués à voir et entendre des sortes de fantômes autour d’eux, surtout lors d’épisodes de terreurs nocturnes. Cette étrange affection est expliquée par le chef de la communauté comme un effet secondaire de la vérité offerte par leur religion et leur retrait du monde. Mais ces visions ne sont-elles pas tout simplement des flashbacks dus à des traumatismes ? Ici, Rivers Solomon utilise cet aspect de son univers et de son réalisme magique pour traiter le sujet du stress post-traumatique. Mais on peut également voir ces passages comme de simples éléments de l’histoire, sans les analyser plus profondément. C’est ça, le réalisme magique.

Pour le soin porté à chaque mot :

Le style de l’auteurice est dense, mais dans le bon sens du terme. Pour avoir discuté avec iel de son écriture fascinante à l’occasion des Imaginales 2022, iel m’a avoué passer un temps fou sur chaque phrase afin qu’elle soit claire, efficace, et qu’elle fasse passer le bon message. Personnellement, j’aime garder à portée de main les phrases qui résonnent en moi lors de mes lectures en les marquant d’un post-it. Je peux vous dire que mon exemplaire de Sorrowland en est couvert du début à la fin !

« Pourquoi est-ce que les Blancs disaient toujours aux Noirs que ça suffisait, avec l’esclavage, qui était aboli depuis cent-cinquante ans, alors qu’eux-mêmes ne s’étaient toujours pas remis de la mort de Jésus, qui avait pourtant eu lieu 1830 ans avant l’Émancipation ? »

Chaque mot à son importance, notamment par rapport aux combats menés par l’auteurice. En effet, Rivers Solomon est très engagé. e pour la représentation LGBT+, celle du handicap, de la neuroatypie ou des différentes communautés ethniques, et cela se ressent jusque dans les mots qu’iel utilise. La justesse du texte face à des sujets difficiles comme les séparatistes noirs ou blancs, la non-binarité et le rapport au corps est indéniable. Jamais l’auteurice ne force le trait ou ne nous fait la morale. L’inclusion n’est pas faite ici qu’au du politiquement correct ou pour faire parler, comme on peut malheureusement le voir dans certains médias aujourd’hui qui cherchent à surfer sur la vague d’une pseudo-tendance. Dans Sorrowland, la personnalité, l’origine, ou l’identité du personnage principal est simplement mise au service du récit.

« Mais même si tu ne la vois pas, il existe d’autres manières d’aimer quelque chose et de le connaître. »

Des mots coups de poing et des images parfois brutales, au service d’une histoire forte et indispensable pour la promotion de la diversité et surtout l’inclusion des communautés noires dans la science-fiction après en avoir été écartés pendant des décennies.

Pour les personnages complexes et atypiques :

Comme je le disais précédemment, Sorrowland, et les autres ouvrages de Rivers Solomon, se donnent entre autres pour mission diversifier l’imaginaire et d’offrir à des communautés marginalisées, la représentation qu’elles méritent. L’auteurice ne s’en cache pas et fait passer des messages d’humanité et de tolérance, notamment à partir de ses personnages.

Dans Sorrowland, les personnages principaux sont donc Vern, une jeune femme noire albinos, malvoyante et rescapée d’une secte séparatiste et en plein questionnement sur son identité de genre et son identité sexuelle (mais genrée au féminin pendant tout le récit), et ses deux enfants Farouche et Hurlant (Howling et Feral, en anglais). Iel-même non binaire, Rivers Solomon les présente donc tous les trois comme de simples êtres humains. Ne cherchez pas à savoir si les jumeaux sont des filles ou des garçons. Ce sont des enfants et c’est tout ce qui compte. Leur personnalité complexe va bien au-delà de leur genre. Leur vision parfois naïve, mais intelligente du monde, due à leur enfance à l’écart de la société, en fait des miroirs des réflexions de l’auteurice et met en avant ce qui devrait être le plus important pour l’humanité — l’amour, la justice, l’égalité et la liberté — pour que chacun s’épanouisse dans la dignité.

Les deux enfants sont mis en opposition avec leur mère, dont les réactions représentent les effets de l’extrémisme sur les individus, quelle qu’en soit la forme. L’auteurice est bien sûr engagée, mais les histoires de ses différents personnages mettent en garde le lecteur : les combats pour la liberté sont nécessaires, mais attention de ne pas tomber dans l’extrémisme. Aussi important et justifié que soit le combat (comme la considération de communautés afro-américaines aux États-Unis ici), personne n’est à l’abri d’aller trop loin et de basculer du mauvais côté.

Pour revenir sur l’importance des mots pour l’auteurice, je voudrais également mentionner qu’à côté de son travail d’écriture, iel est également sensitivity reader, un poste de plus en plus répandu qui consiste à aider les auteurs et autrices à ne pas faire d’erreurs qui pourraient choquer les lecteurs et aller à l’encontre de leur volonté de représentation. Comme pour un texte traitant de sciences pour lequel on vérifierait la véracité des informations, Rivers Solomon agit donc à la manière d’un consultant qui donne son avis éclairé sur un sujet qu’iel maîtrise et vit au quotidien. Pour son roman, il était donc important pour iel d’effectuer le même travail. Iel s’est par exemple renseigné. e sur l’albinisme et les handicaps visuels auprès de personnes concernées pour rendre ses personnages les plus réalistes possible.

Et cela se ressent évidemment dans ses descriptions des mouvements de Vern, Hurlant et Farouche, et de leur histoire qui prend aux tripes et nous emmène dans une réalité dont beaucoup d’entre nous sont très éloignés.

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Pour résumer, Sorrowland a été pour moi une véritable découverte qui me marquera longtemps. Peu habituée au genre du réalisme magique, j’ai pourtant été happée par l’histoire douce-amère de Vern et de ses bébés, et par la violence latente de la réalité qui est leur quotidien. C’est un roman et un. e auteurice que je conseillerai à tous les lecteurs et lectrices en quête de sens.

Je terminerai en reprenant les mots de Rivers Solomon dans sa note introductive au roman :

« J’espère que vous trouverez en ce livre ce dont vous avez besoin, en cet instant précis. »

 

Si Sorrowland vous a convaincu, lisez vite L’Incivilité des fantômes et Les Abysses, les deux autres romans de l’auteurice publiés également aux Forges de Vulcain.

Et pour plonger un peu plus loin dans son univers, découvrez le grand entretien de Rivers Solomon aux Imaginales 2022 ici, et son interview bientôt sur le site ActuSF.

Le réalisme magique vous a charmé, découvrez d'autres romans de ce genre grâce à cette liste des textes disponibles en français sur Babelio ou celle-ci, focalisée plus particulièrement sur les autrices de ce genre littéraire.

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