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Un mois de lecture, Anne Besson - Décembre 2014
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Un mois de lecture, Anne Besson - Décembre 2014

Timothée de Fombelle, Le Livre de Perle, Gallimard Jeunesse :
 
« Les histoires nous inventent » 
Cette phrase, que prononce le narrateur du nouveau roman de Timothée de Fombelle sans plus y insister, résume bien pour moi la nature bien particulière du charme (au sens fort) de cette écriture : exaltation du pouvoir de la fiction bien sûr (nous sommes nos histoires), effet vertigineux du jeu de miroir (ce n’est pas nous qui les inventons, mais l’inverse), et aussi douce impuissance derrière la beauté de ce constat (nous devons les regarder s’écrire, nous ne pouvons guère que leur donner forme).
 
Le Livre de Perle peut apparaitre comme une mise en récit de cette formule, à travers deux destins principaux, deux générations liées par un (tardif) passage de relais, pour préserver et témoigner du peu qui reste de la magie du monde. Un jeune garçon, apprenti photographe, se perd dans les bois ; il y rencontre un vieil homme qui, dans d’innombrables valises, conserve de merveilleux fragments d’autres mondes, en autant de preuves de leur existence. C’est Joshua Perle, qui se souvient avoir été le prince Iliån, amoureux d’Oliå la fée, dans un royaume de conte, avant qu’un sort ne l’en exile radicalement. Son parcours depuis les années 30 dans notre monde (et la guerre, et les persécutions) viendront tout au long de l’ouvrage faire un poignant contre-point aux événements dramatiques se déroulant dans le monde lointain dont Joshua cherche inlassablement le chemin du retour, sans savoir que le miracle n’est pas si loin… C’est un très beau texte, qui se lit d’une traite, porté par une écriture fiévreuse, habitée, qui parvient à insuffler du sense of wonder dans les situations les plus banales. Du coup, les chapitres se déroulant dans l’autre monde m’ont semblé un peu moins réussis, tant on y frôle l’overdose d’intensité, la note d’émerveillement y étant constamment tenue très haut. Timothée de Fombelle atteint en tout cas son objectif : si c’est aux romans qu’il revient d’écrire nos vies, le sien témoigne de manière lumineuse de la possibilité d’y croire encore.
 
Timothée de Fombelle, Le Livre de Perle
 
Morwenna de Jo Walton, Denoël « Lunes d’Encre » : magicienne et fan de SFFF
 
Autre très grand texte de l’année 2014, Morwenna se consacre également à exalter la magie des livres, et entreprend de manière intéressante le même croisement entre les récits merveilleux et le contexte contemporain : mais cette fois, pas d’autres mondes dont conserver les éclats, comme chez Fombelle – seulement les romans de SFFF pour nous rattacher à ce que nous avons perdu : une part essentielle de nous-mêmes. Jo Walton adopte un parti-pris réaliste d’une franche originalité dans un tel contexte ; Morwenna, c’est un peu Harry Potter sans Poudlard : le récit, sous forme de journal intime, des premiers mois, de l’automne 1979 au printemps 1980, d’une adolescente galloise de 13 ans, qui vient de perdre sa sœur jumelle lors d’un combat magique avec leur sorcière de mère, dans le pensionnat anglais où l’envoie une famille paternelle qu’elle connait à peine. Où cette jeune fille à la jambe handicapée, dotée du pouvoir de communiquer avec les esprits de la nature et d’influer magiquement sur le cours des choses, ira-t-elle alors chercher le réconfort  dont elle a tant besoin ? Chez Tolkien et Le Guin, ses préférés (j’approuve !), Zelazny, Niven, Delany, Simak, Sturgeon et tous les autres, bien sûr ! 
 
Qu’une petite magicienne hyperréaliste soit également, peut-être avant tout, une fan d’imaginaire, tel est clairement le coup de génie de ce roman, qui cite et commente un nombre impressionnant de noms et de titres de cette fin des années 70 britannique, parlant directement à notre propre cœur de fans (voir tous les blogs qui se sont consacrés à en recenser les références !), et plus largement à toutes les adolescences solitaires. Les pages consacrées à ce que nous apporte les livres, à l’importance que leur accordent les passionnés et qui peut, à des yeux extérieurs, paraître démesurée (ne pas mourir sans avoir fini Babel 17…), le rôle alors des bibliothèques, librairies, clubs de lecture – pour tout cela, ce roman d’initiation d’une fan de SF, constamment prise au sérieux, est tout à fait formidable et le premier dans son genre. Les livres, et la magie (comment son usage ne peut qu’aliéner au monde), un peu des premiers émois amoureux et des tourments de son corps accidenté, voilà de quoi parle la narratrice :  pudique, voire un peu inapte à l’expression directe de sa sensibilité, comme souvent les grands lecteurs, elle tend à placer ses différentes expériences sur le même plan, à une distance prudente qui lui permet de s’en protéger, si bien qu’on n’a pas le sentiment de toucher vraiment à ce qu’elle vit, à ce qu’elle a perdu (son double, son enfance), à la menace intime que représente sa mère, aux événements qui l’ont menés là – et ça en devient un peu frustrant : les limites de l’entreprise tiennent en effet à la partie surnaturelle de l’intrigue, franchement sous-développée, sans doute volontairement déceptive (une « vraie » magie ne saurait que l’être). C’est la contrepartie du réalisme : on s’amuse davantage dans Harry Potter ! Dans la vie de Morwenna, hors les livres qui certes suffisent bien, il ne se passe pas grand-chose…
 
Morwenna de Jo Walton
 
Lionel Davoust, La Route de la Conquête, éditions Critic : la construction d’un monde 
 
Une nouvelle inédite, ainsi que le court roman qui donne son titre à l’ouvrage (le format de la « novella », bien représenté dans le corpus anglophone, trop peu pratiqué pour des questions pratiques en France), plus quatre nouvelles publiées depuis 2009 et jusqu’ici dispersées : voici l’alléchant contenu de ce recueil, consacré par l’excellent Lionel Davoust à son univers de science-fantasy Evagényre, déjà présent dans La Volonté du Dragon (Critic). Toujours il s’agit de confronter l’Empire d’Arseth, l’énorme supériorité technique et militaire qu’il tire de l’exploitation scientifique des « flux arcaniques », l’absolue certitude morale qu’il tire d’une mission juste, confiée par le Dragon lui-même (« la paix d’Asreth pour la protection du monde »), avec d’autres cultures dont la résistance à toutes tentatives d’assimilation ébranle sa toute-puissance et le sentiment de son bon droit. Soit, dans le désordre chronologique des différents récits, l’Océan Vert et son écosystème parfait, le Hiéral et ses guerriers-mémoires prêts à tout sacrifier pour que demeure un souvenir, la jungle d’Isendra et ses tribus communiant dans le partage des histoires, voire une impensable dissidence interne dressant les uns contre les autres, beaucoup plus tard dans l’histoire de ce monde, dragons et Mekanas (d’immenses armures volantes dotées de conscience). 
 
De très grandes références viennent à l’esprit, que le talent de Davoust ne trahit pas : avant tout l’œuvre d’« anthropologue de l’imaginaire » d’Ursula Le Guin, qui pareillement proposait une réflexion allégorique sur la colonisation et la préservation des cultures  (Le Nom du monde est forêt bien sûr, ou La Vallée de l’éternel retour récemment rééditée chez Mnémos), ou encore le cycle de « La Culture » d’Ian Banks, qui confrontait en de nombreux cas de figure une société ayant atteint le sommet de son évolution aux devoirs qu’elle a dès lors vis-à-vis de ceux qui ne veulent pas de son aide. Ici, les échos que tissent progressivement entre eux les différents textes nous présentent avec subtilité les grandes lignes d’une histoire qui nous est finalement résumée par des « repères chronologiques » - bel exercice de worldbuilidng dont les pièces s’ajoutent les unes aux autres, pour dessiner avec toujours plus de solidité et de profondeur un même univers fictionnel. Ces siècles d’Evagényre étant marqués par une stabilité notable (une mission de conquête qui se poursuit sans fin), quelques redondances se font parfois sensibles dans la lecture continue désormais permise par le regroupement des différents textes ; seule la dernière nouvelle, de façon assumée, ne trouve guère place dans cet ensemble et y tracerait plutôt comme une ligne de fuite. L’exploration en effet est vouée à se poursuivre en 2015, avec un nouveau titre annoncé. 
 
La route de la Conquête de Lionel Davoust
 
Anne Besson

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