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Un mois de lecture, Anne Besson - Février 2016
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Un mois de lecture, Anne Besson - Février 2016

 7 de Tristan Garcia, Gallimard NRF : « romans », au pluriel, dit le sous-titre de ce nouvel ouvrage de Tristan Garcia, auteur né en 1981 et déjà à la tête d’une œuvre romanesque importante, qui a pour particularité de se partager entre une veine réaliste, sociologique (La Meilleure part des hommes, Faber) et des échappées frappantes dans l’imaginaire, pour la fable Mémoires de la jungle ou la SF des Cordelettes de Browser. Grand amateur de séries télévisées, il dirige une collection sur le sujet chez PUF et a écrit sur Buffy ou Six Feet Under. Avec tout ça, ce jeune expert de pop culture est philosophe de formation, et ses essais, du côté de la métaphysique et de la théorie du temps, valent aussi le détour.
 
7 apparait un peu comme la somme de tout cela, ce qui n’est pas rien : 7 romans, donc, ou plutôt 6 nouvelles et une novella, « La Septième » censée rendre compte de la cohérence profonde des six précédentes – avec une intelligence virtuose mais pas totalement convaincante à mon sens. Qu’à cela ne tienne, l’ensemble tient très bien tout seul, avec « La Septième » en clé de voûte qui en reprend tous les thèmes. Les liens se tissent d’eux-mêmes dans l’esprit et la mémoire du lecteur, entre « Hélicéenne » (ce titre !), première nouvelle et ma préférée, sur une drogue qui permet à un moi ancien de réintégrer le corps actuel du sujet (l’ado qu’on a été dans le corps de l’adulte qu’on est devenu), « Les Rouleaux de bois », superbe plongée dans le monde des érudits de la pop musique et beau « what if » en réécrivant l’histoire, « Sanguine », conte en variation sur « La Belle et la Bête », « La Révolution permanente », qui travaille cette fois le motif fantastique du fantôme, « L’Existence des extraterrestres » et « Hémisphères », qui explorent, au présent et dans le futur, deux grands motifs de SF (les ET, donc, et les petits mondes autonomes en isolats). Et « La Septième », magistrale, imagine Un jour sans fin à l’échelle d’une vie !
 
Outre un très bel hommage à de grands motifs qui sont presque des stéréotypes, hantant les genres de l’imaginaire, et que Tristan Garcia revisite avec un mélange de respect et de gourmandise, ce qui relie ainsi les différents récits, c’est un équilibre subtil, toujours sur le fil, entre les différents registres de son œuvre – des peintures de milieu, variées et convaincantes (le dealer d’« Hélicéenne », la presque ex-rock star des « Rouleaux de bois ») et surtout une réflexion continue, profonde, sur le sens de l’identité dans le temps, sur le rôle de la croyance (« L’existence des extraterrestres »), sur l’enjeu des idéologies (« La Révolution permanente »). Un auteur de « littérature générale » qui réussit l’exploit de proposer une variation sur les genres qui donne à rêver et à penser, c’est assez rare pour être applaudi !
 
Hector et les pétrifieurs de temps de Danny Wallace, Gallimard Jeunesse : célèbre humoriste multi-cartes en Angleterre, écrivain, scénariste et depuis peu romancier, Danny Wallace se lance dans la littérature de jeunesse, et c’est une nouvelle réjouissante ! Hector et les pétrifieurs de temps nous attache à un jeune héros sans qualités particulières, Hector, qui vit depuis la disparition mystérieuse de son père, seul avec sa mère et son ado de frère dans la petite ville de Starkley, fameuse pour son manque total d’intérêt. Fort heureusement, on est d’emblée projeté dans un bouleversement de cette routine, et tout ce qui va suivre n’en manquera pas, d’intérêt : soudain, le temps s’arrête autour d’Hector, le postillon du prof reste suspendu en l’air – que faire ? que se passe-t-il ? Les « pauses » se multipliant et devenant plus longues, Danny découvre qu’elles sont le fait de monstres gluants qui enlèvent les adultes avant de, parfois, les rendre devenus agressifs et méchants ; heureusement, il n’est pas seul pour les arrêter ! Rendu plus attrayant encore par une constante inventivité visuelle dans la typographie (encadrés, onomatopées, police plus importante pour les cris, etc.) et la mise en page (fond entièrement noir pour les terreurs nocturnes), le texte se dévore, dosant parfaitement l’humour, omniprésent (mention spéciale pour les membres de la FSP), et l’effroi, loin d’être neutralisé par le fond comique. Le sympathique Hector doit revenir pour d’autres aventures : voilà qui devrait ravir les jeunes lecteurs à partir de 8-9 ans.
 
Port d’Âmes de Lionel Davoust, Critic : nouvel opus du cycle d’Evagényre dont on avait pu lire les fragments rassemblés dans La Route de la conquête fin 2014, Port d’Âmes se situe très loin dans le futur par rapport aux précédents récits, et notamment au dernier du recueil. L’Empire d’Arseth et ses merveilles arcaniques a en effet eu le temps de devenir un sujet de légendes et de foi, objet de récits mythiques réunis dans des livres religieux par les sectes « historicistes ». Et le monde, en proie aux divisions politiques, a régressé à un niveau pré-technologique qui évoque notre Ancien Régime. Pour moi, Port d’Âmes est entièrement un roman sur ce rapport au passé, sur son importance et son poids, pour les individus comme pour les civilisations – comment être fidèle à ce qui nous a fait sans toutefois en être paralysé ou condamné à vivre des rêves déjà périmés ?  Le jeune héros, Rhuys ap Kalédan, est chargé de donner corps et vie à ces grandes questions : à l’âge de 14 ans, héritier d’une noble famille rovelienne, il a dû, pour honorer les dettes familiales contractées auprès d’un usurier, accepter un contrat de servage qui l’a amené à se faire marin pendant 8 ans. Quand le roman débute, il arrive dans la cité d’Aniagrad pour rentrer en possession de son héritage, avec le projet de restaurer le prestige familial et d’honorer la mémoire chérie de son père en s’associant au projet de son vieil ami en exil. Mais une réalité plus complexe et plus sombre va vite brouiller cette première forme de lien au passé comme fidélité et restauration. Elle adopte deux formes essentielles. D’abord la ville d’Aniagrad elle-même, décor unique et labyrinthique du roman : cité d’un commerce absolument libre et d’une administration aux pouvoirs discrets mais totalitaires, elle a pour particularité de bâtir ses immenses tours noires sur des strates urbaines plus anciennes, des souterrains qui furent des rues, étagés sans fin – un passé qu’on recouvre et qu’on oublie, alors même qu’il recèle parfois des reliques merveilleuses des temps anciens ; et puis, grande trouvaille du roman, le « Transfert », procédé par lequel un Vendeur d’Âme cède contre rémunération un morceau de son passé, les sensations intactes d’un moment, qui viennent habiter l’acheteur, lui procurant l’expérience éphémère d’autres vies que la sienne. Fasciné par une Vendeuse à l’aura tragique, Rhuys va entreprendre de s’incorporer les fragments de cette belle âme décidée à l’autodestruction – et donc faire vivre en lui un autre passé, dont sa propriétaire estime qu’il l’empêche littéralement de vivre comme elle le souhaiterait.
 
Il y a bien une intrigue (un mystère lié au consortium auquel Rhuys s’est associé et que, victime de chantage, il est amené à espionner pour le compte de l’Administration), mais l’enjeu du récit tient dans cette problématique abstraite - oublier le passé ou le préserver, bâtir dessus ou le mettre de côté ? Entièrement tourné vers l’arrière, un tel questionnement, même s’il donne lieu à des pages magnifiques, handicape nécessairement tout développement de la tension narrative. Les scènes de course-poursuite qui réapparaissent à intervalles réguliers sont sans doute censées pallier ce problème, mais on continue à s’ennuyer ferme par moments – il n’y a tout simplement pas d’avenir, que ce soit pour la Vendeuse ou pour le héros dans cette ville-là, cette vie-là ; la création artistique, poétique, est la seule porte de sortie possible. Un beau projet donc, tissé de nostalgie, de renoncement,  de réflexion sur l’art et la place du visionnaire, qui aboutit cependant à un résultat par trop contemplatif à mon goût.
 
Retrouvez ici une interview de Lionel Davoust pour Port d'âmes)
 
Une histoire naturelle des dragons, Mémoires, par Lady Trent volume 1, de Mary Brennan, L’Atalante :
 
Joie, bonheur ! Revoilà une héroïne selon mon cœur, et pour tous ceux qui portaient le deuil de Lady Alexia Maccon, l’héroïne du Protectorat de l’Ombrelle de Gail Carriger – Isabelle, Lady Trent, qui évolue elle aussi dans une Europe alternative qui a toutes les caractéristiques de l’époque victorienne (avec seulement d’autres toponymes, et avec des dragons…), en a le charme et la trempe, en un poil moins drôle, en peu plus tragique. Désormais âgée, elle écrit ses mémoires depuis une position qu’on sait être celle d’une exploratrice et chercheuse très reconnue, à l’origine des connaissances désormais partagée sur les dragons, et de pas mal d’autres bouleversements dans la marche du monde. Dans ce premier volume consacré aux débuts de sa carrière de naturaliste, elle raconte comment, petite lady de campagne, fascinée par les dragons, elle a dû mettre sous le boisseau cette passion scandaleuse pour le découpage d’animaux morts, jusqu’à ce que son mariage avec le compréhensif Jacob Camherst lui permette de prendre son envol en réalisant enfin ses rêves. L’essentiel du roman est consacré à leur première expédition, à la découverte des veurs des montagnes de Vystranie, pays inhospitalier qui n’est pas sans évoquer notre Transylvanie. Alors qu’un mystère de plus en plus épais entoure leur séjour dans le village de Drustanev, la téméraire Isabelle ne cesse de déterrer des secrets et de se fourrer dans la gueule du danger. Ses réflexions sur la place faite aux femmes et l’ingéniosité avec laquelle elle contourne ces contraintes sont réjouissantes, et la progression de l’intrigue parfaitement menée pour nous tenir en haleine. De toute façon, de la fantasy victorienne avec pour héroïne une scientifique/exploratrice/spécialiste des dragons, c’était déjà largement assez pour que je sois conquise ! 
 
Anne Besson 
 
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