Les trois romans de ce mois ont été publiés chez Critic et Naos...
Estelle Faye, Les Seigneurs de Bohen, éditions Critic :

Les personnages constituent à coup sûr le point fort de la fresque – la narration s’attache tour à tour aux pas de nombre d’entre eux, et la trajectoire de chacun est passionnante : celle de Maëve, Morguenne des Havres qui, faute d’un plus grand pouvoir (elle maîtrise le sel…), entreprend un dangereux voyage pour sauver son peuple des Vaisseaux Noirs qui menacent les côtes ; celle de Wens, jeune clerc de notaire brutalement condamné à une vie de bagnard, et qui va se réinventer un destin exceptionnel ; celle de Sainte-Etoile (et de Morde, le monstre dans sa tête), qui fuit un passé dévasté et accepte bien vite la mission de surveiller Sorenz, un mystérieux chien de guerre… D’une grande sensualité – l’autrice excelle à faire ressentir le désir entre les personnages, la tension érotique –, le récit est aussi d’une grande liberté, empruntant fréquemment des chemins que l’on n’attendait pas. C’est un peu ce qui fait sa limite : si je me suis laissée porter avec beaucoup de plaisir pendant la grande majorité de l’ouvrage, j’ai parfois été décontenancée par son rythme (les segments consacrés à un personnage peuvent ainsi varier considérablement en longueur, de quelques pages à plusieurs chapitres, ou bien des personnages importants, comme Sigalit, n’apparaitre que tardivement). Notamment, son accélération finale m’a laissée en partie sur ma faim. Même si toutes les quêtes sont menées à leur terme, certaines lignes d’intrigue soigneusement tissées se voient coupées un peu brutalement. En même temps, le propos portant sur l’absurdité des destinées humaines et du devenir collectif, sur le grand cycle de l’impermanence qui toujours recommence, un tel choix d’écriture est bien au service de ce message : la roue tourne, parfois vous montez, mais parfois elle vous écrase au passage…
Lionel Davoust, Les Dieux sauvages 1. La Messagère du ciel, éditions Critic :

Dans ce volume, le contexte, celui d’une fantasy néo-médiévale, est en fait le fruit d’une régression post-apocalyptique – Rhovell se remet doucement d’un désastre qui a détruit l’Empire, dont la technologie hyper-évoluée est devenue une magie chaotique, qui perdure sous la forme de « zones instables » ou Anomalies, sources de mutations brutales. La nation et son peuple deviennent alors l’enjeu d’une lutte entre deux frères rivaux, les Dieux Wer et Aska, qui s’affrontent par l’intermédiaire de leurs Hérauts respectifs. Entre chacun des cinq actes du roman, on suit leurs dialogues – et dans chacun des actes, l’intrigue s’organise selon la technique des personnages-points de vue. Si les suivre successivement offre au lecteur une très vaste perspective d’ensemble, reste qu’un personnage se détache indubitablement : celui de Mériane, jeune femme qui a choisi de quitter la société misogyne et bigote de son village pour vivre parmi les parias de la forêt, la liberté compensant le danger et la solitude. Et c’est elle, la rebelle, qui va se trouver investie de la Voix de Wer, improbable messagère d’une volonté qui n’est pas la sienne. Cette excellente variante de Jeanne d’Arc, on voudrait ne pas la lâcher, et elle écrase un peu les autres personnages à mon sens (j’adore aussi Chunsène et Nehry – les filles en fait !). Tout ce qui relève du « Jeu des Trônes », même si c’est assurément très utile pour la bonne compréhension de ce qui se joue, m’a en revanche moins passionnée. Girl power donc !
Jean-Luc Bizien, L’Appel du dragon, Naos :

Dans la première partie, Le Souffle du dragon, une « élection » qui doit désigner le successeur de l’actuel Empereur-Mage consiste en une terrible épreuve pour les jeunes candidats sélectionnés : traverser un monde souterrain plein de monstres et d’obstacles, pour être le dernier à survivre… Dans la seconde moitié, L’Eveil du dragon, qui se déroule plusieurs années plus tard, une terrible menace vient brutalement mettre un terme au statu quo antérieur, et relance l’action dans le royaume des ténèbres. Dans les deux cas, l’aventure, menée tambour battant et multipliant les combats parfois assez violents, met l’accent sur l’importance de l’entraide et l’aspect délétère de la jalousie, de la méfiance, des rivalités. On reconnait un peu l’esprit qui anime les romans de Pierre Grimbert et son cycle de Ji.
On peut toutefois regretter que le format d’origine, très court, des deux romans ne laisse que peu de place à l’approche psychologique des trois personnages récurrents, qui se réduisent souvent à des silhouettes peu incarnées. Par exemple, Kaylan quitte la ferme parentale au début, en une scène de tension familiale – mais il n’en sera plus jamais question. Ou bien encore, certes, une partie du suspense tient aux mystères qui entourent les intentions de Shaar-Lun ou les sentiments de Sheelba ; mais on n’a tout simplement aucun élément sur lequel s’appuyer pour essayer de deviner quoi que ce soit. Alors, place à l’action !
Anne Besson