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Université de l'imaginaire - Arts et domaines de l’imaginaire, XXe-XXIe siècles
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Université de l'imaginaire - Arts et domaines de l’imaginaire, XXe-XXIe siècles

Philippe Clermont est directeur de l’ESPE d’Alsace et Maître de conférences spécialisé dans la science-fiction littéraire et la littérature de jeunesse (Darwinisme et littérature de science-fiction en 2011, Science-fiction et imaginaires contemporains en 2007 en collaboration avec Francis Berthelot). Patrick Absalon est historien d’art, muséographe et directeur actuel du musée Boucher-de-Perthes d’Abbeville (Dragons : entre science et fiction, 2006, Le Roi Arthur, une légende en devenir, 2008). En 2013, ils ont organisé conjointement à l’Université de Strasbourg le colloque du CERLI consacré aux relations entre les Arts et les domaines de l’imaginaire au XXe et XXIe siècle.

Le dialogue des arts : vieilles lunes et nouveaux espaces

Dans son ouvrage sobrement intitulé Le Dialogue des arts, Gérard Denizeau conclut l’analyse en ces termes :

Pour l’observateur contemporain, il semble qu’il n’y ait plus de terrain ferme en matière d’histoire commune des arts visuels, de la littérature et de la musique, la profusion des théories et la multitude des contributions ruinant apparemment toute illusion quant à la validité et à la légitimité d’un discours de synthèse.1

On ne peut qu’abonder dans le sens décrit ici, au vu, en effet, de la grande diversité des démarches scientifiques visant à comprendre les trames qui se nouent dans le dialogue entre les arts. La recherche apparaît aussi riche que les expressions artistiques elles-mêmes. En outre, chaque discipline, avec les méthodes qui lui sont propres, apporte sa pierre à l’édifice théorique : sémiologie, littérature comparée, histoire de l’art, philosophie, psychologie etc. Ce qui frappe confusément le chercheur à la poursuite d’une synthèse illusoire rejoint l’artiste et l’écrivain qui, naturellement, alimentent leur art respectif à de multiples sources, sans pour autant se poser de question. Dessinant les contours d’une lune inaccessible, « l’histoire commune des arts visuels, de la littérature et de la musique » serait donc, finalement, impossible.

Histoire et théories

Mais c’est en raison de cette impossibilité même qu’il est essentiel de prolonger les investigations, puisque le dialogue est un échange sans fin, même quand il fait place au silence. Il est toujours utile de discuter les évidences. De plus, les interactions entre les arts s’ancrent de manière spécifique dans le temps où elles s’érigent, profitant au passage de la venue de nouveaux médias : à la célèbre formule d’Horace, ut pictura poesis, très commentée pendant toute la période moderne, ou encore à la transposition d’art chère à Théophile Gautier, s’est substituée celle de l’intermédialité - archétype contemporain de l’antique dialogue des arts.

Cette nouvelle approche des relations entre les arts et les médias a en effet pris, depuis une vingtaine d’années, une ampleur inédite. Elle rallie en cela les études d’histoire culturelle, qui incluent, comme le fait par exemple le chercheur allemand Jürgen E. Müller de l’université de Bayreuth2, la télévision, les jeux vidéo, les séries télévisées, la publicité, le cinéma etc., dans une perspective résolument intermédiale mais aussi anthropologique. Une nouvelle voie semble ainsi se tracer entre les recherches fondatrices d’un Claude Lévi-Strauss et la thématologie comparatiste d’un Raymond Trousson par exemple, le premier cherchant à saisir ce qui se passe et se pense quand on lit, écoute et regarde, le second traquant les occurrences d’un thème, de ses usages et de ses significations variées dans les plus petits recoins d’une œuvre écrite ou peinte, peu importe sa « valeur » artistique.

Les nombreuses problématiques que soulèvent les interactions pratiquées en toute conscience par les artistes ont pour effet de désenclaver les catégories, les hiérarchies et les genres. À l’intérieur même de chaque art visuel s’en glisse presque toujours un autre : la peinture dans la sculpture, par exemple. Il n’y a rien d’exceptionnel non plus à ce qu’un poème soit en prose : le concept lumineux de transgénéricité, inventé pour la littérature générale, confesse ainsi qu’il est souhaitable de s’intéresser davantage à « la réalité plurielle et hétérogène des genres » plutôt qu’à leur « pureté » ou à une « rhétorique de l’écart3 ». D’autre part, le concept des « transfictions » pensé par Francis Berthelot4 semble mieux adapté aux littératures de l’imaginaire, en collusion avec la littérature générale.

L’exemple de cet ouvrage nous fournit l’occasion de constater par ailleurs que les études qui ont pour tâche de mettre au jour les structures et les fondements de ces échanges se cantonnent très largement au champ des arts savants, du mainstream et de l’avant-garde. Peu de choses sont dites au sujet des arts populaires, des paralittératures, de l’art brut et des littératures de l’imaginaire, science-fiction, merveilleux, fantastique et autres « mauvais genres » ; les études qui abordent les interactions entre les arts contemporains et lesdites littératures sont relativement nouvelles. Si elles ne font pas nécessairement l’objet de colloques universitaires, ces interactions se dévoilent surtout dans des expositions, musées ou centres d’art, de nombreux artistes actifs aujourd’hui ne se privant pas d’emprunter certains codes esthétiques et certains thèmes typiques à la science-fiction ou au fantastique. Ainsi le Frac Lorraine, pour raviver la mémoire du fameux festival de science-fiction qui se tenait jadis à Metz, a organisé une exposition et des performances autour de ces questions en 2013 et 20145. Une exposition s’était tenue au musée des Arts contemporains au Grand-Hornu en Belgique quelques mois plus tôt, démontrant ainsi la grande richesse d’une recherche artistique6. À Paris en 2008, un itinéraire à travers plusieurs galeries d’art de la Rive gauche tissait un lien entre création contemporaine et histoire ancestrale du conte7, tandis qu’en 2012 à la galerie du Jour Agnès B, une exposition et un ouvrage fort bien illustré s’intéressaient au rétrofuturisme en mettant en abyme les œuvres d’Albert Robida et celles d’artistes contemporains8.

Au Frac Île-de-France en 2011, une monographie expographique des artistes portugais João Maria Gusmão et Pedro Paiva titrée Alien Theory rendait compte avec humour, à travers une série de vidéos, que la quête science-fictionnelle de la vérité invisible pouvait aisément croiser celle d’écrivains comme Alfred van Vogt ou Stanislas Lem. Les manifestations de ce type sont donc devenues monnaie courante dans les galeries d’art, ainsi que dans l’espace public, nouveaux lieux de métissage des imaginaires scientifique et artistique. Rappelons tout de même que c’est à l’initiative de Harald Szeemann que fut pensé l’un des premiers événements en la matière en 1967-1968 : l’exposition de la Kunsthalle de Bern et du musée des Arts décoratifs à Paris intitulée Science-fiction explorait les relations entre art contemporain, cinéma, bande-dessinée et littérature de science-fiction9. Des artistes de nos jours internationalement reconnus y exposaient, tels Robert Malaval, Piotr Kowalski et Martial Raysse10.

La motivation première de telles démarches étant de briser les catégories endogènes et trop souvent hermétiques de la culture traditionnelle et académique, il s’agit bien de rompre avec les hiérarchies que l’art canonique a coutume de s’arroger. Ce goût pour les transpositions et les transferts à la fois esthétiques et sémiotiques, fort ancien, se modifie sans cesse et s’avère, dès la fin du XIXe siècle, un enjeu crucial de la survie de l’art. Aidé en cela par l’invention mallarméenne de l’œuvre ouverte et par le concept wagnérien du Gesamtkunstwerk, renforcé ensuite par les recherches dadaïstes et surréalistes, le dialogue des arts opère dès lors une véritable mutation à l’époque contemporaine. C’est très sûrement au cours des années 1960 et 1970, dans le creuset du Pop Art et de la New Wave, que les relations entre arts visuels, musiques et littératures de l’imaginaire connaissent leur essor le plus décisif. Ce phénomène est en grande partie dû au fait que les artistes et les écrivains se rencontraient vraiment, se liaient d’amitié et collaboraient à des projets communs. Andy Warhol, William Burroughs, Michael Moorcock, Richard Hamilton, Robert Charles Wilson et tant d’autres étaient prompts aux confrontations artistiques en tout genre.

In fine, cette évolution n’est peut-être que la simple affirmation de la liberté d’expression chèrement acquise par les artistes eux-mêmes, car, depuis qu’il est question dans la plupart des religions de mythes et de fin du monde programmée, les artistes et les écrivains continuent de se positionner comme les témoins visionnaires et privilégiés de ce qui est advenu et de ce qui adviendra.

Textes, images

Par définition très enclines à fabriquer des images, voire des visions, les littératures de l’imaginaire s’appuient sur le réel artistique et même sur l’histoire de l’art pour déplacer les signes, créer des contrastes et transporter les médias et les techniques là où on ne les attend pas. Ainsi les références aux arts visuels classiques ne manquent-ils pas dans les romans ou les nouvelles de science-fiction ou de fantasy. Si l’introduction des savoirs et des techniques artistiques n’est évidemment pas l’apanage de ces littératures (la « peinture dans le texte11 » est un topos relativement banal), le fantastique et la science-fiction se plaisent à forger des modèles de détournements et de métamorphoses qui insistent davantage sur l’idée que l’art est bien moins mimésis que mirage et magie, excellents contrepoints à la science12.

Tous les thèmes investis dans les littératures de l’imaginaire, notamment la science-fiction, sont repris par les artistes, qu’ils soient plasticiens ou musiciens. L’utopie, les voyages dans le temps et l’espace, les corps augmentés, les terra-formations et les extra-terrestres captivent et interrogent les créateurs. Parmi les sujets les plus courants émerge celui de l’œuvre d’art par nature figée, qui, dans un effet merveilleux ou fantastique, se voit gonflée de vie, prolongeant ainsi le vieux mythe de Pygmalion. Dans La Cour d’Artus par exemple, l’un des contes fantastiques d’Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, il est question dès les premières lignes du surprenant décor de « sculptures bizarres » et de peintures que compose la salle des marchands de la ville de Dantzig, qui, dans le clair-obscur de la nuit tombée, offre peu à peu au regard les conditions parfaites d’une perception hallucinée du réveil et de l’animation des œuvres :

Des cerfs avec leurs immenses ramures, des chiens haletants et furieux fixent sur vous leurs yeux brillants, et font baisser vos regards ; et la royale statue de marbre, qui s’élève au milieu de l’enceinte, paraît plus imposante par son isolement. Le grand tableau où sont représentés toutes les vertus et tous les vices, portant leurs noms écrits en latin, perd déjà sensiblement de sa moralité13.

Plus près de notre temps, l’écrivaine Anne Duguël raconte l’histoire d’un peintre qui tombe amoureux d’un buste de femme, La Joconde de bronze14, laquelle provoque en lui des visions de peintures nouvelles, qui ne sont que la matérialisation de ses questions inconscientes. La statue, au sourire énigmatique, semble suggérer que le beau est horrible (formule baudelairienne). Elle causera la perte du peintre. Élisabeth Vonarburg imagine quant à elle, dans la nouvelle L’Oiseau de cendres (1981), un instant de la vie du poète Toomas Brendan qui, à l’aide d’une machine stupéfiante comme un second corps, réalise des performances qui sont « la fusion particulière des mots, des sons, des formes, des couleurs15 ». Constatant que la cécité le gagne, en raison de l’usage addictif de cette machine, il est contraint de quitter la Terre pour la planète Pyréa, sur laquelle il rencontre, au bord du grand Rift, une tribu indigène capable de réaliser sans machine, mais au contact direct de la nature et en résonance avec les mythes fondateurs, des effets du même genre. Quand, à travers un rite initiatique, Toomas Brendan comprend que ses dons artistiques sont en lui non dans la technique, il est trop tard. Le renvoi aux arts visuels, dans ce texte comme dans bien d’autres, démontre que la création procède très souvent d’une mise à l’épreuve au cours de laquelle tous les sens sont sollicités, dans un rapport fécond aux synesthésies.

L’écrivain inclassable Jacques Abeille fonde, entre poésie et ethnographie, son Cycle des contrées sur le récit de sociétés imaginaires dans lesquelles l’art et la vie sont en perpétuelle relation. Le premier volume de ce cycle, Les Jardins statuaires, publié en 1982, qui est aussi son premier roman, raconte l’histoire d’une haute caste de jardiniers, lesquels, en lieu et place de semer des graines de légumes ou de fruits, font pousser des statues. Cette étrange activité, qui semble vouloir mettre un terme à la dichotomie nature/culture, révèle en même temps son accointance au monde des images et de l’histoire de l’art :

Quelle révélation ! Douze blocs énormes, écrasants, et prise dans chacun une forme humaine, à des degrés d’ébauche divers, qui se convulsait et dont on ne savait si elle s’efforçait d’échapper à la pierre ou de s’y enfouir à nouveau. On eût dit que la pierre avait voulu figurer aux yeux des hommes par quels spasmes elle devait passer pour se modeler statue. Certains voulurent y voir des esclaves enchaînés, ils pensaient trop vite, je le crains, au titre sous lequel ils eussent vendu les statues si celles-ci étaient parvenues à une maturité dégagée de cette part de terre brute. Pour moi, j’y voyais la concrétion de toutes les passions humaines, cette façon que nous avons d’être mi-partie dehors, mi-partie dedans les choses. Notre engagement à la terre16.

L’auteur fait assez clairement référence aux sculptures de Michel-Ange et au célèbre groupe du Laocoon conservé aux musées du Vatican. Ces chefs-d’œuvre ont fait l’objet d’innombrables gloses sur le thème, précisément, de la transcription des passions. Les statues de ces jardins extraordinaires ont pratiquement toutes formes humaines et servent la métaphore des conditions de l’existence. Cette idée n’est pas en soi très originale, mais l’écrivain y introduit parfois une ekphrasis intertextuelle d’œuvres de sculpture à laquelle pourrait correspondre le style d’un artiste bien précis :

Lentement de terre s’élevaient des représentations d’hommes et de femmes d’une maigreur impressionnante, qui semblaient, quoiqu’elles fussent aussi rigoureusement immobiles que peuvent être des statues, se mouvoir dans un élément où chaque geste ébauché constituait un arrachement. Le modelé aussi de ces statues était singulier : on eût dit que leur chair était constituée de couches de déchirements successifs. En d’autres termes ces statues ne semblaient indéfiniment témoigner que d’une chose : que la vie est un inlassable épuisement17.

Faut-il voir dans cet extrait la description de l’atelier d’Alberto Giacometti, à partir duquel Jean Genet fit un très beau récit ?

Certains romans de Jacques Abeille, qui est aussi peintre, ont été illustrés par François Schuiten, dont Les Jardins statuaires dans une édition parue en 201018. La plume du dessinateur, entièrement trempée dans les contrastes des blancs et des noirs, suggère à la fois par le trait, le surgissement des statues cultivées par les jardiniers et la matérialité de ces étonnantes productions. Le dialogue entre le texte dense et labyrinthique de l’écrivain et l’apparente simplicité des images du dessinateur ne se montre pas de prime abord dans la plus grande transparence. Schuiten, loin de concevoir des illustrations synthétiques, fait miroiter au contraire le cadre mystérieux du roman, mystère dont témoignent les nombreuses questions que se pose le récitant tout au long de son aventure.

Plus largement, les couvertures illustrées, créations originales d’artistes ou de dessinateurs de bande dessinée est une des spécialités marquantes de l’édition de romans de science-fiction ou de fantasy. On pense à John Howe pour les textes de J. R. R. Tolkien19, ou encore à Caza pour ceux de Jack Vance et de Roger Zelazny20. Le seuil du texte que représente la première de couverture, avec le titre et l’image, outre l’appartenance revendiquée aux genres des paralittératures – valable également pour les romans d’aventures et les romans policiers de la fin du XIXe siècle –, mise sur le choc visuel propre à définir l’identité du roman. L’iconographie a d’ailleurs souvent quelque chose de symbolique et même, parfois, d’hypnotique. Le regard est convoqué entièrement : soit l’image suscite l’admiration, l’absorption, soit le rejet. L’illustration, hormis le fait qu’elle a pour mission de faire vendre l’ouvrage, installe ce qui se présente comme une somme de codes, que seule la lecture du texte permettra de débrouiller parfaitement.

L’image et le texte intimement liés se repèrent dans l’objet livre depuis des siècles, mais, traditionnellement, c’est l’image qui est au service du texte. Au XXe siècle se réinvente le livre d’artiste, qui tente d’établir l’équilibre entre le texte et l’image, ou bien encore une littérature d’art alliant compositions visuelles nouvelles et textes aux typographies étudiées, en particulier dans le domaine de la poésie. Yves Peyré parle d’ailleurs dans ce cas de « livre de dialogue21 » plutôt que de livre illustré. Pour ce qui concerne les littératures de l’imaginaire, ce phénomène est tout aussi important et même fondamental, puisqu’il se déploie dans les magazines, les fanzines et la bande dessinée, très largement diffusés. Pour peu qu’à ces supports soient associés des films, des jeux vidéo et de la musique, avec l’idée de créer un tout cohérent, on assiste alors à la mise en œuvre d’une expérimentation multimédia, qui a pour conséquence de produire une véritable « immersion fictionnelle22 ».

Immersions multimédiatiques

Si, dans l’histoire de l’art, le collage et la notion de hasard ont contribué à renouveler considérablement le monde des images dès le milieu du XIXe siècle, ces pratiques artistiques, parfois concomitantes, se cristallisent aujourd’hui dans la tridimensionnalité du numérique et dans la sérendipité de l’Internet. Textes, images, sons s’enchevêtrent dans le Web 2.0 et bientôt 3.0 de manière aléatoire et illimitée. Les artistes contemporains qui travaillent dans et avec ces nouveaux matériaux (les médias deviennent en effet des matières) côtoient ceux qui continuent de manier le pinceau ou le ciseau. Dans les galeries d’art et les musées, l’œuvre exposée par un artiste multimédia prend la forme compliquée de l’installation, dont les dimensions sont souvent hors des proportions humaines. On est bien au cœur de l’« immersion fictionnelle ». Une œuvre comme Clos Quand Apparu de Julien Crépieux est pour l’occasion assez emblématique. Montrée pour la première fois à la galerie Jérôme Poggi à Paris puis au Carré d’art à Nîmes en 2013-2014, l’œuvre est constituée de deux grands écrans en vis-à-vis diffusant d’un côté un film réalisé à deux caméras où l’on voit un acteur ou une actrice lisant à voix haute le poème de Mallarmé Un coup de dé jamais n’abolira le hasard, de l’autre un diaporama d’images préalablement glanées en ligne, correspondant chacune à chacun des mots du poème que le moteur de recherche a fait apparaître sur l’écran d’ordinateur de l’artiste (l’écran a remplacé la palette). Prononcés par le récitant dans la première vidéo, les mots du poème trouvent leur écho simultanément dans les images projetées en face, qui se succèdent à la vitesse de la récitation. Crépieux a toutefois organisé son installation de manière à ce que le spectateur ne puisse jamais avoir une vue d’ensemble des deux projections. Seule la voix de l’acteur fait le lien. L’intermédialité atteint ici un degré peu banal en situant le spectateur dans une sorte d’intermédiaire, entre la liberté poétique et fictionnelle portée par le texte de Mallarmé, singulièrement humaine, et la vision d’images automatiques sans rapport les unes avec les autres, collectées par la machine Internet.

Dans un autre registre, l’auteur compositeur et interprète français Yoann Lemoine, dont le nom de scène, Woodkid, porte déjà en soi une partie de son programme artistique, a fait paraître en 2013 son premier opus sous la forme d’un livre illustré par Jillian Tamaki et accompagné de compositions musicales, le tout portant le titre The Golden Age23. Les chansons de Woodkid – les lyrics sont en anglais, la musique mêle orchestrations symphoniques et électroniques – évoquent l’histoire d’un tout jeune garçon de bois qui, au travers d’expériences liées à l’amour, à l’émancipation et à la spiritualité, cherche à se solidifier dans la pierre pour mieux affronter la perte et la mort. The Golden Age, l’Âge d’or, mythe clé des littératures de l’imaginaire, joue sur le registre du tiraillement entre désir de grandir et nostalgie de l’enfance. Ce qui traverse ainsi l’œuvre de Lemoine est la question de la métamorphose que la nature, dans toutes ses composantes (biologique, chimique, physique), exécute de façon irrémédiable, mais aussi tyrannique. Le texte, les images et la musique, rassemblés dans un objet livre aux dimensions d’un CDrom audio et recouvert d’un tissu noir frappé de deux clés (le « blason » de Woodkid), ont été précédés de vidéos visibles dans un premier temps, et uniquement, sur Internet. L’un des clips musicaux, Iron, a été réalisé par Woodkid lui-même : petit film en noir et blanc, Iron se nourrit dans ses formes de l’imagerie de la fantasy, et dans sa structure du jeu vidéo, empruntant à ce dernier média l’isométrie des formes et les travellings plongeants. Cependant, le clip est presque entièrement rendu au ralenti, slow motion, qui lui donne un caractère profondément cinématographique. Le travail de Woodkid porte bien ici, dans son intermédialité complexe, le sceau d’un art total dans la lignée de Wagner.

Citons pour finir le travail de l’artiste internationale née à Strasbourg Dominique Gonzalez-Foerster, TH.2058. L’œuvre est une installation absolument gigantesque, qui prit place dans le hall central appelé « Turbine Hall » – d’où le TH du titre – de la Tate Modern de Londres en 2008-2009. L’histoire se passe en 2058 et équivaut à un récit post-apocalyptique. Les explications de l’artiste, qu’il convient de citer dans leur quasi intégralité, sont les suivantes :

Il pleut sans cesse à Londres – pas un jour, pas une heure sans pluie, un déluge qui a duré des années et a changé la façon dont les gens voyagent, leurs vêtements, leurs loisirs, leur imaginaire et leurs désirs. Ils rêvent d’infinis déserts arides.

Cette inondation continuelle a eu un effet étrange sur les sculptures urbaines. Se développant comme l’érosion et la rouille, elles ont commencé à croître comme des plantes tropicales géantes assoiffées, à devenir toujours plus monumentales. Afin de contrôler cette prolifération organique, il a été décidé de les enfermer dans la Turbine Hall, entourées par les centaines de lits qui abritent – le jour et la nuit – les hommes de la pluie.
Un écran géant montre un film étrange, qui s’apparente plus à du cinéma expérimental qu’à un film de science-fiction. Des extraits de Solaris, Fahrenheit 451 et de La Planète des Singes voisinent dans ce montage avec des séquences plus abstraites, comme L’œil sauvage de Johanna Vaude, mais aussi des images du film de Chris Marker, La Jetée. Serait-il possible que ce soit le dernier film ?
Dans ce dortoir sont entreposés des livres sauvés de l’humidité et traités pour protéger leurs pages de la moisissure et de la désagrégation. Sur chacun des 200 lits il y a toujours au moins un livre, par exemple The Drowned World de J.G. Ballard, Vurt de Jeff Noon, The Man in the High Castle de Philip K. Dick, mais aussi Fictions de Jorge Luis Borges, et 2666 de Roberto Bolaño.
Sur l’un des lits, caché parmi les sculptures géantes, une radio solitaire diffuse péniblement une bossa nova de 1958. Le dortoir, les livres, les images du film, les œuvres d'art et la musique produisent une étrange atmosphère rappelant un film de Jean-Luc Godard, citation empruntée pour un scénario de catastrophe.
Les musées ont été fermés pendant des années à cause des infiltrations d’eau et du niveau élevé d’humidité. Dans le grand logement collectif qu’est devenu le Turbine Hall un montage fantastique et hétérogène s’est développé, mêlant sculpture, littérature, musique, cinéma, gens endormis et rideaux de pluie24.

Dans ce descriptif, on reconnaît bien entendu les traces du Déluge biblique, ou encore du Londres tel que le décrit J. G. Ballard dans Le Monde englouti (The Drowned World, 1964), que cite précisément l’artiste. Mais il est difficile, à partir de cet extrait, de rendre compte de l’installation de l’artiste dans sa globalité. Voilà probablement tout le problème que pose le dialogue des arts aujourd’hui.

Conclusion : subjectivités en mouvement

L’un des facteurs essentiels du renouvellement des transferts artistiques contemporains, qui demanderait à lui seul une étude poussée, se situe dans la place occupée dorénavant par le public. Les œuvres participatives, évolutives, qu’elles soient visuelles, écrites ou sonores, sont ouvertes à toutes les combinaisons25. Le public n’est plus passif ni béat devant l’œuvre, qu’il se devait de digérer dans une sorte de mélancolie intérieure : il contribue, avec son corps tout entier et sa parole, à la marche en avant de la création artistique et littéraire. Pour les tenants d’une politique culturelle qui voudrait maintenir le statut de l’œuvre comme close sur elle-même, l’approche intermédiale pose évidemment problème.

Si l’« immersion fictionnelle » pouvait faire craindre le pire quant à une dilution en son sein des idées et des formes, elle soulève surtout un nouveau paradoxe : laissant l’œuvre ouverte à la polysémie, elle replace l’artiste-auteur d’une part et le lecteur-regardeur-auditeur d’autre part au cœur de la création, phénomène qui s’apparenterait, peut-être, à un nouvel humanisme. Bien que les médias et leurs ramifications semblent tout recouvrir, le moteur essentiel de cette éventuelle submersion n’en demeure pas moins l’humain et sa subjectivité. Le champ des possibles est dorénavant infini…

Jean-François Robic, qui a longtemps enseigné à l’Université de Strasbourg, y a organisé un séminaire doctoral sur les questions de migrations artistiques. Publiés en 2011, les actes de ces travaux collectifs montrent la richesse d’une science en devenir et répondent, d’une certaine façon, à la conclusion à laquelle était arrivé Gérard Denizeau citée au début de ce texte :

Pourquoi ne pas décrire comment elle [l’intermédialité] se constitue dans les objets plutôt que de la définir, ne serait-ce que dans un principe de migrance (si l’on me permet ce néologisme) donc de laisser la notion ouverte à toutes ses possibilités repérables actuelles ou futures26.

Et d’ajouter, un peu plus loin :

Aussi doit-on comprendre l’intermédialité comme une forme d’instabilité, non pas comprise comme un filtre sur la connaissance mais comme un outil de compréhension de la complexité du monde27.

L’intermédialité est donc un concept mouvant. De surcroît, il contient en lui un état ontologique qu’on peine encore à mesurer : y a-t-il dans chacun des médias entremêlés une portée critique, et même autocritique, de la notion même de média ?

1. Gérard Denizeau, Le Dialogue des arts : architecture, peinture, sculpture, littérature, musique, Paris, Larousse, « Comprendre, reconnaître », 2008, p. 236.

2. Voir Jürgen E. Müller, Intermedialität: Formen moderner kultureller Kommukation, Münster, Modus Publ., « Film und Medien in der Diskussion », 1996.

3. Dominique Moncond’huy et Henri Scepi, « Avant-propos », p. 7-11 in Dominique Moncond’huy et Henri Scepi (dir.), Les Genres de travers : littérature et trangénéricité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « La Licorne », 2008 (p. 10).

4. Francis Berthelot, op. cit., p. 19-59.

5. Frac (Fonds régional d’art contemporain). Les expositions portaient le titre : Si ce monde vous déplaît.

6. Denis Gielen, S.F. Art, science et fiction, catalogue de l’exposition, Musée des Arts contemporains au Grand-Hornu, Hornu : MAC’s, 2012.

7. Voir Il était une fois [Le Parcours Saint-Germain 2008], Paris, Beaux-arts de Paris/CulturesFrance, 2008.

8. Voir Futur antérieur : perfect future, archéomodernisme, rétrofuturisme, steampunk, Marseille, Le Mot et le Reste, Paris, Galerie du Jour Agnès B, 2012.

9. Voir à ce sujet Isabelle Limousin, « L’exposition des Arts décoratifs (1967-1968) », in les Dieux cachés de la science-fiction française et francophone (1950-2010), Eidôlon n°111, Presses universitaires de Bordeaux, 2014, p.73-83.

10. Voir Union centrale des arts décoratifs, Science-fiction, du 28 novembre 1967 au 26 février 1968, Musée des arts décoratifs, Paris, Paris, Musée des arts décoratifs, 1967.

11. Voir Bernard Vouilloux, La Peinture dans le texte : XVIIIe-XXe siècles, Paris, CNRS éditions, 1995.

12. Voir Francis Berthelot, Bibliothèque de l’Entre-Mondes : guide de lecture, les transfictions, Paris, Gallimard, « Folio SF », 2005, p. 43-47.

13. Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, Contes fantastiques, 2, traduits de l’allemand par Adolphe Loève-Veimars, Paris, Flammarion, « G.F. 358 », 1980, p. 255.

14. Anne Duguël, Le chien qui rit, Paris, Denoël, « Présence du fantastique », 1995, p. 89-96.

15. Élisabeth Vonarburg, Janus, Paris, Denoël, « Présence du futur », 1984, p. 14.

16. Jacques Abeille, Les Jardins statuaires, Paris, Flammarion, 1982, p. 68.

17. Ibid., p. 103.

18. Jacques Abeille, Les Jardins statuaires, Paris, Flammarion, 1982.

19. Voir John Howe : sur les terres de Tolkien, exposition à la Médiathèque de l’agglomération troyenne, Épernay, Office régional culturel de Champagne-Ardenne, Nantes, L’Atalante, 2002.

20. Voir Caza, De métal et de chair. 100 illustrations pour « J’ai lu SF », Sèvres, La Sirène, 1994, p. 60-62 et p. 86-87. – Pour l’édition de 1989 de L’Île des Morts de Zelazny, Caza reprend la composition et le thème du célèbre tableau d’Arnold Böcklin, L’Île des Morts (1880-1886), conservé au Museum der bildenden Künste de Leipzig.

21. Yves Peyré, Peinture et poésie : le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001, p. 6.

22. Bernard Guelton, « Repérer et jouer la fiction entre deux médias », p. 11-27 in Bernard Guelton (dir.), Images et récits : la fiction à l’épreuve de l’intermédialité, Paris, L’Harmattan, « Ouverture philosophique. Série Esthétique », 2013 (p. 16-17).

23. Voir Woodkid, The Golden Age, écrit par Katarzyna Jerzak et Yoann Lemoine, illustré par Jillian Tamaki, Paris, Green United Music, PIAS France (distr.), 2013.

24. Extrait de la note d’intention de Dominique Gonzalez-Foerster, consultable en ligne (dernière consultation le 17 novembre 2014).

25. Voir Jean-Yves Bosseur, L’Œuvre ouverte, d’un art à l’autre, Paris, Minerve, 2013, p. 153-169.

26. Jean-François Robic, « Introduction », p. 7-15 in Jean-François Robic (dir.), Intermédialité : partage et migrations artistiques, Strasbourg, Université de Strasbourg, « Cahiers recherche », 2011 (p. 9). L’auteur a souligné.

27. Ibid., p. 12. L’auteur a souligné.

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