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Université de l'imaginaire - Stelarc et la posthumanité
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Université de l'imaginaire - Stelarc et la posthumanité

Isabelle Périer (†), ancienne élève de l’ENS-LSH, agrégée de lettres classiques et docteur en littérature comparée, était enseignante en lycée et chercheuse spécialisée dans les genres de l’imaginaire et le jeu de rôle. Elle était autrice de jeux de rôle, éditrice au Département des Sombres Projets et co-rédactrice en chef de Jeu de Rôle Magazine.

Stelarc et la posthumanité

Stelarc est né le 19 juin 1946 à Chypre sous le nom Stelios Arcadiou. Après une formation aux Arts et Métiers à l’Université de Melbourne, il se tourne vers le body art et l’art de la performance. Il a accompli plus d’une dizaine de résidences d’artiste et reçu de nombreux prix tout au long de sa carrière. Pour le moment, il occupe une chaire en Art de la Performance dans l’école d’art de la Brunel University à Londres et il est attaché au laboratoire de l’Université de Sydney. Lorsqu’il n’est pas en voyage, Stelarc vit en effet en Australie.
Lorsque l’on examine les performances de Stelarc et son travail sur le corps, on peut légitimement s’interroger sur sa relation avec le genre de la science-fiction. Or, en parcourant ses textes et ses interviews, on peut rapidement constater qu’il n’y est que très rarement question de science-fiction et que cette dernière est surtout mentionnée pour servir de modèle aux fantasmes technophiles que peut évoquer son travail et qu’il s’empresse toujours de repousser. Mais surtout, lors d’une interview pour Readersvoice, la question d’une inspiration science-fictionnelle née d’auteurs comme Asimov ou Dick ou encore du genre du cyberpunk, lui a été posée1. Stelarc a répondu qu’il avait lu ces auteurs dans sa jeunesse mais qu’il n’en avait que peu de souvenirs. De plus, il passe sous silence une quelconque inspiration cyberpunk pour invoquer bien davantage des lectures à propos de la robotique, des sciences cognitives ou de la philosophie postmoderne.
C’est face à ce paradoxe que nous aimerions étudier étudier l’œuvre de Stelarc et ses interprétations, afin de mettre en lumière tous ses points de contact possibles avec la science-fiction et notamment le cyberpunk, pour être en mesure de mieux déterminer leurs rapports réciproques.

(Photo : Andy Miah)

Stelarc est tout d’abord très connu pour ses affirmations sur l’obsolescence du corps. C’est l’un des sens qu’il donne à son travail sur les suspensions qui ont constitué une première phase de performances entre 1976 et 1988. Il a ainsi réalisé vingt-cinq suspensions avec des crochets insérés dans sa peau. Dans ses commentaires, Stelarc insiste sur la fragilité et l’obsolescence du corps ainsi malmené : « Les performances de suspension explorent les paramètres psychologiques et physiologiques du corps2. » Ainsi, dans City Suspension, il a été suspendu à soixante mètres de haut à Copenhague et a bougé autour et au-dessus du Théâtre Royal pendant plusieurs heures. De même Street Suspension a été l’occasion de se suspendre au-dessus des rues de New York et la performance a été interrompue par l’arrivée de la police. Stelarc commente ainsi son travail : « Rétrospectivement, ces performances étaient une stratégie destinée à épuiser physiquement le corps, exposant ainsi son obsolescence3. » Amelia Jones, dans son article nommé « Stelarc’s technological “transcendence” / Stelarc’s wet body4 », a souligné que toutes les suspensions de l’artiste étaient, en quelque sorte « la concrétisation du fantasme science-fictionnel du corps comme viande » (meat). Mais Stelarc insiste également sur le fait que sa démarche n’est pas chronologique : si les suspensions étaient destinées à montrer les limites du corps, d’autres performances comme Third Hand étaient simultanément destinées à montrer comment il est possible d’amplifier et d’améliorer le corps5. Car la piste principale du travail de Stelarc est celle d’une amélioration du corps : si le corps biologique tel que nous le connaissons est obsolète, il s’agit de l’améliorer et d’amplifier ses possibilités grâce à la technologie. Cette piste prend différentes directions qui sont autant de possibilités ouvertes par les nouvelles technologies, qu’elles soient robotiques, informatiques ou biologiques.
Stelarc utilise la robotique dans des performances comme Exoskeleton ou encore Hexapod. L’Exoskeleton est une machine constituée de six jambes activées pneumatiquement et construite pour le corps. La machine peut avancer devant, derrière ou sur les côtés, voire tourner sur place. Le corps est positionné sur une table capable de tourner autour de son axe. Il est recouvert d’un exosquelette sur le haut du corps et sur les bras. Le bras gauche possède un manipulateur qui constitue une extension pneumatique dotée d’une liberté de 11°. Il a forme humaine mais possède d’autres fonctions additionnelles : il peut fermer et ouvrir les doigts, s’agripper et les doigts peuvent fléchir individuellement. Le corps active la machine marchante en bougeant les bras et différents gestes peuvent provoquer différents mouvements6. L’Hexapod est une machine activée par les variations de poids du corps et les mouvements du torse : il est possible de marcher, de changer de mode de locomotion, de moduler son rythme et sa vitesse, voire de changer de direction. Ici, le corps devient le corps de la machine. Il s’agit bien d’explorer un type d’amplification corporelle par la machine7.

Erasure Zone: Obsolete, Absent & Invaded Bodies | Stelarc | Virtual Futures 1995 par Virtual Futures

Stelarc fait également appel aux techniques de manipulation du vivant afin de sculpter sa chair. C’est tout le propos d’Extra Ear et d’Extra Ear on Arm : Stelarc avait d’abord envisagé de positionner son Extra Ear près de son oreille naturelle. Toutefois, pour des raisons médicales, ce positionnement a été abandonné. Ainsi, l’oreille reconstituée a été placée sur son bras : c’est une reproduction miniature de l’oreille de l’artiste, conçue grâce à la chirurgie. Stelarc lui destine différentes fonctions dont, notamment, celle non pas d’entendre mais d’émettre des bruits. Par des manipulations informatiques, l’oreille pourrait émettre des sons audibles par n’importe quel passant à proximité. Stelarc a également voulu en faire un organe perceptif qui augmente les sons qui l’environnent en permettant à chacun de les entendre sur Internet via une connexion Bluetooth. De plus, certains modèles d’Extra Ear ¼ Scale ont déjà été créés et exposés en mai 2003. Stelarc les considère comme « une forme de vie partielle qui attend de devenir une prothèse du corps8. » Ces projets pourraient bien être complétés par Partial Head qui consiste à créer non seulement une oreille artificielle mais d’autres répliques miniatures du visage de l’artiste : une bouche, un nez et un œil. Partial Head constituerait un portrait partiel de l’artiste, en fragments, semi-vivant, mais pas tout à fait humain. Ainsi Stelarc travaille-t-il sur ce qu’il nomme des « architectures anatomiques alternatives9 ».
La troisième piste de travail de Stelarc est celle de l’informatique, des mondes virtuels et de l’intelligence artificielle. Ainsi, le projet Prosthetic Head reprend la problématique de l’Intelligence Artificielle. Il s’agit d’une tête artificielle animée et programmée avec une large base de données. Cet avatar en trois dimensions de Stelarc parle en bougeant les lèvres, possède de nombreuses expressions faciales et se meut lorsqu’il dialogue avec ses interlocuteurs. Il possède des senseurs qui lui permettent de reconnaître la présence et la position des corps physiques qui l’approchent. Il doit être capable d’analyser le ton et l’état émotionnel de son interlocuteur. Stelarc pose ainsi le problème de l’intelligence artificielle et du test de Turing, tout en le reliant à ses propres problématiques : « Tout comme le corps physique a été exposé comme inadéquat, vide et involontaire, simultanément, l’ECA (Embodied Conversational Agent) devient séduisant grâce à sa troublante simulation de reconnaissance en temps réel et à sa capacité de réponse10. » Ainsi, l’ECA possède une large base de données et maîtrise des stratégies conversationnelles, ce qui lui permet de répondre à la personne qui l’interroge sur n’importe quelle question, qu’elle soit personnelle ou philosophique. Elle peut même être créative : elle récite ses propres poèmes et génère des chansons. Elle reconnaît la personne à laquelle elle s’adresse et dispose d’un large répertoire d’histoires et de plaisanteries11. Stelarc a également investi l’espace virtuel de Second Life en y proposant des performances de son avatar. Sa réflexion sur l’avatar s’intéresse également à l’incorporation d’une Intelligence Artificielle dans un corps machinique voire biologique : Movatar permet à une entité informatique de s’emparer d’un corps humain et de s’en servir en usant du corps de son hôte grâce à un appareillage de stimulation musculaire. Jane Goodall, dans son article nommé « The Will to Evolve », a défini ainsi le dispositif : « Ainsi le corps devient un hôte pour l’action d’une intelligence artificielle – une prothèse permettant à une entité virtuelle d’agir12. » Dans cet ordre d’idée, Stelarc imagine une I.A. capable d’agir sur le monde réel en différents endroits avec une multiplicité de corps physiques.
Ainsi, l’esthétique de Stelarc et les moyens technologiques dont il s’empare semblent bien tout droit sortis d’un imaginaire science-fictionnel alliant à la fois informatique, mondes virtuels, robotique et manipulation du vivant. Mais si ces performances usent de moyens technologiques faisant référence à la science, elles n’en servent pas moins un dessein artistique que Stelarc définit ainsi : « Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de tenir un discours académique ou théorique sur les idées liées à la notion d’interface ; ce qui m’importe, c’est de me brancher directement, d’étendre mon corps avec des systèmes cybernétiques et de voir ce qu’il peut réellement faire13. » Il considère ainsi l’art comme un espace d’expériences sur le monde et sur l’homme, ce qui explique sa préférence pour les performances. Pour lui, « l’art est une stratégie pour comprendre le monde, ce n’est pas qu’un artisanat réalisant des images bien léchée destinées aux musées14. » Et pour ceux qui l’interrogent sur les liens entre l’art et la science, il définit ainsi les domaines de ces deux disciplines : « Selon moi, l’art pose des questions, bien plus que l’approche scientifique qui essaie de répondre aux questions. Ainsi, je pense que l’art est intéressant quand il génère plus de questions que de réponses. L’art devrait être une interprétation instable du monde qui ouvre sur d’autres appropriations et d’autres directions conduisant à l’inattendu15. » Ainsi, l’art chez Stelarc est une manière de poser des questions sur le monde et sur l’humain : la dimension réflexive est au cœur de son travail, comme nous allons le voir.

D’abord, Stelarc développe un certain nombre de figures symboliques afin d’éclairer son travail sur le corps, ses modifications et son augmentation. Dans l’un de ses textes, nommé Zombies & Cyborgs. The Cadaver, the Comatose & the Chimera, qui résume par son seul titre les figures symboliques sur lesquelles l’artiste s’appuie afin d’élaborer sa réflexion, il définit ainsi le Zombie et le Cyborg : « Un Zombie est un corps qui fonctionne involontairement, qui n’a pas d’esprit propre. Un Cyborg est un système humain-machine de plus en plus automatisé. Il y a toujours eu une peur de l’involontaire et de l’automatisé. Du Zombie et du Cyborg. Mais nous avons peur de ce que nous avons toujours été et de ce que nous sommes déjà devenus16. » Beaucoup d’ouvrages contemporains, qui réfléchissent notamment à la place de la technologie dans la société et dans ses rapports avec l’humain et la cyberculture17, insistent sur cette idée que les technologies avec lesquelles nous interagissons tous les jours sont déjà, en quelque sorte, des prothèses. Peu importe qu’elles soient internes ou externes : nous ne saurions plus vraiment vivre sans. L’exemple des smartphones est le plus évident. Ainsi, comme le remarque Stelarc, nous sommes déjà tous des cyborgs. Dans l’un de ses autres textes nommé Excess and Indifference. Alternate Body Architectures, Stelarc dresse une longue liste des manipulations que la science et la médecine sont désormais en mesure d’effectuer sur le corps humain, pour combattre la maladie ou le handicap, l’améliorer ou prolonger la vie : prothèses, greffes, bio-ingénierie, procréation assistée, manipulation des cellules souches, respirateurs artificiels, corps cryogénisés… Il insiste sur le brouillage des frontières entre le vivant et le non-vivant, le biologique et le mécanique, l’intérieur et l’extérieur, comme a pu le faire Donna Haraway dans son Cyborg Manifesto18. Imaginant que les imprimantes moléculaires en 3D pourraient « imprimer » des organes, il nomme notre époque « l’âge des Organes Sans Corps ». Et il insiste dans la plupart de ses textes et de ses interviews sur le fait qu’il ne s’agit pas de fantasmes ou de science-fiction posthumaine, il s’agit bien de la réalité : l’implantation d’un cœur artificiel n’est plus une idée science-fictionnelle, c’est une réalité appartenant au présent19. De même, dans son ouvrage sur le cyberpunk et la cyberculture20, Dani Cavallaro souligne le fait que le cyborg n’est pas qu’une créature imaginaire et que beaucoup de corps humains sont désormais cybernétiques à différents degrés, qu’ils soient augmentés par des prothèses ou immergés dans des systèmes d’information cybernétiques. Elle cite ainsi Mentor et Figueroa-Sarriera : « Quiconque possède un organe, un membre ou une augmentation artificielle (comme un pace-maker [sic]), quiconque est reprogrammé pour résister à la maladie (immunisé) ou drogué pour penser / se comporter / ou se sentir mieux (pharmacopsychologie) est techniquement un cyborg21 ». Elle cite également Katherine Hayles qui pointe le fait « qu’environ 10% de la population actuelle des États-Unis [puisse] être considérée comme cyborg techniquement parlant, en incluant les gens possédant un pacemaker, des articulations artificielles, des systèmes de produits pharmaceutiques implantés, des lentilles et de la peau artificielle. Elle conclut sur le fait qu’avec l’existence de la chirurgie esthétique, des biotechnologies, et de l’ingénierie génétique, il n’existe plus de réel « corps pur » de toute technologie dans le monde dans lequel nous vivons.
Mais Stelarc fait également référence aux figures symboliques du cadavre, du comateux et de la chimère et explicite leur utilisation dans son discours par une formule saisissante, que je citerai en anglais pour des raisons de clarté : « The dead, the near-dead, the un-dead and the yet to be born now exist simultaneously. This is the age of the Cadaver, the Comatose and the Chimera22. » Il définit ainsi ce qu’il entend par Chimère : « La chimère est un corps qui fonctionne en lien avec différentes réalités. Un corps biologique, technologiquement augmenté et fonctionnant à distance avec des systèmes virtuels. La chimère est une incarnation alternative23. » La chimère de Stelarc est un cyborg, à savoir un être à la fois biologique et mécanique relié à une autre réalité, celle d’Internet et des mondes numériques.
Stelarc utilise ainsi des figures d’assimilation qui appartiennent au domaine de l’imaginaire : un imaginaire relevant du Zombie, du Cadavre et du Comateux, qui tend à marquer le corps comme un objet sans esprit ou sans volonté et à insister sur sa dimension physique et mécanique ; et un imaginaire du Cyborg et de la Chimère proche de celui du cyberpunk où la thématique de l’hybridation est centrale. Hybridation du réel et du virtuel, de l’esprit et du corps, de l’informatique et du biologique, du mécanique et de l’informatique, du mécanique et du biologique. À partir de ces figures symboliques, nous allons suivre les pistes de réflexion ouvertes par l’œuvre de Stelarc.

La première piste d’exploration de Stelarc est celle d’une extension des possibilités humaines par la technologie. Il s’appuie sur le paradoxe selon lequel la prothèse est, originellement, le remède à un manque et le retourne afin de montrer qu’une prothèse peut simplement devenir une augmentation de l’humain. Après avoir constaté que « le corps est obsolète », Stelarc explore les possibilités d’améliorer l’humain. Par exemple, la performance nommée Ampified Body, Laser Eyes and Third Hand était une démonstration de cette théorie de la prothèse en tant que supplément à l’humain. Stelarc développe son idée dans de nombreuses interviews : pour lui, le corps est une structure en évolution. Il part du principe que l’homme a travaillé plus de deux mille ans sur sa psyché sans générer de réel changement. Il pense qu’une nouvelle philosophie ne peut naître que d’un nouveau corps, car en changeant le corps humain, on change sa façon de percevoir et d’appréhender le monde : on change donc sa philosophie. Il s’inscrit dans une conception mouvante de la nature humaine, qui n’est ni fixe, ni finie, ni absolue et se place dans la perspective de ce que Gilbert Hottois nomme les transcendances opératoires, c’est-à-dire les idéologies qui pensent que pour changer l’humain et le transcender, il faut modifier son corps et non plus s’appuyer sur le symbolique et le langage :

Une conviction sous-tend cet imaginaire de la transcendance technique […] : l’esprit, dont nous n’avons d’autre expérience que dépendant des cerveaux humains en communication, ne pourra continuer de se développer que s’il prend appui sur des interventions, des refontes, des dé-re-constructions des corps et des cerveaux humains sans commune mesure avec les programmations et reprogrammations symboliques traditionnellement rendues possibles par l’outil du langage24.

Stelarc spécule donc sur la manière dont on peut avoir envie de redessiner son corps, de le changer et de le modifier. Il pense non seulement à l’informatique et aux machines qui sont bien plus précises, plus puissantes et plus rapides que le corps, mais également à la place de l’homme dans la conquête de l’espace. Il pose la question de la manière dont un corps peut fonctionner dans un paysage de machines et dans le vide spatial : « En d’autres termes, nous ne pouvons continuer à concevoir une technologie s’adaptant au corps car cette technologie commence à usurper et à dépasser le corps. Peut-être est-il temps de concevoir le corps afin qu’il soit à la hauteur de ses machines25. » Il évoque par exemple la possibilité d’intégrer des systèmes de détection infrahumains pour changer notre spectre de perception26.
L’une des pistes de questionnement et d’expérimentation de Stelarc est également celle des rapports entre le corps et l’esprit. L’idée d’un corps dissocié de l’esprit qui le meut a donné naissance à son questionnement sur ce qu’il nomme « the fractal flesh » (la chair fractale) ou « the split body » (le corps fragmenté). Il cherche à tester l’hypothèse et la possibilité d’une vigilance, d’une perception et d’une volonté d’action qui peut être répartie dans plusieurs corps ou dans plusieurs morceaux de corps en différents endroits. Il s’agit de créer une entité dispatchée dans l’espace mais reliée électriquement, notamment par le réseau cybernétique que constitue Internet. Cette question du corps multiple ne doit pas être comprise comme une relation maître-esclave mais bien comme réseau en boucle qui fonctionne selon le principe du feedback27. Ainsi, le corps se meut, mais ce n’est pas l’esprit qui a initié le mouvement et ce dernier n’est pas produit par une contraction volontaire des muscles : « Ce corps physique fragmenté peut avoir un bras qui bouge involontairement (agi à distance par un agent inconnu), pendant que son autre bras est augmenté par la prothèse d’un exosquelette pour fonctionner avec une très grande compétence et une vitesse extrême. Un corps capable d’incorporer un tel type de mouvement de moment en moment apparaîtrait comme un pur mouvement machinique fonctionnant sans mémoire ni désir28. » Avec Fractal Flesh, Stelarc était situé au Luxembourg mais son corps était mû par une machine reliée par Internet à Paris, Hambourg et Helsinki. En touchant ses muscles sur le modèle informatique, les spectateurs étaient ainsi capables, à distance, de le faire bouger, sans aucune volonté de sa part. Le même type d’expérience a été effectué avec Split Body : Voltage-In / Voltage Out ou Stimbod qui effectuent une stimulation musculaire par le biais d’un écran tactile. Il s’agit ici de construire un corps avec une physiologie clivée, qui opère avec de multiples agents et de vivre l’expérience d’un corps automatisé, absent et étranger29. Stelarc pose la question de la possibilité de telles expériences sans traumatisme pour le sujet (qu’il soit corps et / ou esprit) : « Le corps est-il capable de tenir le coup face à de telles expériences d’extrême absence et d’action étrangère sans se retrouver submergé par des peurs métaphysiques dépassées et par son obsession de l’individualité et de la liberté d’action30 ? » Ici encore, Stelarc pousse les conséquences des révolutions technologiques qui nous entourent en explorant les possibles métaphysiques qu’elles nous ouvrent. Cette dissociation entre corps et esprit, si prégnante dans le cyberpunk, est ici redoublée par les expériences menées avec le monde de l’information. Stelarc souligne que ce monde cybernétique dans lequel nous vivons rend obsolète le modèle philosophique d’un corps biologique conduit par un « moi » qui en serait l’agent, c’est-à-dire le modèle platonicien ou cartésien. Il s’intéresse davantage à ce qui se passe entre les gens dans l’espace social. Car pour lui, le corps ne s’oppose pas à l’esprit : « Pour moi, le corps est ce tout physiologique, phénoménologique et cérébral qui interagit avec le monde, avec d’autres corps et est augmenté par la technologie31. » Ainsi Stelarc, après avoir exploré le corps divisé et la chair fragmentée, s’est livré à des expériences sur les interactions entre une « intelligence artificielle » et un corps biologique, à savoir le sien. Dans Extended Arm, son bras gauche est contrôlé par un ordinateur et n’est plus soumis à la volonté de l’artiste. L’ordinateur génère des signaux pour stimuler le système musculaire et le bras se meut involontairement et continument pendant plusieurs heures tandis que le bras droit contrôle un bras mécanique, très long à la manière des primates. Nous avons également déjà vu que Movatar était une tentative pour laisser un avatar informatique utiliser un corps humain.
Une autre piste de réflexion est également celle de la fin de la distinction entre l’intérieur et l’extérieur. La fin de cette distinction s’exprime surtout avec la problématique de la peau : la peau n’est plus une frontière. Selon Stelarc, la peau a longtemps été considérée comme une surface et une interface, une limite pour l’âme et le « moi » qu’il s’agit désormais d’abattre. C’est le propos de la performance nommée Stomach Sculpture. Il s’agit d’un petit engin en titane, acier, argent et or de 50 mm de long et de 15 mm de diamètre, de la taille d’un poing lorsqu’elle est ouverte. Elle est avalée et guidée jusqu’à l’estomac. Une fois positionnée, elle se déploie et émet son et lumière. Un certain nombre d’entretiens insistent sur le danger d’une telle performance : la sculpture doit être insérée très lentement et l’artiste doit toujours être à cinq minutes d’un hôpital au cas où se produirait la rupture d’un organe interne. En outre, le processus est très contraignant : Stelarc a dû vider son estomac en jeûnant pendant environ huit heures et faire installer une pompe stomacale pour évacuer les fluides. Toutefois, certains problèmes ont eu lieu avec la salive : il a fallu retirer la sculpture plusieurs fois. Et deux jours d’insertion ont été nécessaires pour produire quinze minutes de vidéo. Le but de Stelarc est ici de montrer que la distinction entre l’intérieur et l’extérieur n’a plus cours : sa statue, objet d’art à dimension publique, est positionnée à l’intérieur de lui-même. Ainsi le corps n’est plus le contenant d’un « moi » mais bien un « corps creux » qui abrite non pas un esprit mais une simple sculpture32. Stelarc insiste sur cette dimension du « corps creux » : « Je me suis avancé au-delà de la peau en tant que barrière. La peau n’est plus désormais synonyme de fermeture. J’ai voulu rompre la surface du corps, pénétrer la peau. Avec la sculpture stomacale, j’ai placé une œuvre d’art à l’intérieur du corps. Le corps devient creux et n’opère plus de distinction significative entre les espaces publics, privés et physiologiques. Le corps creux devient un hôte, pas pour un “moi” ou pour une âme, mais simplement pour une sculpture33. » Cette question de la disparition d’une limite claire du corps par rapport à la technique est régulièrement soulevée par les recherches récentes s’occupant des relations entre l’organisme biologique humain et la technologie34.
Ce corps creux peut notamment être l’hôte de la technologie afin d’améliorer l’humain, comme nous l’avons évoqué plus tôt avec la figure du cyborg . Ce thème, se trouve doublé d’une piste de réflexion de Stelarc sur les nanotechnologies qui permettraient à la fois de percevoir différemment le monde mais également de placer le corps recolonisé par ces micro-organismes sous un véritable système de surveillance protégeant la santé du corps qui les abrite. Ce rêve d’un corps amplifié, en meilleure santé et surveillé par les nanomachines est d’ailleurs celui du courant du transhumanisme auquel on associe généralement Stelarc.
Derrière toutes ces thématiques de la transformation du corps et donc de l’esprit, se dessine en effet une définition de l’humain. Plus qu’une rêverie sur des images ou des figures symboliques, le transhumanisme de Stelarc s’enracine dans une conception de l’homme comme homo faber. En effet, pour Stelarc, la technologie fait partie de l’humain : « La technologie a toujours été associée au développement du corps durant l’évolution. La technologie est ce qui définit l’être humain. Elle n’est pas une sorte d’objet étranger et hostile, elle est une partie de notre nature humaine. Elle construit notre nature humaine. Nous ne devrions pas éprouver de peur à la Franskenstein à l’idée d’in-corporer de la technologie dans notre organisme et nous ne devrions pas considérer notre relation à la technologie d’un œil faustien – en pensant que nous sommes, en quelque sorte, en train de vendre notre âme en utilisant ces énergies interdites35. » On retrouve dans les propos de Stelarc deux des trois figures mythiques de l’éthique scientifique définies par Dominique Lecourt dans son ouvrage Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique36. En les rejetant comme d’antiques croyances quasiment religieuses et en tout cas objectivement injustifiables, Stelarc s’oppose consciemment aux idéologies technophobes pour se positionner dans un courant technophile proche du transhumanisme, qui affirme que l’homme doit se déterminer lui-même et devenir maître de son évolution afin de s’améliorer. Ainsi pour lui, être humain, ce n’est pas avoir un corps de chair, mais bien être un homo faber, c’est-à-dire être en mesure d’évoluer et de se fabriquer soi-même. Être humain, c’est en quelque sorte ne plus rester humain37.
Enfin, cette définition de l’humain et cette recherche d’un corps toujours plus performant et plus adapté à son environnement, dût-il être machinique, n’est pas sans rappeler le fantasme du « corps pur » que l’on retrouve fréquemment dans le cyberpunk et qui s’oppose à la chair, à la viande du corps organique, the meat. Voici comment Dani Cavallaro définit ce corps pur : « Le cyborg présente un corps clos, net, dur, ajusté et stérile. Il offre l’idéal d’un corps qui ne mange pas, ne boit pas, ne pleure pas, ne sue pas, n’urine pas, ne défèque pas, n’a pas de menstruations, n’éjacule pas : un corps qui ne souffre d’aucune maladie et qui ne meurt pas. Ce corps puritain sans sécrétions et sans excès incarne un fantasme d’omnipotence. Les parties mécaniques qui remplacent les parties anatomiques ordinaires sont supposées augmenter le potentiel de puissance du corps et désavouer son association avec sa défectueuse matérialité38. » Or c’est autour de ce corps pur et idéal que se construit la conception du corps de Stelarc qui pourrait bien culminer avec celui de l’avatar numérique. Son texte nommé The Cadaver, the Comatose & the Chimera : Alternate Anatomical Architecture39 finit ainsi : « En conclusion, le royaume du post-humain pourrait bien ne plus résider dans le royaume des corps et des machines mais bien plutôt dans le royaume d’entités autonomes, intelligentes et opérationnelles se nourrissant d’Internet et des media électroniques. Les corps et les machines sont pesants, ils fonctionnent avec frottements et poids à cause de la gravité. Les avatars fonctionnent avec fluidité et à la vitesse de la lumière. Les images sont éternelles. Les avatars n’ont pas d’organes. » C’est bien la puissance d’êtres immatériels car numériques et virtuels que Stelarc souligne ici. Leur supériorité reposerait sur leur fluidité et leur rapidité, leur immortalité et leur absence de matérialité. L’avatar numérique, ultime aboutissement d’un tel corps « pur », est encore un lieu de rencontre entre l’art de Stelarc, les thèmes du cyberpunk et les idées transhumanistes, puisqu’il s’agit de l’aboutissement de l’uploading qui permettrait à l’humanité de sauvegarder numériquement sa psyché et donc d’atteindre une forme d’immortalité40 et de perfection.

(Photo : Cea +)

Pour conclure, il nous faut maintenant interpréter cette parenté visuelle et philosophique entre l’œuvre de Stelarc et la science-fiction, et tout particulièrement le cyberpunk. Ce qu’avance Stelarc n’est en rien différent des allégations d’auteurs comme Sterling lors qu’il observait que « les cyberpunks [étaient] peut-être la première génération de SF à grandir non seulement dans la tradition littéraire de la science-fiction mais bien dans un véritable monde science-fictionnel41 » ou encore Ballard dans sa préface à Crash constatant que « le futur a cessé d’exister, dévoré par le vorace présent. Nous avons », ajoute-t-il, « annexé le futur au présent, comme s’il n’était que l’une des nombreuses alternatives ouvertes devant nous42. » Ces constats sont les mêmes que celui de Stelarc : ce que l’on a longtemps considéré comme le futur, et donc le cadre ordinaire de la science-fiction, est déjà arrivé, il n’est plus que notre présent. Stelarc insiste sur le fait que nous sommes déjà des cyborgs, que les greffes et les implants ne relèvent plus du domaine de la science-fiction mais bien de la réalité du quotidien. Ainsi, si Stelarc et les auteurs de science-fiction, et notamment de cyberpunk, n’ont pas de filiation directe, ils sont deux formes d’émanation de notre technoculture. Nous avons déjà évoqué la conception de l’art de Stelarc : l’art doit poser des questions et faire l’expérience de notre futur. C’est ainsi que Roger Bozetto définit la littérature de science-fiction, en citant lui-même Robert Heinlein : « La SF explore ou construit à sa façon, dans l’imaginaire, les rapports qu’entretient l’humanité, occidentale en premier lieu, avec un environnement technologique, médiatique et même psychique, issu de découvertes réelles ou supposées. Elle contribue à un travail d’apprivoisement mental du futur, et même du présent, grâce à de nouvelles métaphores empruntées aux technologies nouvelles, et initie à notre technoculture. Ainsi, il est vraisemblable que “dans une période de changements soudains, les amateurs de science-fiction sont mieux préparés à faire face au futur que les gens ordinaires, parce qu’ils croient au changement” (Robert Heinlein43). » Stelarc, à sa manière et par le moyen du body art et de ses performances, « initie à notre technoculture » et nous prépare à faire face au futur en expérimentant le changement sur son propre corps.

1. Simon Sandall, Readersvoice, 2003 [en ligne] [consulté le 22 juillet 2017]

2. Stelarc, « The Cadaver, the Comatose & the Chimera: Alternate Anatomical Architectures », 2009 [en ligne] [consulté le 22 juillet 2017] (toutes les citations de Stelarc dans cet article relèvent de ma traduction).

3. Ibidem.

4. Amelia Jones, « Stelarc’s technological “transcendence” / Stelarc’s wet body » in Stelarc, the monograph, Marquart Smith (éd.), Cambridge, the MIT Press, 2005, p. 104.

5. CTheory (Paolo Atzori and Kirk Woolford), « Extended-Body: Interview with Stelarc », début des années 1990 [en ligne] [consulté le 22 juillet 2017]

6. Stelarc, « ZOMBIES & CYBORGS. The Cadaver, the Comatose & the Chimera », 2009 [en ligne] [consulté le 18 mai 2014]

7. Ibid.

8. Ibid., p6.

9. Ibid., p5.

10. Ibid.

11. Stelarc, « The Cadaver, the Comatose & the Chimera: Alternate Anatomical Architectures », op. cit.

12. Jane Goodhall, « The Will to evolve », in Stelarc, the monograph, ed. Marquard Smith, Cambridge, the MIT Press, 2005, p. 22.

13. CTheory, « Extended-Body: Interview with Stelarc », op. cit.l

14. Institute for New Culture Technologies, « An interview with Stelarc », op. cit.

15. Serena Cangiano, « Stelarc’s Extrabody: The Technologic Chimera », in Digimag, 2009 [en ligne] [consulté le 22 juillet 2017]

16. Stelarc, « ZOMBIES & CYBORGS. The Cadaver, the Comatose & the Chimera », op. cit., p. 2.

17. Dani Cavallaro, Cyberpunk and Cyberculture: Science Fiction and the Work of William Gibson, Athlone Press, 2000, p. 51.n

18. Haraway Donna, « A Cyborg manifesto. Science, technology and socialist-feminism in the late twentieth century » in Simians, Cyborgs and Women: the Reinvention of Nature, New York, Routledge, 1991, p. 149-181. ([en ligne] [consulté le 22 juillet 2017]

19. Institute for New Culture Technologies, « An interview with Stelarc », op. cit.

20. Dani Cavallaro, op. cit.

21. Dani Cavallaro, op. cit., p46.

22. Stelarc, « ZOMBIES & CYBORGS. The Cadaver, the Comatose & the Chimera », op. cit., p. 8.

23. Ibid.

24. Gilbert Hottois, « Transcendances symboliques et techniques » in Philosophie et science-fiction, Gilbert Hottois (éd.), Paris, Vrin, 2000, p. 142.

25. CTheory, « Extended-Body: Interview with Stelarc », op. cit.

26. Ibid.

27. « feedback-loops of alternate awareness, agency and of split physiology » selon les termes de Stelarc (« ZOMBIES & CYBORGS. The Cadaver, the Comatose & the Chimera », op. cit., p. 2).

28. Ibid., p3.

29. « Automated, absent and alien », ibid.

30. Ibid.

31. Institute for New Culture Technologies, « An interview with Stelarc », op. cit.

32. Stelarc, « The Cadaver, the Comatose & the Chimera: Alternate Anatomical Architectures », op. cit.

33. Ibid.

34. Dani Cavallaro, op. cit., p. 72.

35. CTheory, « Extended-Body: Interview with Stelarc », op. cit.

36. Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique, Tours, Synthélabo Groupe, « Les empêcheurs de penser en rond », 1996.

37. Institute for New Culture Technologies, « An interview with Stelarc », op. cit.

38. Dani Cavallaro, op. cit., p. 47.

39. Stelarc, « The Cadaver, the Comatose & the Chimera: Alternate Anatomical Architectures », op. cit.

40. Voir Ray Kurzweil, The Singularity Is Near. When humans transcend biology, New York, Viking, 2005, Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Hachette Littératures, 2009 ou encore Bruce Benderson, Transhumain, Paris, Payot, 2010.

41. Dani Cavallaro, op. cit., p. XI.

42. Dani Cavallaro, op. cit., p. 6.

43. Roger Bozzetto, La Science-fiction, Paris, Armand Colin, 2007, p. 11.

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