- le  
Université de l'imaginaire - Bob Eggleton : Visionnaire des Espaces Intersidéraux
Commenter

Université de l'imaginaire - Bob Eggleton : Visionnaire des Espaces Intersidéraux

Thierry Jandrok et Bob Eggleton

Thierry Jandrok est docteur en psychologie et psychanalyste. En dehors de ses activités cliniques, il a déjà publié soixantaine d'articles dans des revues et des ouvrages thématiques à propos de psychologie, de psychanalyse, mais aussi et surtout de science-fiction, de fantastique et de dark fantasy. En marge de ces travaux, il a également publié trois monographies dont Tueurs en série : les labyrinthes de la chair (2009) ainsi que le diptyque de la Société Décors (2014) chez Rouge Profond, ainsi qu'une fiction dans Malpertuis VI ( 2015). En octobre 2018, il publie sa première nouvelle en langue anglaise dans Birthing Monsters : Frankenstein's Cabinet Of Curiosities and Cruelties chez Fireblog Publishing. Actuellement, il se consacre à des études sur les fictions criminelles dont les premières seront prochainement publiées chez Garnier.

Bob Eggleton : Visionnaire des Espaces Intersidéraux

Cette étude concerne l’œuvre d’un peintre contemporain, Bob Eggleton1, avec lequel je me suis lié d’amitié il y a plus de vingt-six ans. Dans ce cadre, nous allons tenter de rendre compte d’une partie de son œuvre consacrée à ce qu’il nomme les paysages spatiaux (space landscapes). Ces derniers constituent l’un de ses thèmes les plus personnels. Ils évoquent l’évasion, la solitude et la beauté éternelle de l’univers2. Ces paysages forment l’un des courants de ses œuvres spatiales qui se partagent entre les visions inspirées par la conquête spatiale, la science-fiction3 et la représentation de formations stellaires lointaines. Plus proche de nous, Bob Eggleton se consacre également à des sujets fantastiques traditionnels4, la composition de paysages mythologiques, de créatures préhistoriques et de dragons5 dont le fameux Godzilla. Dans les années quatre-vingt, ses œuvres étaient souvent composées à l’aérographe. Au début des années deux mille, en revanche, il est revenu à la peinture à l’huile avec parfois l’addition d’acrylique.6

Bob Eggleton est essentiellement un illustrateur. Il est l’auteur de centaines d’œuvres dont certaines illustrèrent des romans, des nouvelles, parfois également des couvertures de magazines spécialisés tant dans le registre de la science-fiction, de l’horreur et de la fantasy. Il a reçu de nombreux prix pour ses œuvres dont le Hugo (huit fois dont un pour son livre Greetings from Earth en 2001), le Chelsey Award en 2006 et le Locus Award pour le meilleur artiste de l’année en 2001 et 2003.

Avant d’entrer dans le paysage, revenons sur quelques jalons biographiques. Bob Eggleton est né le 13 septembre 1959 dans le Massachussetts. Il est le cadet d’une fratrie de deux. Bob évoque rarement son enfance dont il conserve de douloureux souvenirs. En revanche, il parle beaucoup plus aisément de l’amour que lui portaient ses parents et de leur soutien au fil de son existence afin de reconnaître et cultiver son art. Dès sa troisième année, ils reconnurent en lui un talent certain pour le dessin et les couleurs. L’enfant débuta avec des craies et des pastels. Son père profita du temps que Bob passait à la maison pendant ses périodes d’ennui et de dépression infantile pour l’introduire au dessin sur tableau noir. Le petit artiste en herbe y réagit avec ferveur.
Au fil des années, le jeune dessinateur passa des pastels aux crayons, puis au stylo, à l’aérographe et au pinceau. En 1979, alors qu’il avait 20 ans, ses parents l’envoyèrent dans une école d’art afin qu’il y obtienne un diplôme académique. A cette occasion le jeune Eggleton découvrit que l’art dit « moderne » alors enseigné n’avait pas forcément d’origine, qu’il n’était référencé à aucun passé pictural.
Or pour Bob, l’art contemporain n’existe qu’en tant qu’extension, prolongement du passé. Dégoûté, il abandonna ses études d’art dans les semaines qui suivirent son inscription et repartit, en autodidacte, et parce qu’il aimait ça, dans l’étude des techniques de la peinture du XVIIIe et XIXe siècle. Par la même occasion, il trouva un emploi de vendeur dans un magasin de fournitures d’art situé à quelques pas d’une autre école d’art très prisée. De ses rencontres avec les étudiants qui se rendaient au magasin, Bob glana de nombreuses techniques et procédés. De plus, le fait qu’il y travaillait lui permis de s’acheter son matériel à meilleur marché.
Sa carrière professionnelle commence véritablement en 1983. Elle se poursuit jusqu’à aujourd’hui avec un succès certain tant auprès du public que des grands et des petits éditeurs. Au début de sa carrière Bob travailla beaucoup avec la peinture acrylique, la gouache et l’aérographe. Ce qui ne l’empêcha pas de se mesurer à ses maîtres en les copiant. Cette première grande période se termina au début des années quatre-vingt-dix, lorsqu’il se rendit compte que ses poumons étouffaient dans les couleurs qu’il avait respirées des années durant. C’est alors que techniquement plus assuré, il prit le parti de retravailler avec de la peinture à l’huile accommodée d’acryliques dans ses « œuvres sidérales ».
Bob Eggleton travaille ou a travaillé avec les éditions Baen, Bantam, Tor, Subterranean Press, les magazines Analog, Asimov Science-Fiction, Fantasy and SF et Monsters of Filmland7

Il a illustré des romans de science-fiction et d’horreur, des anthologies ainsi que des films tels que Sphere (la scène du voyage dans le trou noir) et Jimmy Neutron. Pendant les années quatre-vingt, on racontait que les couvertures qu’il avait faites pour la série des Necroscope de Brian Lumley participèrent grandement au succès des livres.8

Les modèles artistiques de Bob Eggleton sont dans le désordre : Turner, John « Mad » Martin, Böcklin, Delacroix, Constable, Reynolds, Gainsborough, Gustave Doré, Caspar David Friedrich, Frederic E. Church… Ce qui inspire Bob chez tous ces peintres tient essentiellement à la dramatisation des paysages avec des accents du côté du romantisme noir. Que ce soit dans l’ombre ou la lumière, ses toiles explorent les profondeurs du cœur et la nuit de l’ignorance. Son usage des couleurs rend compte de la puissance des objets célestes. Son esthétisme est une constante quête entre la puissance et l’équilibre. Il met en scène le calme dans l’inexorable comme le silence de la musique des sphères.

Selon lui, l’art spatial n’est rien d’autre « qu’une réinterprétation contemporaine des maîtres du passé ». La modernité de l’art spatial ne tient pas à son aspect contemporain, mais bien plus à ses liens avec un imaginaire romantique, empreint d’indicibles émotions. Bob ne se considère pas comme un illustrateur, ou plus noblement comme un Peintre ou un Artiste (maudit ou non). Il se présente comme un artiste peintre, sans ostentation ni fierté déplacée. Son désir est de répondre au mieux aux commandes qui lui sont faites, car il désire vivre de son art. Il vend ses œuvres par internet où lors des conventions auxquelles il se rend afin de montrer son travail. Pour Bob, c’est la demande qui donne le ton de l’œuvre, son intention, son émotion également. Cependant, il se fait une règle de ne jamais répondre à la lettre de la demande. Il l’interprète, la travaille en fonction de nombreux facteurs artistiques. De façon générale, il récuse l’idée de l’art pour l’art, de la création gratuite d’un passe-temps qui, finalement, mépriserait, l’adresse même de cet art ; le public et les mécènes individuels ou institutionnels. « Le grand art n’est jamais sérieux, dit-il. D’ailleurs, il court une rumeur selon laquelle la Mona Lisa était un autoportrait de Da Vinci déguisé en femme ; d’où ce sourire énigmatique qui ferait appel à la sagacité du spectateur. »

Tout en gardant à l’esprit les thèmes et la technique des peintres du XIXe siècle, Bob est « movievore ». Il adore le cinéma, notamment les films qui ont marqué sa génération tels que les films post cataclysmiques japonais comme Godzilla et les Kaijus remis au goût du jour par Pacific Rim de Del Toro (2013). Il est également passionné par la préhistoire et le Moyen Âge. Bob a été très marqué par 2001 l’Odyssée de l’espace (1968). Il fut questionné par Silent Runing de Douglas Trumbull (1972), et contaminé par Le mystère Andromède de Robert Wise (1971). Comme de nombreux enfants de sa génération, il est également un grand lecteur de science-fiction et de littérature fantastique, avec un faible pour Lovecraft et le gothique américain.
De façon générale, Bob Eggleton s’intéresse à toutes les fictions qui mettent en scène la rencontre, conflictuelle ou non, entre l’homme et la nature, l’homme et l’immensité du réel. Pour lui, selon une modalité somme toute très nord-américaine, tout est question d’échelles, de perspectives, d’équilibres. Il ne s’agit pas forcément pour lui de s’identifier à un peintre SF hard science, mais de créer une situation plausible inspirée de faits scientifiques. C’est ainsi qu’il est parfois accusé de manquer de rigueur.
C’est justement dans ce hiatus entre les faits observés et son interprétation qu’il travaille le mieux. En cela, sa démarche est très proche d’un Gaspard Friedrich ou d’un Kubrick qui, à leur façon, ont mis en scène le lien paradoxal du sujet avec le réel et les émotions que ces rencontres font naître chez le spectateur.

Je vois d’abord la composition, dit-il, et je la dessine très vite au crayon. Au début, c’est très abstrait. La composition peut trouver son équilibre avec une planète, une lune ou une étoile, il suffit d’un simple élément. Je cherche à créer une abstraction dans l’amoncellement des détails sans pour autant viser la métaphore. De toute façon, la peinture est toujours la partie essentielle de l’œuvre. Elle est le terreau de l’œuvre finale. Certains critiques d’art endimanchés pensent que je cherche avant tout un sens à ce que je fais. Ils se méprennent lourdement. Je leur joue un tour ! Ils croient voir de la science-fiction, une image cosmique reflétant imparfaitement bien sûr une réalité astronomique. En fait, ma peinture est une œuvre abstraite. Tous mes sujets sont autant de parties de ma subjectivité. C’est un peu comme une humeur ou une émotion quand on passe de l’une à l’autre. A ce propos, j’ai fait une série de peintures martiennes. Elles sont fortement inspirées par les photos émises par Viking et plus récemment par Curiosity. En réalité, je tente d’exprimer à travers ces représentations une certaine nostalgie de la planète dont nous nous souvenons culturellement et que nous pensons effectivement avoir vu. Dans le fond, il me semble témoigner d’une mémoire collective du futur.

D’autres œuvres prennent leur source dans les photos de Hubble, d’autres encore dans celles émises par les sondes Pioneer ou Cassini. L’essentiel est de créer, je cite : « une œuvre visuelle qui stimule l’imagination », plus que de beaux discours sur le sens intrinsèque porté par l’œuvre.
L’art spatial de Bob Eggleton ne se revendique donc pas de la science ou de la science-fiction, mais bien d’une démarche artistique traditionnelle qui interprète et réinterprète les visions de son époque. Les paysages qu’il crée sont issus de l’imaginaire collectif des années soixante-dix jusqu’à nos jours. Ils sont empreintes de l’émotion de la Nouvelle Frontière qu’évoquait le président John F. Kennedy au début des années soixante. Bob Eggleton a grandi avec son temps et avec l’idéologie de la Nouvelle Frontière revisitée par la série Star Trek et la Guerre Froide. Le mythe américain de la conquête de la « Wilderness » se poursuit dans sa peinture. A l’intérieur de ses cadres se rencontrent espoir et terreur, immensités et solitude, passé actualisé et futur antérieur.

Les peintures de Bob Eggleton proposent, dans leur apparente simplicité, différentes interprétations, des abstractions pulsionnelles et émotionnelles de la nature humaine. Bien sûr, il s’agit de sa nature humaine propre, de son interprétation. Mais en même temps, les images qu’il invoque sont autant de miroirs du désir. Ceux qui sont sensibles aux accents romantiques de sa peinture disent se reconnaître en elles. Ils s’y voient et se laissent transporter par ce qu’elles évoquent chez eux. La partie spatiale et planétaire de son œuvre n’illustre pas seulement des histoires : elle rend compte (comme dans un autre domaine, le film Gravity d’Alfonso Cuaron, 2013), de la fragilité humaine devant les merveilles et l’immensité de la nature. A ce titre, on pourrait très bien qualifier Bob Eggleton du terme de mystique profane. Son insistance à mettre en scène la solitude et l’immensité le rapproche de Pascal lorsque ce dernier écrit : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie »9.

Bob Eggleton ne craint pas les espaces infinis. Il en caresse les limites de ses pinceaux afin d’en faire surgir des images aussi irréelles que poétiques. Il sait que ce n’est que de la peinture. Néanmoins, la question de grands espaces transparait dans presque toutes ses œuvres spatiales. Infini des espaces intersidéraux, gigantisme des planètes, petitesse de l’homme et de ses artefacts ; son travail ne cesse d’inscrire et de réinscrire l’humanité dans sa créativité d’animal technophile. L’exploration spatiale qu’il met en scène est l’envers du réel de la Nouvelle Frontière, sa dimension imaginaire en ce qu’elle peut, à l’occasion, constituer une mise en garde, un danger, l’ultime limite de l’hubris conquérant, mais aussi mobiliser des émotions comme l’espoir, l’humilité, les regrets…
De nombreuses peintures représentent des ruines et des artefacts et des vaisseaux spatiaux abandonnés dans des paysages étrangers. D’où viennent-ils ? Depuis quand sont-ils là ? Bob ne répond jamais à ces questions. Il les transmet dans leur écrin d’émotions et de drame silencieux. Il qualifie ses idées et ses abstractions de « simples ». Pourtant cette simplicité cache la complexité de la composition de chacune de ses toiles, en termes de taille, de style et de couleurs.
Son travail sur les échelles et les perspectives donne à ses évocations métaphoriques une puissance d’évocation rarement égalée. Comme il le dit lui-même : « C’est la peinture elle-même qui est l’élément essentiel ». Il y a la technique, mais également la matière. Son usage récent de la peinture à l’huile, par exemple, a apporté un relief insoupçonné à ses paysages spatiaux que ne rendait pas l’usage de l’acrylique et de l’aérographe dans les années quatre-vingt. Sa peinture se revendique d’un certain classicisme. Elle cherche paradoxalement à s’extraire de la temporalité tout en témoignant de son temps.

La peinture de Bob Eggleton évoque, met en scène, illustre, interprète. Elle est généreuse dans sa simplicité. Elle invite à la rêverie. C’est peut-être en cela qu’il est, contrairement à ce qu’il affirme, plus un artiste qu’un peintre, un homme résolument moderne, ouvert sur l’avenir, traversé par les mythes et les légendes de sa culture et empreint de déférence pour les maîtres qui l’ont précédé et qui lui rappellent chaque jour que tout est à conquérir. Sa Nouvelle Frontière est un idéal pictural, une peinture à venir, qui témoignerait d’un passé immémorial.
Le maître reconnaît qu’il est d’abord un disciple.10

Bibliographie

Eggleton, Bob, Dragons’ Domain: The Ultimate Dragon, Painting Workshop, IMPACT Books, New York, USA, 2010.
Eggleton, Bob et Grant, John, The Stardragons, Paper Tiger, Londres, 2005.
Eggleton, Bob, Cartouche Primal Darkness Art of Bob Eggleton, Steve Jackson Games, USA, 2003.
Eggleton, Bob et Grant, John, Dragonhenge, Paper Tiger, Londres, 2002.
Eggleton, Bob, Alien Horizons: The Fantastic Art of Bob Eggleton, Paper Tiger, Londres, 2000.
Eggleton, Bob, Greetings from Earth: The Art of Bob Eggleton, Paper Tiger, Londres, 2000.
Eggleton, Bob, The Book of Sea Monsters, Overlook Press, Londres, 1998.

1. Les œuvres de l’artiste peuvent être visitées, sur ces trois sites principaux ainsi que sur Google image. http://bobsartdujour.blogspot.fr/, http://www.bobeggleton.com/mainframe2.html et http://www.infectedbyart.com/Bob_Eggleton

2. https://www.spacefest.info/?avada_portfolio=bob-eggleton

3. https://www.google.com/search?q=bob+eggleton&hl=fr&source=lnms&tbm=isch&sa=X&ved=0ahUKEwi68NGziM7dAhVKvxoKHfS9DvUQ_AUICigB&biw=1584&bih=744

à lire aussi

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?