De Moorcock à Pratchett, en passant par Card, Weber et Bordage, L'Atalante publie dans la collection "La Dentelle du Cygne" des valeurs sûres. Entre SF et fantasy, Ursula Le Guin, l'auteure de La main gauche de la nuit et du Nom du monde est forêt, abonnée des prix Nebula, Locus et World Fantasy , n'est pas en reste : après les trois premiers ouvrages publiés par L'Atalante (dont Quatre chemins de pardon du Cycle de l'Ekumen), deux romans sont annoncés pour début 2011 : le troisième tome des Rivages de l'Ouest, Pouvoirs et le très attendu prix Locus du meilleur roman fantasy 2009, Lavinia.
Après Dons (Gifts), Voix (Voices) est le deuxième volet inédit en français de la Chronique des Rivages de l'Ouest. Une chronique qui retrace le parcours de personnages doués de dons spéciaux dans une mosaïque de sociétés médiévales. La série s'adresse tant aux adolescents qu'aux adultes suivant que l'on colle aux personnages, aux actions, aux sentiments ou que l'on se laisse emporter par l'écriture et le plaidoyer pour la connaissance. Pour Ursula Le Guin, le détour par l'enfance et la jeunesse, comme la magie et la connaissance, a toujours été la source de réenchantement d'un monde désabusé, complexe, torturé et lourd d'une histoire millénaire.
Dans ce second tome, nous retrouvons les magiciens des Entre-Terres, Orrec et Gry, dans leur pleine maturité, mais la perspective s'est déplacée. Ce n'est plus à travers leurs yeux que l'histoire est vécue, mais à travers ceux d'une jeune
Orpheline. Dans un monde qui condamne l'écrit et l'écriture, elle a trouvé refuge dans la lecture et les livres. Ces mêmes livres qui permettront à Ansul de se libérer du joug de leurs envahisseurs biblioclastes.
La bibliothèque refuge
Lors de l’invasion de la citadelle d’Ansul par les tribus du désert, la petite Némar et sa mère se réfugient dans la bibliothèque secrète de Galvamant, la maison de l’Oracle. Infatués de leur dieu unique, les Alds considèrent l’écriture et les livres comme impies. Les démons se cachent entre les signes. Ansul, "la belle et la sage", est le phare culturel (l'Alexandrie) des rivages de l'Ouest, le symbole de la perversion culturelle. Ansul delenda est ! Ils y noient avec acharnement tout ce qui est écrit et tous ceux qui écrivent. Après la mort de sa mère et le retour du passemestre Sulver Galva, docte dirigeant d’Ansul torturé par les Alds, Némar hante le sanctuaire des livres. Les habitants d'Ansul remettent en secret au passemestre les livres qui ont échappé aux Alds.
La vie de la cité va changer lorsque le conteur Orrec et Gry, la dresseuse, s’y rendent pour répondre à l’invitation de Lorrad, gand des Alds et conquérant des rivages de l'Ouest à Ansul. Orrec enchante les habitants et les dignitaires Alds par sa musique et sa poésie. Gry veille sur lui, une ligresse en laisse. Leur rencontre avec Némar va les conduire tout droit au passemestre et à la prophétie libératrice d'Ansul : la révolte contre les Alds sortira d'un gouffre noir et dix, cent, mille combattants du savoir conduiront la ville vers la liberté. Cette liberté qu'Orrec a immortalisé dans un poème connu de tous les rivages de l'Ouest.
Voix des livres, voix des dieux
À peine sortie d'une enfance, qu'elle a vécu quasi-recluse parmi des étagères de livre, Némar entrevoit peu à peu la chance unique qu'elle a de vivre dans un lieu de culture clandestin, dont dépend la renaissance de sa ville et de son peuple. Son apprentissage de la lecture est clandestin et tardif, mais elle a une telle soif d'apprendre qu'elle assimile les lettres, les livres et les langues à un rythme effréné. Elle devient peu à peu, plus que son maître de lecture, le passemestre, la vraie gardienne de la culture d'Ansul. Bravant des interdits punis de mort, elle est le témoin des événements qui vont conduire à la libération de sa ville.
Gardienne des livres, puisqu'elle est la seule à pouvoir y accéder avec Sulver Galva, Némar est d'abord la voix qui peut interpréter les signes de l'oracle (les pages qui s'écrivent seules, le livre qui saigne). Elle est la voix de la prophétie. Et sa voix est d'une importance capitale dans une société qui bannit l'écrit. Elle ne se rend compte que peu à peu de ce pouvoir qui la rendra actrice, et non simple observatrice, de la révolte contre les Alds. La voix d'Orrec, ce magicien au don inversé (le premier tome est consacré à l'émergence du don de défaire qui lui vient de son père, mais c'est le don de créer et de raconter, qui lui vient de sa mère, dont il a vraiment hérité) est celle du poète. Ses poèmes sont si célèbres qu'ils ont le pouvoir de mobiliser un peuple contre l'oppresseur, mais c'est son talent de conteur, sa voix qui galvaniseront les foules le jour venu.
La petite voix de Némar, humble et naïve, nous permet d'explorer ce monde violent, décadent et haut en couleurs. Mais rapportant les propos des personnages clés qui se croisent dans la maison de l'oracle, ce gouffre noir de la prophétie, elle nous fait entendre toutes les voix de la rébellion. En suivant Orrec et Gry dans leurs visites au Gand des Alds, elle transmet également les voix des maîtres nomades, fanatiques ou pleins de sagesse, mais tous soumis au pouvoir des prêtres et à l'exécration des livres. Cet entremêlement des voix d'Ansul, des plus discrètes aux plus célébrées, est la vraie force du livre. Némar rapporte la voix de l'oracle et celles des hommes qui l'entourent ; Orrec est inspiré par les dieux, les poètes et les hommes qui ont vécu. Ce sont des porte-paroles. Des voix qu'on entend plus que d'autres et qui sont au centre de l'histoire qui se vit et qui s'écrit.
S'inspirant de la tradition orale des nomades du désert, de leur goût pour la poésie dite et chantée, Ursula Le Guin conçoit une société ennemie du livre, cohérente et pertinente. À la façon des religieux irlandais du Haut Moyen Age, dans un monde privé d'écrit, détenir des livres et savoir lire est une promesse de progrès de la civilisation. Que cette promesse soit entre les mains, les yeux et la voix de quelques personnages donne une dimension héroïque et magique au savoir. Préserver le savoir pour le faire éclore plus tard. En garder le secret, même sous la torture. Garder l'espoir tandis que la nouvelle génération sombre dans l'ignorance.
Le récit d'Ursula Le Guin paraît à bien des égards métaphorique. On peut y lire certains parallèles avec la réalité du monde d'aujourd'hui. D'une part avec l'obscurantisme religieux qui vilipende le savoir scientifique dans de nombreux pays du monde, y compris aux Etats-Unis, pays de l'auteure. D'autre part, la montée en puissance de l'oral et de l'image dans la culture mondiale. Non seulement ce mouvement va à l'encontre de l'écriture et de la lecture, mais il les galvaude. Il inscrit l'écrit dans l'instantanéité et non dans la réflexion. Il l'oralise dans sa forme (syndrome SMS et maîtrise de l'orthographe). Il accule l'écrit dans la répétition, dans le compromis et la simplicité et non dans l'authenticité, parfois subtile, de la culture. Pour lutter contre cette négligence contemporaine, le remède d'Ursula Le Guin est simple : lisez, relisez, réfléchissez, un livre est un univers qu'il faut visiter et revisiter. Ne vous contentez pas de la parole, celle des rumeurs, celle des médias, saisissez-vous de la matière de la langue et de la magie qui l'a inspirée.
À tout le moins, on pourra y voir des références à la vie et l'enfance, réelle ou rêvée, d'Ursula Le Guin. Elle a su s'élever en lisant et aider, en écrivant, des générations à mieux comprendre le monde. Et si son œuvre n'était pas destinée à nous libérer, comme Ansul, du joug de l'ignorance, elle nous aura au moins invités à plus de sagesse, de compréhension et de tolérance.
La chronique de 16h16 !