Deuxième tome, donc, de cette
Manifold Trilogy qu'il nous aura tout de même fallu attendre six ans. Comme le pape de la Hard SF anglaise est un auteur prolifique, on avait pu le croiser à d'autres détours, mais toujours avec cette rigueur vétilleuse qui le porte d'ordinaire au démonstratif, voire au pontifiant. Étonnant donc que cette trilogie qui montre clairement Stephen Baxter à son zénith, ait mis autant de temps à nous parvenir en français.
Au printemps dernier, le Fleuve Noir nous avait déjà livré l'enthousiasmant
Temps, dans une impeccable traduction signée Sylvie Denis et Roland C.Wagner. On les retrouve cette fois aussi pour ce brillant rendez-vous dans l'
Espace.
Devine qui vient dîner ce soir ? Comme le principe de la série est l'exploration du
paradoxe de Fermi autour d'univers multiples, nous retrouvons dans ce deuxième volume certains des personnages centraux de
Temps. Notamment Reid Malenfant. Il n'est plus ici l'arrogant chef d'entreprise, astronaute recalé, qui tente, à lui seul, la conquête du cosmos. Dans cet univers, Malenfant a bel et bien volé sur l'ultime mission du programme spatial américain, et c'est Emma, sa femme qui a été frappée par la maladie. De retour sur Terre, il a consacré sa vie et sa notoriété à la promotion de l'étude spatiale, du programme SETI, des observatoires orbitaux et à l'étude du paradoxe de Fermi. Devenu un conférencier volontiers brocardé, il n'en gagne pas moins sa vie, parcourant le monde pour porter la bonne parole. Et cette fois, c'est sur la Lune qu'il se rend, à l'invitation du docteur Nemoto qui est employée par Nishizaki Heavy Industries, le consortium japonais le plus puissamment implanté sur la Lune.
Petite femme taciturne à la volonté bornée, elle est une spécialiste de l'astronomie infrarouge. Par le plus total des hasards, elle a découvert dans les parages de la ceintures d'astéroïdes les preuves d'une activité extra-terrestre. Une activité discrètement – mais efficacement – réplicative qu'elle interprète immédiatement comme hostile. Elle surnomme d'ailleurs les nouveaux venus
« Gaijin » ; littéralement
"les intrus". Et contrairement à ce qu'elle affirme tout d'abord, ce n'est pas seulement pour avoir sur ce
« koan » – cette énigme – un regard neuf qu'elle a invité Malenfant. C'est aussi pour l'utiliser avec froideur. Car en lui disant qu'elle a aussi réussi à tracer l'origine possible des
Gaijins, elle sait qu'elle va faire de l'ancien astronaute l'instrument le plus efficace de son plan fou de riposte.
Pourquoi personne ne vous entend crier ? Après l'ivresse des éons, c'est sous une profusion de formes de vies que Baxter nous noie dans ce deuxième volume, qu'il ouvre d'ailleurs sur une citation d'Enrico Fermi, lui-même. Prenant l'exact contrepied de
Temps, Stephen Baxter prend le pari que nous ne sommes pas seuls dans l'univers, mais que, bien au contraire, celui-ci grouille littéralement de vie. Et dans la foulée, de résoudre le cher vieux paradoxe par un des arguments classiques des tenants du bon docteur : ils sont venus jusqu'à nous, mais nous n'avons pas été capable de nous en apercevoir. Et la mécanique qu'il met en branle pour nous en convaincre est rien moins que titanesque.
C'est à l'échelle galactique qu'il orchestre les conflits qui ont laissé partout autour de nous de sinistres cicatrices, et ont fait de la Terre une insolite miraculée. Tout au long de sa deuxième partie, il entame une longue litanie d'exemples – parfois un peu redondants – qui, s'ils ne nous convainquent pas, nous plongent au cœur de ce que la littérature de science fiction a de plus excitant : le frisson du vertige. Délicieuse sensaton qu'il prolonge en propulsant son intrigue vers des futurs que l'on s'étonne de voir sous sa plume. Lui, l'auteur de la rigueur scientifique se livre avec un bonheur inégal, mais enthousiaste, au diffcile exercice de l'anticipation prospective.
Mais Stephen Baxter reste sur ses fondamentaux. Des personnages qui manquent toujours d'un peu de chair, une écriture glacée et une lucidité cruelle qui nous amène à une question incidente :
Peut-on aimer ce livre ? Baxter ne nous y épargne pas. Il nous livre avec cet univers fourmillant de vies présentes, et surtout passées, une vision catastrophiste de notre avenir. Notre salut, plus qu'incertain (et rendu plus incertain encore du fait de notre stupidité persistante que double une insatiable cupidité) dépend tout entier de forces qui nous dépassent, et qui déchirent un espace que, bien présomptueusement, nous croyions prêts à nous accueillir. L'univers est hostile. Irrémédiablement. Les monde y meurent d'avoir été sur la route d'une impossible colonisation ou par les caprices de l'astropysique. Les pauvres vestiges de nos prédécesseurs malheureux témoignent de cette réalité implaccable. Dans
Espace, ce n'est pas notre apparition sur Terre qui est le fruit d'un incroyable coup de chance, ce sera notre survie en tant qu'espèce.
Bien loin d'une paisible randonnée dans les étoiles, notre destin de pauvres humains, seuls parmi la multitude de races toutes plus monstrueuses dans leur étrangeté les unes que les autres, est voué avec une quasi-certitude à l'échec.
Ce brutal rappel de notre condition nous renvoie bien évidemment – et salutairement – à des préoccupations plus immédiates pour le genre humain. Et au constat déplorable de notre immaturité.
Peut-on aimer
Espace ? Parce qu'il y a dans sa lecture, la douloureuse nécessité du devoir, et qu'il nous confronte à une vérité profondément déprimante. Plus déprimante encore que la solitude sèche de
Temps : non seulement nous ne sommes pas uniques, mais en plus, nous sommes idiots.
On n'aime guère se l'entendre dire, mais il est bon qu'on se le rappelle. Nous ne sommes rien, mais un rien que nous devons préserver, car c'est tout ce que nous avons. Lire
Espace est par conséquent un bien nécessaire, rendu plus nécessaire encore par l'urgence.