Kurt Vonnegut Jr n'est pas un écrivain de science fiction. Du moins n'a-t-il pas cessé de le clamer chaque fois que l'occasion lui en était donnée. Et il est vrai, qu'à proprement parlé nous sommes bien loin de ses confrères de la génération pulps dont il est pourtant contemporain.
Ceci étant dit, et ne lui en déplaise, son affiliation au genre est venue de la base. Les aficionados se sont reconnus dans les mécaniques de ce que, lui, ne considère que comme un outil autorisant tous les accidents de la narration.
Et il en va ainsi de la "Glace 9"
C'est le dernier cadeau fait à l'humanité par le père de la bombe atomique, le Dr Felix Hoenikker, comme ne va pas tarder à le découvrir Jonas. En fait il s'appelle John, mais tient à ce qu'on l'appelle Jonas. Il est un peu journaliste et un peu écrivain. Il est bokononiste aussi, ce qui est bien plus singulier si l'on considère que l'influence de ce culte tout entier basé sur le "foma" ne s'est guère étendue au-delà des limites de l'île de San Lorenzo, où il vit le jour. Le foma est, nous apprend Vonnegut, "un ensemble de mensonges sans danger". Tout le catéchisme du bokononisme est donc mensonger. Ce qui en fait une religion qui a au moins pour elle le mérite de l'honnêteté. Un autre de ces préceptes fondamentaux est la croyance en un "karass", qui est un groupe de personnes que vous êtes quoiqu'il arrive appelés à rencontrer, et avec lequel vous accomplirez votre destinée. Ainsi les trois enfants du Dr Felix Hoenikker font-ils partie du karass de Jonas, parce qu'ils sont les héritiers du Glace 9.
Cet ultime jouet de l'auguste physicien ne fut rien d'autre que la réponse à un défi à lui lancé par un général des Marines lassé de voir ses hommes patauger dans la boue. L'idée de désembourber une bonne fois pour toute l'élite de l'armée américaine a amusé le savant, qui a joué à mettre au point une glace dont le point de fusion se trouverait, non pas à 0°C, mais à 47.5°C. Le fait, qu'incidemment, la Glace 9 puisse en quelques minutes éradiquer toute forme de vie sur Terre ne fut qu'un détail annexe en regard du pied fantastique prit par le bon docteur à l'élaboration dudit fléau.
Or voilà, le Dr Felix Hoenikker est mort avant d'avoir pu livrer sa dernière invention, et ce sont ses trois enfants - une grande gigue mal grandie, un nain frustré et un modéliste puceau - qui en sont maintenant les dépositaires. Ce qui, ne nous voilons pas la face, n'augure rien de bon pour l'Humanité.
Mais l'Humanité mérite-t-elle un quelconque salut ? C'est au fond la question que pose Vonnegut Jr en satiriste féroce et désabusé. De cette histoire hautement improbable, pas grand-chose ne réchappe. Au travers d'une galerie de portraits assez exhaustive du genre humain il vitriole la religion, la science sans conscience, la politique, le pouvoir des grands et des petits chefs, le mercantilisme et les travers les plus mesquins de son prochain. Et s'il fait mouche à chaque fois, c'est grâce à son ironie dévastatrice. Dialoguiste surdoué, il impose son regard décalé mais sans pitié par des personnages absurdes jusqu'à l'évidence.
Caustique, mais en aucun cas gratuite, cette fable décapante porte une quarantaine gaillarde sans avoir perdu la plus petite once de pertinence. C'est un bon moyen de redécouvrir un auteur un peu oublié des rééditions, et, si vous n'êtes habitués qu'aux pochades de Douglas Adams et de Terry Pratchett, de vous rendre compte que l'humour en SF peut aussi servir un propos.