Lune d'Argent
Certaines bandes dessinées vous rappellent plus que d'autres pourquoi on considère cette pratique comme un art. En décidant de traduire et éditer Pampa de Zentner et Nine, les éditions Dargaud se sont sans doute fait la même remarque. Car, outre les sensibilités de chaque lecteur, on peut reconnaître qu'il existe, parmi le foisonnement des publications, des bijoux universels qui méritent de figurer dans toutes les bédéthèques idéales (à commencer par celle d'ActuSF). Pampa c'est avant tout un conte fantastico-folklorique argentin, piloté par deux amoureux de leur pays natal. Jorge Zentner a quitté l'Argentine pour l'Espagne à la fin des années 70 troquant au passage son activité de journaliste pour celle de scénariste de bande dessinée. Ses collaborations l'ont associé à de grands noms de la BD hispanique: Mattotti (Le Bruit du givre), Gaù (Sept balles pour Oxford) et surtout Pellejero avec lequel il a obtenu le prix Alph'Art du meilleur album étranger en 1996 pour Le Silence de Malka. Quant à Carlos Nine, l'homme est aussi insaisissable que son dessin: tour à tour peintre, sculpteur, illustrateur, auteur de dessins animés et de livres pour enfants, il s'est rapidement fait remarquer dans le monde de la BD de par son style inimitable et somptueux à base de pastels secs sur du papier canson mi-teinte. Aujourd'hui, même Loisel envie son talent, et il a dessiné le dernier tome en date de Donjon Monsters (Crève-Coeur), c'est dire! Lune d'argent est le deuxième album de ce conte d'outre-Atlantique qui formera un tryptique unique en son genre.
"Pachamama. Terre mère. Pampa"
En participant à une expédition punitive dans un village indigène et au viol d'une indienne, Francisco Parra s'est condamné lui-même. Ensorcelé par sa victime, Parra est même maudit par la lune, piégeant son engeance dans une spirale meurtrière. Chacun des deux fils Parra porte sa part de la malédiction. Pour Zenon, c'est la part du loup: à chaque pleine lune, le jeune homme se transforme en un prédateur à la robe aussi noire que la nuit. Pour Cirilo, c'est la part du spectre: l'image de Lucia, la femme de Zenon et le fantôme de son père continuent de le hanter, entretenant son discours d'aliéné.
Le destin de Cirilo et Zenon est scellé: il ne pourront se libérer de leur folie et malédiction respectives qu'en tuant l'homme-puma. Et c'est à Cirilo de le tuer, avec le couteau dont son frère a hérité. Pour trouver l'homme-puma, Cirilo doit suivre les traces de son père, tuant et volant sans vergogne. Même ses hommes de main viendront à craindre celui qui semblait être un doux agneau. Pour mettre la main sur ce hors-la-loi sanguinaire, les autorités iront jusqu'à faire prisonnier Zenon qui s'échappera grâce à son pouvoir lycanthropique. Et pendant ce temps, toujours plus abîmé dans sa folie, Cirilo avance toujours vers son destin, qui prendra les traits changeants de l'homme-puma et d'un assassin...
"Les vérités sont comme la lune, elles ont toujours deux visages"
Quel choc! Et bon sang que c'est court une BD! Deux exclamations qui en disent long sur mon état d'emballement après la lecture de cette Lune d'Argent. J'étais il y a peu comme beaucoup de lecteurs français, ignorant ou presque du talent de Nine croisé çà et là à travers ses illustrations, mais il m'a bien fallu me rendre à l'évidence: cet homme a un don. Dans Pampa, les planches sublimes le disputent aux planches magiques. L'approche des formes organiques de Nine est tantôt rachitisante tantôt bouffante, tantôt anguleuse et tantôt d'une rondeur toute sensuelle. On a l'impression de trouver un héritier de Goya converti aux cases et aux phylactères.
On ne peut pas parler de Nine sans évoquer la technique. Certains seront sans doute réfractaires à cette méthode, et ceux-là s'arrêteront sans doute à la couverture. Pour les autres, gageons que ceux qui ne connaissent pas encore l'artiste seront soufflés par sa maîtrise absolue de la mise en scène, des couleurs, de la perspective, des formes et des expressions, balancée par un trait de pastel qui conserve au dessin sa dimension de mystère et d'impalpable*. Signe que tout ce talent technique n'est là que pour mettre en valeur le propos, on décèle ici la trame du papier canson mi-teinte, là les raccords feuille à feuille pour parachever tel ou tel dessin. Le souci graphique est ailleurs, et Nine nous entraîne avec ferveur dans la passion et les affres de la vie des Parra.
Et de la passion il y en a dans l'histoire de Zentner. Il n'y a pas de bien et de mal dans Pampa. Ou plutôt, le bien et le mal sont comme les traits de Nine: entremêlés, indissociables, révélateurs réciproques. Chacun tisse son histoire de fils mélangés où percent toujours l'amour, le péché, le meurtre et la folie. L'humanité se fait détestable, se fait aimable, et Zentner nous montre l'inutilité du jugement, la candeur de notre moralité. Alors, qu'est-ce que je peux trouver au-delà de sublime? Aidez-moi quoi? Et puis aidez-vous aussi en vous jetant à corps perdu dans cette errance à travers la pampa argentine.