L'I.A. et son double

Scott Westerfeld est un auteur salué Outre-Atlantique par le public comme par la critique. Il a écrit trois romans indépendants, Polymorph (1997), Fine Prey (1998), et Evolution's Darling (1999), et deux séries de deux romans, Succession, un space-opéra (The Risen Empire et The Killing of Worlds 2003), et Midnighters, plutôt S.-F./fantastique, dont le deuxième volume, Touching Darkness est prévu pour mars 2005. Seul le troisième a été traduit en français jusqu'ici, sous le titre L'I. A. et son double, d'abord publié par Flammarion en 2002, puis par J'ai Lu cette année.

Ontogénie

Isaah a chargé l'I. A. de son vaisseau de servir de nounou à Pasque, sa fille unique de quinze ans. Mais les deux s'entendent trop bien : Pasque devient de plus en plus dépendante de ce compagnon omniprésent, brillant et à l'affût du moindre de ses désirs. Et l'I.A. profite du dévelopement émotionnel de la jeune fille pour poursuivre sa propre ontogénie. Seulement, Isaah ne peut pas se permettre de les laisser aller trop loin. En effet, lorsque le quotient de Turing d'une I. A. atteint la valeur de 1, celle ci devient légalement une personne, et Isaah n'a pas vraiment les moyens de s'offrir une nouvelle I. A. de bord. Tant que ce n'est pas le cas, il a le droit de la faire réinitialiser autant de fois qu'il le désire. Mais Pasque est elle prête à la laisser faire sans réagir ? Deux siècles plus tard, une sculpture du célèbre Vaddum est mise en vente. Seul petit problème : celui ci est mort sept ans auparavant, et il semblerait que l'oeuvre soit beaucoup plus récente... La galerie Fowdy envoie son meilleur expert sur place pour examiner l'original. L'artificiel de deux siècles va rencontrer à cause des machinations d'un vaisseau perfectionniste une jeune biologique, Mira, avec laquelle il va nouer une liaison sulfureuse. Mais elle n'est pas ce qu'elle semble être...

Violence et lumière

L'histoire commence comme celle de Pyrame et Thisbé; un amour entre deux créatures innocentes, découvrant le monde et s'en émerveillant ensemble, séparées par un parent cruel et inconscient. Mais c'est un chemin initiatique multiple, celui de Chéri, mais également celui de Pasque, celui de Mira, celui de Beatrix, celui de Vaddum... Une découverte ou une redécouverte du monde, mais surtout de soi, vers quelque chose qui est au moins une transformation, peut être aussi un accomplissement. Tous les moyens sont bons pour y arriver : exploration, interaction avec d'autres biologiques ou artificiels, jeux sexuels violents, art, tortures, manipulation, voire meurtre... Humour et violence, émerveillement enfantin et égoïsme, perversion et amour alternent et se mêlent inextricablement. La plus grande partie du roman, en fait, est formée par la description de sensations (souvent extrêmes, âmes sensibles s'abstenir) et de leur poursuite, mais au milieu de tout cela Scott Westerfeld parvient à nous guider le long d'une histoire violente et sinueuse, contrainte par les désirs antagonistes des personnages, sautant entre les époques et les points de vue ; un récit qui n'est pas la partie la plus forte du roman, bien qu'il participe à la réussite de l'ensemble.

Le flou est souvent entretenu entre consciences artificielles et consciences d'origine biologique. L'auteur ne précise souvent leur nature qu'au bout de plusieurs pages, en passant, presque négligeamment. Dans cet univers, la distinction n'a plus d'importance, une fois la valeur fatidique atteinte. Mais la discrimination existe encore avant ce seuil, les biologiques étant automatiquement considérés comme des consciences, et ne passent jamais le test, tandis que les I. A. sont des objets sur lesquels leurs maîtres ont droit de vie et de mort. Comme pour tous les « seuils » artificiels, la différence est bien mince entre un être qui a un quotient de 0,9 et celui qui a atteint 1... On ne peut s'empêcher d'entamer une réflexion sur les notions de conscience et de personne, ainsi que sur celle d'individu. Si on peut dupliquer une conscience, reste elle un individu ? Devient elle deux individus ? Ou redevient elle un objet ?

On pense par moments à Charles Harness ou Iain Banks, mais l'écriture de Scott Westerfeld est nettement originale, et on espère bientôt pouvoir en découvrir d'autres échantillons. On peut saluer également le travail de traduction de Pierre-Paul Durastanti : L'I. A. et son double est plein d'une étrange magie, peut être un peu noire, mais décidemment merveilleuse. Un livre à découvrir absolument.