Les Îles du soleil
Connu surtout pour ses nouvelles, c'est récemment Thomas Day qui avait attiré notre attention sur Ian R. McLeod avec Tirkiluk, une des nouvelles de son excellente anthologie : Les Continents perdus. Si, pour être tout à fait honnête, ce court texte n'était pas vraiment convaincant, Day y défendait avec fougue l'écriture très littéraire de McLeod, tout en signalant ces Îles du Soleil parues chez Folio SF, et la sortie en mai prochain chez Lunes d'Encre de son Âge des lumières. Alors, un peu tardivement certes, on a voulu juger sur pièce. Forcément.
C'est à l'aube des années 40, dans des toilettes publiques pour hommes d'Oxford que s'ouvre cette uchronie, avec le rituel compliqué qu'imposent la rigueur morale et la justice aux amours clandestines. Malgré sa dignité de professeur d'histoire et ses flatteuses accointances avec le plus haut sommet de l'Etat de la Très-Grande-Bretagne, Griffin Brooke doit encore en passer par là pour assouvir les pulsions de cette homosexualité honteuse qu'en soixante ans, il a appris à assumer.
Néanmoins, il se souvient d'une autre époque. Avant la Grande Guerre. Une époque où on ne risquait pas la déportation, ou pire, la réorientation thérapeutique que recommande le gouvernement Moderniste. C'était il y a bien longtemps, presque une vie. Avant que l'Allemagne ne gagne la guerre, et que la Grande-Bretagne, vaincue, ne s'enfonce dans la crise dont seul un homme aura été capable de la tirer : John Arthur.
Tout le monde aime John Arthur. Le petit caporal, ancien boxeur de pub et leader populiste, devenu le premier ministre d'une Angleterre qui ne se reconnaissait plus, et à qui il a su redonner l'image de sa grandeur. John Arthur, l'homme du Modernisme, de la reconquête de l'Empire perdu, celui qui avait promis une voiture à chacun et une radio dans chaque foyer. Celui-là même qui, lors de son discours d'investiture aux Communes avait mentionné son vieux professeur d'histoire - Geoffrey Brook -. Alors, puisque c'était ainsi Griffin était de bonne grâce devenu Geoffrey, et avait volontiers sacrifié son « e » final. Modeste prix pour sortir enfin de sa province minière et se hisser hors de son petit lycée communal pour entrer dans le saint des saints, Oxford. Là où il avait toujours rêvé d'enseigner.
Mais au fond Brook(e) sait bien qu'il n'est qu'un imposteur. Qu'il ne doit sa petite gloire qu'à la mémoire écorchée d'un populiste antiparlementaire, antisémite et homophobe. Un souvenir tronqué que, par quelques caprices du destin, l'homme qui a fait sombrer la Grande Bretagne dans la dictature a bien voulu signaler à la postérité. Car Griffin Brooke a effectivement connu John Arthur. Mais les circonstances étaient bien différentes.
Tout entier centré sur le personnage de Brook(e), ce roman n'est au fond qu'une uchronie de circonstance. Un jeu dramaturgique pour nous plonger dans le malentendu d'une vie, celle de ce vieil homosexuel qui ne s'aime guère. Cet historien de la petite histoire, qui traque les vicissitudes des Grands pour mieux se souvenir de la part de bonheur que les siennes lui ont un jour amenées. Et de fait, toute la partie uchronique des Îles du Soleil est totalement invraisemblable. Si McLeod arrive à un résultat globalement convaincant en se contentant de calquer sur la Grande-Bretagne le schéma historique de l'Allemagne nazie, le reste de son tableau est tout simplement à jeter aux orties. Faire de De Gaulle un dirigeant nationaliste sans le secours de la Seconde Guerre Mondiale est risible, tout comme l'alliance décrite entre l'Angleterre Moderniste et la Russie de Staline semble plus qu'improbable. C'est bien sûr dommage, mais au final... on s'en fout !
Parce que ce qui fait de ce roman une petite perle c'est l'écriture fine et profondément humaine de Ian R. McLeod. C'est la consistance de ses personnages et l'infinie compassion qu'il a pour son protagoniste, dont il ne nous épargne pourtant aucune des faiblesses. Et c'est justement pour cela qu'on s'attache tant à lui. Qu'on le suit avec tant d'intérêt dans cette Grande-Bretagne fantasmée, qui nous est décrite avec une plume magistrale, qui sent le vieux cuir, l'essence de myosotis et la fumée de tourbe. Par touches, McLeod nous peint le tableau d'une vie avec la précision de Constable, mais la puissance d'évocation de Turner.
On pense bien entendu à Priest, mais à l'inverse de celui-ci, McLeod ne recherche pas la désincarnation des personnages. Au contraire, il veut les entendre respirer, pleurer, jouir, transpirer. Il veut leurs passions et leurs gênes. Mais comme Priest, c'est un superbe écrivain. Nous découvrons ici un entomologiste poète qu'il va absolument falloir suivre.