Ronde de nuit
Depuis un certain nombre d'épisodes, on avait l'impression que la série du Disque-Monde (dont ce volume est tout de même le 29e, si on compte les livres dérivés) était en train de s'enliser. On me répondra qu'un mauvais Pratchett reste un bouquin pas mal, mais il faut avouer que certains volumes faisaient dans la surenchère gratuite, et qu'une fois le livre posé, on ne se souvenait plus vraiment de ce qu'il y avait dedans. Il restait en gros une idée géniale par bouquin dont on continuait à se souvenir et qu'on se citait entre initiés. Et puis... Il y a eu The Truth et The Fifth Elephant, qui sans être exceptionnels, montraient l'amorce de quelque chose de nouveau. Et soudain, il y eu Ronde de nuit, dont on se souviendra probablement comme d'un jalon important dans le cycle.
Ca commence classique...
Le Duc Samuel Vimes (Vimer en VF) est un peu nerveux. Il est sur le point de devenir père pour la première fois, il y a un tueur en série lâché dans la ville et il doit participer à l'une de ces cérémonies qu'il adore... Mais lorsque ses hommes retrouvent la piste de Carcer, le tueur, il est obligé de se lancer dans la chasse pour éviter qu'un de ses hommes ne se fasse tuer car Carcer ne laisse pas de place à l'erreur... La poursuite s'engage sur les toits de l'Université Invisible. Et tout le monde vous le dira : l'Université Invisible, ce n'est pas un endroit très sain. Jusque là (ça fait environ un tiers du livre) Pratchett fait du Pratchett. Rien de bien extraordinaire sans être désagréable. Mais soudain...
Puis c'est l'accident...
Vimes et Carcer sont projetés ailleurs. Pas bien loin géographiquement, mais trente ans en arrière. Juste à la veille d'une révolution qui ensanglanta Ankh-Morpokh, et dont tous se souviennent encore (principalement pour dire que ça aurait marché si on avait fait ceci au lieu de cela, franchement ce n'était pas bien malin). Vimes a le choix : laisser les choses se passer mal, très mal, ou intervenir et peut être détruire son futur mariage, enfant compris...
Plus de profondeur
Le scénario semble très classique : la Commune transposée à Ankh-Morpokh (avec même son équivalent du Temps des Cerises). Mais Terry Pratchett parvient à éviter tous les poncifs, à louvoyer élégamment dans l'histoire en ne suivant quasiment qu'un seul personnage, Sam Vimes, qui acquiert ici une véritable profondeur et une véritable humanité, en particulier dans ces rapports avec " ses " flics, et avec la version juvénile de lui-même qu'il est bien obligé d'encadrer, à son grand désespoir.
La rencontre avec les versions jeunes de plusieurs personnages récurrents laissait présager le pire, une sorte de galerie du pittoresque, mais là aussi, l'auteur parvient brillamment à les intégrer à l'histoire ; ils ne sont pas là pour faire joli. Ils sont là parce qu'ils y étaient, parce qu'ils ont vécu et souffert durant ces événements (voire pas survécu pour certains).
L'humour est moins présent que dans certains autres volumes (celui dont Ronde de nuit se rapprocherait le plus est probablement Les Petits Dieux), et l'histoire peut ainsi prendre toute sa dimension épique et tragique sans être écrasée pour pouvoir placer un bon mot.
Ankh-Morpokh, au présent, est une ville que l'on a du mal à prendre au sérieux. La mémoire du lecteur est encombrée de trop d'anecdotes, trop d'épisodes tirant sur le ridicule. Mais l'Ankh-Morpokh de trente ans auparavant est un endroit sombre, où les citoyens peuvent être arrêtés, torturés et disparaître simplement parce qu'ils restent dehors après le couvre-feu : un endroit qui ressemble plus à ce que l'on connaît, avec sa dose d'arbitraire, d'horreur et de morts inutiles. La ville acquiert de la substance et du réalisme.
Une réflexion sur le commandement, la guerre, la responsabilité
C'est à ce jour un des livres les plus profonds de la série, avec Les Petits Dieux, sans jamais être ennuyeux, lourd ou imposer des conclusions. Ankh-Morpockh et ses habitants sont aussi mal lotis à la fin qu'ils ne l'étaient au début, ayant juste échangé un tyran pour un autre. Cela, on le sait depuis le début. Et pourtant... Tous ces morts, cette souffrance valaient peut être la peine. Des éléments d'une telle réflexion se retrouvent aussi dans la plupart des autres livres de la série, mais tellement noyés dans le reste que ce n'est pas vraiment ce qui frappe le lecteur.
Même si vous avez abandonné la série, déçu, à un stade plus précoce, même si vous n'avez jamais lu un épisode su Disque-Monde, ruez-vous sur Ronde de nuit. Pratchett confirme ici qu'il est un grand auteur, et la rumeur dit que le tout dernier, Monstrous Regiment, tient les promesses de celui-ci. A suivre donc.