Fragments de l’encyclopédie des dauphins
Né en 1958, Miguelanxo Prado est un auteur de BD espagnol. Après des études d’architecte, il écrit des nouvelles et se met à la peinture. Il commence sa carrière BD par des histoires courtes parues dans des fanzines, avant de publier, dans la revue Comix Internacional, les nouvelles graphiques qui constitueront plus tard Demain les dauphins, paru en France chez Les Humanoïdes Associés avant d’être réédité par Mosquito sous le nom Fragments de l’encyclopédie des dauphins. Prado est notamment connu pour son album Trait de craie chez Casterman, qui reçut de nombreux prix. Il a également travaillé pour le dessin animé, en particulier en participant à l’adaptation du film Men in black.
L’évolution de l’humanité sur 10000 ans
Sous formes de petites histoires éparpillées sur 10000 ans, Prado trace un destin possible de l’humanité, entre évolutions biologiques, technologiques et sociales, des premières conquêtes spatiales de l’homme à l’avènement des primates et des dauphins supérieurs (décidément bien à la mode en ce début des années 80 après ceux de Douglas Adams), en passant par la naissance de l’homo novus et la rencontre d’autres espèces pensantes.
Techniquement presque parfait
La BD de Prado attire immédiatement l’œil par ses dessins en noir et blanc d’une rare beauté. Le trait est fin et précis, harmonieux, au service de décors riches et réalistes, notamment dans les objets technologiques. Les premières planches datent de 1982 mais ne sont absolument pas dépassées de ce point de vue : vaisseaux, villes futuristes, objets de décor, Prado arrive à créer un environnement, un univers parfaitement crédible. La colorisation noir et blanc est elle aussi d’une grande qualité, retranscrivant à merveille les effets d’ombre et de relief. Toutefois, deux petits bémols sont à relever : les visages, peut-être trop travaillés, si bien qu’ils sont souvent lisses et manquent un peu d’expression ; et le découpage, qui gêne quelques fois le sens de lecture et la compréhension, en raison d’ellipses pas forcément évidentes.
C’est peut-être le problème de la forme courte choisie par Prado, qu’il n’a pas véritablement maîtrisée dans les premiers récits : obligé d’exposer rapidement la situation – d’autant plus qu’il se passe plusieurs siècles entre chaque histoire – l’auteur passe souvent par des dialogues un peu trop nombreux, réduisant l’action et opérant des transitions brutales. C’est particulièrement visible dans la deuxième histoire, Bienvenue, où le premier enfant télépathe est découvert : les hommes autour de lui ne semblent pas plus surpris que ça, acceptant très bien ce fait utilisé un peu trop vite par l’auteur pour son intrigue. Heureusement, ce défaut s’estompe au fur et à mesure, Prado gagnant en expérience et en maîtrise de la narration : les histoires sont plus cohérentes, l’unité de temps étant mieux respectée dans chacun des récits.
Une réflexion anthropologique qui dénonce les travers de notre société
Cette qualité technique est accompagnée d’un discours qui s’inscrit dans l’un des rôles majeurs de la SF : dénoncer à travers le futur de l’homme les défauts de notre société actuelle. D’une façon générale, le ton adopté par Prado est très pessimiste. Chacune de ses histoires est emprunte d’une tristesse et d’une mélancolie exacerbées parfois par un cynisme fataliste. Le premier récit nous met tout de suite dans le bain : il traite de la déshumanisation de l’homme et de son détachement d’avec la nature.
C’est le point de départ d’une évolution sociale qui va reproduire les erreurs du présent et du passé : esclavage des faibles (des homos sapiens par les homo novus, des primates évolués par les hommes…), corruption et abus du pouvoir, exclusion… Le racisme est un des thèmes centraux de l’album. A ce sujet, le septième récit, Huile, est particulièrement réussi, avec un effet miroir qui rapproche l’homme de ceux qu’il néglige aujourd’hui – une petite leçon d’humilité. L’avant-dernière histoire, Adieux, est également édifiante, dénonçant le conservatisme de l’homme et sa peur de l’autre, faisant dire à l’un des personnages une des phrases les plus percutantes de la BD : « Ils n’apprendront jamais car ils ne le veulent pas ».
Heureusement, quelques notes d’optimismes viennent éclairer sur la fin ce sombre tableau. Point de départ montre par exemple une femme essayant de communiquer avec une espèce végétale, sans a priori négatif. Prado nous dit ainsi que, lorsque l’être humain essaye de communiquer et de comprendre l’autre, il peut accomplir de grandes choses.
Et au-delà de ces considérations anthropologiques ou philosophiques, l’auteur introduit quelques idées sur l’évolution biologique ou technologique et les modèles sociaux très séduisantes, participant à la crédibilité de l’ensemble.
Un excellent album
Fragments de l’encyclopédie des dauphins, avec son titre énigmatique, ne déçoit pas : aussi bien sur le plan graphique que sur le plan du discours, tout d’abord pessimiste puis humaniste, cet album est une véritable réussite. Les éditions Mosquito ont été bien inspirées de rééditer cette BD épuisée depuis pas mal de temps. A suivre : la réédition prochaine d’un autre album de Prado, Stratos, également chez Mosquito.