Livre
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Vurt

Marc Voline (Traducteur), Jeff Noon ( Auteur)
Aux éditions : 
Date de parution : 31/08/06  -  Livre
ISBN : 2952221758
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Eric   - le 27/09/2018

Vurt

Mancunien quadragénaire, ancien musicien ayant évolué dans quelques combo punks dispensables et dramaturge, c'est avec Vurt qu'il vient au roman à la fin des années 80. Bonne idée, puisqu'en 1993, il décrochera un Arthur C.Clarke Award. A l'origine, il partait pour écrire une pièce de théâtre qui aurait été (très) librement inspirée du Jardin des Plaisirs d'Octave Mirbeau. Grand fan de Ballard, mais lecteur plutôt occasionnel de science fiction, il est en revanche fasciné par le cyberpunk, alors émergeant en Grande-Bretagne. L'adaptant à son imaginaire débordant, il abouti à ce techno-shamanisme onirique, qui va être sa griffe jusqu'à la fin des années 90, puisqu'il le reprendra, et l'étoffera dans Pollen, sorti en avril dernier chez La Volte.

Deep down

Le Vurt, c'est le monde vurtuel. Une dimension onirique, balisée par des rêves créés de toutes pièces, auxquels on accède grâce à des plumes que l'on suce. Grâce à ces dernières, mises sur le marché par des producteurs spécialisés, le Vurt est devenu une industrie du divertissement florissante, qui remplace jeux vidéo, télévisions et cinéma et où Humains, Chiens, Robos, Ombres trouvent leur compte. Un tel engouement a bien-sûr fait naître une économie parallèle de rêves interdits, dangereux, parfois mortels, et toute une micro-société de l'addiction, où accros au Vurt ne vivent plus que pour échapper à la réalité sordide de ce futur proche.

Les Chevaliers du Speed - Scribble, Beetle, Bridget, Mandy et la Chose - font partie de ces junkies. Mais pour Scribble, la fuite dans le Vurt revêt un caractère particulier. Lors d'une montée sur une plume particulièrement dangereuse - la Curious Yellow -, il a vu Desdémone, sa sœur et amante, se faire engloutir dans le monde du rêve. De ce trip il a ramené la Chose, un "alien", protoplasme humanoïde, morceau de Vurt incarné dans le monde des Hommes. Triste résultante du principe d'échange qui dit que tout ce qui redescend du Vurt doit y être remplacé par quelque chose de même valeur venu du monde réel. C'est la seule raison qui pousse Scribble à continuer de prendre soin la Chose. Car il n'a pas perdu l'espoir de pouvoir, un jour prochain, retrouver la Curious Yellow, la remonter et ramener Desdémone.

Featherspotting

Jeff Noon est l'auteur culte des auteurs cultes. Des gens aussi recommandables que Douglas Coupland n'ont jamais caché l'admiration qu'ils ont pour son œuvre. Il en va de même pour pas mal d'éditeurs. Pourtant, à sa grande stupéfaction, lorsqu'il se mit en tête d'éditer - ou de rééditer - à La Volte, toutes les œuvres de Noon, Mathias Echenay constata qu'il était le seul sur le coup. Peut-être finalement que le culte ne fait pas vendre ? Enfin pas forcément. Aussi va-t-on essayer de remédier à ce dommageable état de fait. Car il vous faut lire Jeff Noon.

Vurt, qui avait déjà été publié chez Flammarion en 1998, a été pour cette réédition complètement retraduit. Et comme pour Pollen, c'est Marc Voline qui y a apporté un soin maniaque, expliquant en partie le retard pris sur le programme de publication original qui prévoyait la sortie conjointe
des deux opus. Mais le résultat en valait la peine. Tout comme pour Pollen, Voline a maintenu un équilibre précaire entre branchitude et expérimentation, s'autorisant à ne pas traduire certaines expressions, à laisser traîner ici et là des mots ou des noms que le passage au français aurait déflorés. Et ça marche, puisque, manœuvrant habilement entre ces deux écueils, il parvient à donner vie très naturellement à l'univers poétique et trash de Noon. Sans heurts, il rend ainsi justice à sa langue très particulière et plutôt novatrice.

Toutefois, ce retard aura tout de même eu une conséquence fâcheuse, celle d'avoir inversé l'ordre de publication originel. Broutille, d'accord. Mais Vurt est un premier roman. Brillant certes, mais un premier roman. Ainsi n'y trouve-t-on pas le même foisonnement que dans Pollen. L'intrigue cette fois est plus linéaire, et les références lorgnent plus ouvertement vers Gibson et les cyberpunks, du moins dans la construction. Car évidemment, Noon reste un défricheur d'univers, et celui qu'il crée, agrège la musique pop, la club culture, les banlieues ouvrières moches, le chômage, la crise, mais aussi ce côté presque victorien qui imprègne tout l'imaginaire anglais. Une note délicate de violette vient se mêler à l'âcre fumée du feu de coke, et les parkings des entrepôts transformés en boîtes de nuit ressemblent dès que l'on ferme les yeux, à un jardin de gentilhommière jalousement entretenu. C'est sur les vestiges de deux apogées finissantes - industrielle et impériale - que Jeff Noon vient trouver le matériau à recycler, et avec lequel il va créer son monde.

Un monde qui, même si il se laisse plus facilement conquérir par le lecteur que dans Pollen, va devoir exiger de vous un non-effort assez inhabituel. Car la littérature de Noon est une littérature du lâcher prise. Il va vous falloir accepter de vous laisser emporter par le flot de l'intrigue avant de chercher à tout comprendre. Autorisez-vous à ne pas tout contrôler. Laissez les mots et le style si particulier vous accrocher, vous immerger dans l'action, et découvrez, comme à la traîne des Chevaliers du Speed, ce Manchester lessivé, entre technologie et marginalité. C'est à ce prix - finalement modeste - que vous goûterez à cet univers qui ne demande qu'à se laisser conquérir.

Alors oui, c'est vrai, Vurt se mérite un peu. C'est d'ailleurs souvent le cas des bons romans, et c'est ce dont, à l'évidence, il est question ici. Vurt est un petit bijou qui balise le terrain vague s'étendant entre Les Extrêmes de Priest et le Trainspotting d'Irvine Welsh, une plongée dans notre inconscient sur fond de drum n'bass. C'est la littérature symptomatique de l'Angletterre qui sort du XXème siècle, engagée et rageusement personnelle, et le diptyque lâche qu'il forme avec Pollen est bien proche d'être indispensable à toute bibliothèque qui se respecte.

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