Présente-t-on encore Alan Moore ? Assurément l’un des plus grands scénaristes BD, on rappellera dans le désordre Promethea, Watchmen, From Hell, Miracleman ou encore V pour Vendetta, il est aussi un auteur de romans et un talentueux poète comme Le Miroir de l’Amour nous le démontre. José Villarrubia est un photographe d’art très reconnu et professeur au Maryland Institude College of Art de Baltimore, et a récemment collaboré à divers projets de BD.
Au commencement était la lutte : le poème comme pamphlet
Pour saisir toute la force du Miroir de l’Amour, il faut en connaître la genèse. Long poème en prose d’Alan Moore, il est paru pour la première fois en 1988. Il était la pièce majeure de l’anthologie intitulée AARGH ! (Artistes contre l’homophobie répandue du gouvernement), composée pour lutter contre la Clause 28. Cette clause, appelée aussi Section 27, correspond à la Section 2a du Local Government Act de 1986, qui interdisait aux autorités locales d’Angleterre et du Pays de Galles de « promouvoir » l’homosexualité et niait l’existence des familles homosexuelles en les qualifiant de « fictives ». Quinze ans après son vote, le 10 juillet 2003, la Clause 28 a enfin été abrogée, après une longue période de lutte soutenue par une coalition d’organisations pour l’enfance, d’enseignants, d’experts médicaux, de syndicats et de groupes homosexuels.
Ainsi le premier enjeu du texte d’Alan Moore était de faire s’élever une parole poétique racontant le chemin de souffrance parcouru par les homosexuels depuis le berceau de l’humanité, en structurant son propos autour d’une sélection de figures artistiques majeures -et le plus souvent littéraires- qui ont marqué leur Histoire. Plutôt que d’exprimer ses revendications dans un texte frontal, Alan Moore a choisi pour instrument la lyre et pour voix le chant d’un amant, dans une forte cohérence avec les nombreux poètes que l’on rencontre au fil de la lecture. La stratégie est claire : Moore cherche à informer ses lecteurs, hétéro ou homosexuels, en leur offrant un panorama historique et à les persuader plus qu’à les convaincre froidement. Le poème se veut avant tout fédérateur et émouvant au sens propre, principe générateur de mouvement des idées et des actes.
La fortune de l’œuvre
Le temps a passé, la lutte pour l’abrogation de la Clause 28 est heureusement dépassée, mais l’œuvre, même décontextualisée, continue à vivre grâce à la valeur littéraire du texte. Elle a donné lieu à divers projets dont une adaptation théâtrale mise en scène par David Drake en collaboration avec José Villarrubia. Du travail préparatoire de cette mise en scène apparaît un florilège éclectique d’images illustrant les instants forts du poème, allant des peintures du Caravage à celles de Hockney, qui vont devenir, subordonnées aux images pensées par Alan Moore pour la bande dessinée d’origine, sources d’inspiration du travail photographique mené par José Villarrubia pour la réalisation de cette nouvelle édition.
Correspondances entre les arts
Ainsi l’édition de 2006 est construite en diptyque ou en miroir : la page de gauche déroule le texte et celle de droite présente systématiquement une photographie qui en illustre un point fort, créant un effet d’accentuation et d’écho de la parole poétique. C’est là l’une des forces prodigieuses de cette œuvre : les arts s’unissent pour participer d’un même élan à l’évocation d’une thématique ou d’une émotion, l’image elle-même est prolongement et pur acte poétique. Les arts fusionnent pour raconter une même Histoire, l’image renforce le texte, le texte renforce l’image, tout comme chaque artiste évoqué se trouve relié à l’autre par delà les différences entre les époques ou les supports d’expression choisis. La forme close du poème les fait entrer en communication, et c’est une nouvelle Histoire de l’art qui nous est offerte, avec ses figures de proue pour chaque siècle. Soulignons l’extrême qualité des photographies de José Villarrubia, qui ne sauraient être perçues comme de simples illustrations des idées avancées dans chaque strophe : chaque photographie est indéniablement une œuvre à part entière, qui fait sens même décontextualisée.
Une bouleversante et érudite ode universelle à la liberté d’aimer
Le Miroir de l’Amour est une œuvre à lire pour plusieurs raisons : elle appartient déjà à l’histoire littéraire en raison du contexte de sa création, nous l’avons vu ; elle est un vibrant plaidoyer pour la liberté d’aimer porté par la force de vers tranchants et en cela elle s’adresse à tous, homosexuels comme hétérosexuels ; elle est une enrichissante histoire des tourments vécus par la communauté, mais ne se transforme jamais en martyrologe. On apprend beaucoup à la lecture de ce poème, comme ce à quoi font écho des dents cassées ou un œillet vert à la boutonnière. Il faut lire ce texte vers à vers, se laisser porter par un chant de souffrance néanmoins porteur d’espoir et se laisser guider jusqu’à l’ultime strophe, sublime, évidente autant qu’ingénieuse acmé de l’œuvre.
Un seul bémol : on aurait souhaité pouvoir découvrir parallèlement le texte anglais dans une édition bilingue…
Que ceux qui n’ont jamais lu le texte d’Alan Moore prennent possession d’une œuvre phare, et que ceux qui en ont déjà connaissance viennent redécouvrir le poème complété par les talentueuses photographies de José Villarubia. Leur somme en fait une superbe œuvre inédite.