Le Royaume de l’invisible, concerto pour nuits majeures
La longue collaboration de Nataël, scénariste, et de Béja, illustrateur, remonte au début des années 1980 avec la création d’Ici Terre, un manifeste mythologique. Viendront de nombreuses autres œuvres parmi lesquelles Les Griffes du hasard (Casterman, 1990), Nolimé Tangéré (Casterman, 1995) ou Le Poids de l’ombre (Casterman, 1997). Avec Le Royaume de l’invisible, les deux auteurs quittent le format BD pour la production d’un texte proche de la forme romanesque accompagné d’illustrations de Béja.
Initiation des sens à la sauce mystique
Une ville inconnue, qui pourrait être n’importe quelle ville, pourvu qu’elle soit sombre, romantique, pleine d’arcades, chargée d’histoire et de mélancolie. Un jeune homme dans les rues noires et obscures, obscures et sombres, à la tombée de la nuit, sous les lueurs de la lune, clair obscur, donc, finalement. Un chien, ou plutôt un cerbère, se révèle être son guide, que dis-je son passeur, d’un regard qui en dit long ils se sont compris, complices, le chien et le narrateur. La lune veille et le chien entraîne le jeune homme dans une calèche. Le cocher, à la « face de lune rousse » se trouve être lui aussi un passeur. Il va transmettre au narrateur un précieux et mystérieux, et étrange, et symbolique objet, une chevalière (ah ! le charme désuet de l’aristocratie !), un « sésame » bien sûr ! Et là, dans la calèche, une apparition, une révélation : Alma ! Ah, comme la route va être longue avant de pouvoir rencontrer Alma en chair et en seins ! Attention, il ne faut pas se fier aux – grossières - apparences : pour attraper une âme, il ne suffit pas d’une œillade langoureuse, il faut s’élever à la force de l’esprit, apprendre l’extase physique et spirituelle auprès d’autres corps très loquaces en considérations mystico-philosophiques pendant l’amour (si si !). Voilà donc le narrateur parti en chasse d’Alma, une quête qui l’aménera de fêtes décadentes en orgies sexuelles, parfois même dans des lieux de culte (damned !).
Le royaume du cliché
« Ce voyage onirique c’est d’abord UN texte », nous dit la promo de quatrième de couverture. Un « voyage onirique », certes, c’est acceptable, mais l’utilisation des majuscules visant à souligner la qualité littéraire du texte, là, non ! Non, il ne suffit pas de mélanger mélancolie, références historico-mystico-culturelles, velours rouge, lieux de cultes, chevalières, parfums - enivrants, bien sûr - pour produire de la littérature digne de ce nom. Nataël, on le voit, est fasciné par l’esthétique décadente et le dix-huitième siècle. Il a bon goût. Le premier souci est que la mixture donne ici dans le ramassis de clichés. Tout y est prévisible quand on a une petite connaissance des univers de référence, et la construction des personnages n’échappe pas à cette règle : de la femme tentatrice - descendante de Lilith, tout de même ! – au « Prince de ce monde » autre incarnation du Mal, « le visage blême comme la mort », évidemment, qui sera l’adversaire implacable du narrateur, les personnages restent des archétypes convenus.
Pour une décadence de l’écriture
Le second problème, et non le moindre, est le style. L’écriture est ampoulée, précieuse, lourde, alors qu’on sent bien que le résultat visé est le raffinement. De ce décalage naît le ridicule et notre rire. Le modèle de l’écriture décadente est prégnant. Huysmans, Villiers de l’Ile Adam, Barbey d’Aurevilly sont convoqués allégrement mais le tout sombre dans une imitation maladroite, sans couleur propre. Pour « faire décadent », il faut tout d’abord utiliser des métaphores et beaucoup d’autres figures de style. Sont aussi nécessaires de bonnes rasades de mots rares : emprunts, archaïsmes, voire néologismes quand l’inspiration se fait féconde. Puis, archaïsmes toujours, cette foi-ci de construction : on relève une forte utilisation d’inversion en tout genre : de l’adjectif, du génitif (le formidable « labial remuement »). Enfin, pour « faire dix-huitième », rien de plus efficace, dans la bouche des personnages, qu’une parlure désuète et ampoulée, avec force emploi de passé simple. Ajoutons tout de même que l’acmé est atteinte quand, brutalement, l’auteur passe du registre soutenu au registre familier.
Petit florilège, non exhaustif, vous l’aurez compris. Tout d’abord, l’inoubliable rencontre avec le chien, amorce des subtils changements de registre : « Après avoir tourné deux ou trois fois sur lui-même, il se coucha en pointant vers moi son museau. Genre : Tu peux faire ce que tu veux, mais moi… j’ai tout mon temps ! » Puis, le narrateur croise la route d’une femme. Aïe ! Le voici amoureux, en tout cas fasciné, désirant : « Ses yeux, d’un vert aussi profond que l’océan, me prirent dans leur filet. Je sus qu’il n’appartenait qu’à moi d’y plonger pour essayer d’en toucher le fond. » Un peu plus loin : « Je la sentis dériver, mais récupérai bien vite son sillage. Elle ne quitta jamais mes eaux et j’eus souventes fois l’occasion de plonger mon regard dans l’océan de ses yeux. » Ou encore : « L’haleine de l’angoisse m’effleura, mais je la chassai en escaladant les marches du perron. Tel un papillon de nuit embarqué dans un nuage de phéromones, je me présentai à l’immense porte donnant sur un hall éclairé a giorno. » Plus loin encore, le héros s’unit à une jeune femme. En pleine « valse des corps qui s’emboîtent », une conversation intellectuelle s’engage tout naturellement : « Le Mystérium conjunctionis, m’entendis-je murmurer. Cette expression s’était imposée à moi comme si je l’eusse connue de toute éternité… ». Voilà. Que dire de plus ? « Un vide. »
Des illustrations rédemptrices
Notons que la déception est d’autant plus forte que l’ouvrage est un bel objet, et surtout que les illustrations de Béja sont d’une grande qualité, notamment les portraits du personnage d’Alma. L’utilisation de la technique du glacis permet d’obtenir des œuvres troublantes, évanescentes. L’illustration de couverture est un bel exemple du talent de Béja.
Le Royaume de l’invisible, concerto pour nuits majeures, loin de nous emporter ou de nous fasciner, irrite, agace, et au mieux, nous fait rire. Pour une bonne poilade stylistique, pourquoi pas.