Auteur anglais, Graham Joyce avait marqué le public français avec Lignes de Vie – lauréat de deux Grands Prix de l’Imaginaire dont un pour sa traductrice, Mélanie Fazi – et un peu déçu avec son dernier roman, En attendant l’orage. Auteur par ailleurs de douze romans et de nombreuses nouvelles, il a été récompensé à plusieurs reprises à l’étranger par le British Fantasy Award et le World Fantasy Award. Spécialiste de la littérature blanche flirtant avec le fantastique et des ambiances oppressantes, Graham Joyce nous revient cette fois avec un roman qui fleure bon la nature. Et pourtant…
Welcome to the limit
L’Angleterre rurale de la fin des années 60. Depuis son plus jeune âge, Fern est élevée par Maman Cullen, sa mère adoptive, dans une chaumière à la lisière du petit village d’Hallaton. La vieille femme lui a transmis, jour après jour, son savoir de guérisseuse et de sage-femme et Fern ne connaît pas grand-chose d’autre du monde que la petite maison où elle a toujours vécu. Aussi lorsque sa mère, gravement blessée, doit être hospitalisée, la jeune fille se retrouve brusquement en première ligne, aux prises avec un monde qu’elle ne connaît pas et qui est en pleine mutation. L’installation d’une communauté hippie dans la ferme voisine, l’irruption de la technologie dans l’obstétrique et les avances des garçons sont autant de nouveautés qui viennent perturber la jeune fille. D’autant qu’il suffit d’un faux pas pour que ceux que Fern et sa mère ont si souvent aidé par le passé se retournent contre elles.
Les limites du genre
Si l’on se fie à la quatrième de couverture, le nouveau roman de Graham Joyce ne peut que décevoir. Là où l’éditeur nous parle des « limites du monde réel », il faut comprendre que la jeune héroïne vit en marge du monde civilisé, dans la campagne profonde de l’Angleterre. Quant aux « mystères [de la] nature » dont il est question, il ne s’agit ni plus ni moins que des tisanes abortives, des potions laxatives, et autres remèdes de grand-mère que prépare Maman Cullen pour les habitants du village.
Les Limites de l’Enchantement est-il véritablement un roman fantastique ? Le lecteur soucieux de la qualité de ses lectures est en droit de se le demander. A un moment, l’un des personnages hippies suggère à Fern, pour résoudre ses problèmes d’argent, d’écrire sa propre histoire et de la faire publier expurgée de ses éléments surnaturels. Faut-il comprendre que le récit que l’on lit, raconté à la première personne par l’héroïne, est cette version assainie ? Que l’on doit lire entre les lignes pour en interpréter les éléments fantastiques ? Même si tel est le cas, le roman paraîtra sans doute fade à ceux qui s’attendent à lire un conte merveilleux sur les relations entre l’homme et la nature.
Ce malentendu évacué, intéressons-nous plus précisément à ce qui fait le véritable intérêt du roman. Les deux premiers tiers ressemblent à une véritable chronique sociale, décrivant les difficultés de Fern à s’adapter au monde moderne, sa lutte pour surmonter ses difficultés financières tout en prenant soin de sa mère hospitalisée. Mais ce n’est que dans les cent dernières pages, lorsque qu’une partie des habitants du village se ligue pour faire passer Fern pour une folle et la faire interner, que le roman décolle vraiment. Graham Joyce déploie alors tout son talent de conteur pour nous faire tanguer aux limites du réel – pour de bon cette fois – et de la raison, détruisant savamment un à un les repères posés plus tôt dans le roman.
Les personnages sont attachants, le récit tantôt drôle, tantôt inquiétant, tantôt émouvant, le style fluide et servi par une traduction remarquable, mais on se demande souvent : où diable l’auteur veut-il en venir ? Tout est comme si l’auteur s’était forcé à écrire quelque chose – une chronique sociale – mais que son naturel, avec l’intrusion d’un léger fantastique, revenait au galop. Il en résulte un roman bourré de qualités mais qui ne tient pas vraiment la route, un peu bancal. Et il suffit d’un happy end à l’américaine totalement incongru, avec une compétition virile, la fête de la bière locale et une jolie histoire d’amour, pour que notre profonde perplexité se mue en léger agacement.
Tel quel, avec sa couverture « Nature & Découvertes » pleine de fougères translucides et son dos « limites du monde réel », Les Limites de l’Enchantement aura certainement du mal à trouver son public. C’est autant plus dommage qu’il aurait pu s’agir d’un roman passionnant sur l’altérité, la différence, et la folie.