Les Chemins énigmatiques
Actusf n’avait jusqu’ici jamais parlé de Turf. Oubli ou complot délibéré ? On ne le saura sans doute jamais, les responsables se refusant à tout commentaire. Heureusement, la pression d’une horde de fans en colère (le présent chroniqueur, en fait) a enfin eu raison de ce silence inadmissible et suspect. Car Turf n’est pas un petit nouveau dans le paysage de la BD franco-belge.
Né à Marseille en 1966, Turf fait l’Ecole des Beaux-Arts d’Angoulême où il rencontre de futurs talents comme Oger ou Wendling. Après un passage dans un studio d’animation, il se lance dans la BD en participant au tome 1 des Enfants du Nil chez Delcourt. Puis il crée la série Les Remparts d’écume avec Joël Mouclier, en écrivant le scénario du premier tome. Mais leur collaboration s’arrête. C’est alors que Turf se fait véritablement connaître avec La Nef des fous chez Delcourt, formidable série débutée en 1993 et qui compte aujourd’hui six tomes (elle devrait s’arrêter au septième). Entre temps, Gribouillis, album original qui raconte le voyage d’un gribouillis dans les pages d’un catalogue, sort en 2003 et confirme le talent imaginatif et graphique de Turf.
I. Tomes 1 à 5
Si vous avez manqué le début
Résumer les cinq premiers tomes de La Nef des fous serait trop complexe et dévoilerait certains détails propices à gâcher le plaisir des néophytes. Il suffira juste de dire que l’histoire se déroule à Eauxfolles, royaume baroque médiévalo-steampunk dominé par un château dans lequel règne Clément XVII. Le roi, naïf, rêveur, ubuesque, est la cible d’un complot fomenté par son Grand Coordinateur, Ambroise, ami de trente ans assoiffé de pouvoir et secrètement amoureux de la fille de Clément, Clorenthe. Mais celle-ci lui préfère son fou, Arthur, qui disparaît de temps en temps d’Eauxfolles pour des contrées où les oiseaux volent (alors que tout le monde sait qu’ils ne le peuvent pas). Parallèlement, deux agents de police burlesques sont sur la piste d’un trafic de liqueur de coloquinte. Mais il commence à se produire des choses bizarres en Eauxfolles : les saisons se dérèglent, des monstres apparaissent en ville et d’étranges robots disparaissent dans des souterrains secrets. Seul Ambroise semble comprendre ce qu’il se passe… Qui est donc la personne avec qui il s’entretient par écran interposé et qui semble contrôler les contrées eauxfolloises ?
Du génie à l’état pur
Qualifier Turf de génie peut paraître exagéré à ceux qui ne le connaissent pas. Mais il suffit d’ouvrir le premier tome de La Nef des fous pour s’apercevoir qu’il n’y a pas meilleur mot pour décrire son talent.
Talent graphique avant tout, et à tous les niveaux. Turf ne se contente pas d’installer puis exploiter un style en particulier. Ce qu’il affectionne avant tout, c’est la variété. La plupart du temps, il utilise un trait remarquablement net et précis qui s’affine au fil des albums, et donne à ses décors et à ses personnages un aspect réaliste incroyable, tout en conservant un style « cartoon » des plus séduisants. Ses dessins s’imposent véritablement au lecteur, comme s’ils étaient gravés à même la page, notamment lorsqu’ils représentent des objets technologiques. Mais Turf ne perd pas une occasion de s’écarter de cette règle. En fait, la seule règle qu’il se donne, c’est d’utiliser le bon style graphique au bon moment. Ainsi peut-on trouver ça et là des cases au flou approprié, dans les scènes de violence par exemple, ou lorsque les personnages sont observés de loin. Comme si Turf faisait varier la focale de ses crayons pour ajouter encore plus de crédibilité à sa mise en scène. Et que dire des innombrables trouvailles visuelles qui émaillent chaque album de la série ? Turf trouve toujours une façon originale de mettre en image les caractéristiques de ses personnages ou de ses décors. En vrac : la vision grand angle des monstres d’Eauxfolles, la transparence des éphémères, les inventions typographiques marquant des changements d’humeur ou des tons de conversation particuliers, et par-dessus tout ces planches représentant les rêves, avec des couleurs pastel et des traits plus grossiers qui traduisent à merveille l’environnement onirique et cotonneux dans lequel se trouvent les personnages pendant leur sommeil. En fait, Turf adapte son style en fonction de la perception des protagonistes, ce qui fait qu’on a toujours l’impression d’être dans la tête de quelqu’un.
Bref, à chaque fois que l’on se trouve confortablement installé dans son univers visuel, Turf introduit des cases aux points de vue originaux et inventifs, comme pour dire au lecteur : « Eh, tu aimes ce que je fais ? Attends, attends, tu n’as pas tout vu ! ». Il s’amuse comme un petit fou à nous stimuler, à nous surprendre, et va même jusqu’à dissimuler de petits jeux au sein de ses cases. Saurez-vous par exemple retrouver le message caché du second tome, Pluvior 627 ? Il faudrait d’innombrables lectures pour découvrir toutes les richesses que recèlent les dessins de Turf, pour saisir tous les détails humoristiques, pour trouver tous les endroits où il a apposé sa signature, parfois intégrée au décor même.
Alors, pas encore convaincus ? Attendez la suite… Turf travaille en couleurs directes et cela se voit. Ses couleurs sont d’une beauté et d’une pureté époustouflantes qui confèrent à chaque lieu une ambiance particulière : bleu roi pour Eauxfolles, rouge sang pour l’extérieur ou jaune moite pour la jungle. Turf sait donner un grain spécifique à chacun de ses tableaux, et il n’est pas rare de rester les yeux fixés sur une case ou une double page (l’incendie de l’opéra dans le premier tome, par exemple), à profiter du spectacle comme si l’on se trouvait dans une galerie exposant les peintures d’un grand maître. Encore une fois Turf n’aime pas l’uniformité et joue aussi bien avec les couleurs qu’avec les ombres. Ombres chinoises ou ombre projetée par la lune et montrant le passage du temps sur plusieurs cases, pénombre ou cases entièrement noires dans les scènes d’obscurité où le texte est alors mis en valeur : Turf manie aussi bien la couleur que son absence (l’album Gribouillis en est une preuve flagrante).
Trait et couleur : deux composantes essentielles pour composer une BD graphiquement aboutie. Mais il reste un troisième élément qui fait la charnière entre le dessin et le scénario, et qui va donner toute sa dynamique à l’œuvre : le découpage. Et là encore, Turf excelle. Tout d’abord il dose correctement les planches accordées à chaque ligne de narration, équilibrant son scénario autour des différents personnages. Cela ne l’empêche pas de mettre de côté certains protagonistes pendant tout un album, mais c’est pour mieux y revenir par la suite. D’un point de vue plus ponctuel, Turf utilise son talent graphique pour instiller, à travers la disposition et la taille de ses cases, à travers les transitions qui les séparent et les symétries qui les unissent, un dynamisme et un rythme qui guident les yeux du lecteur sur les chemins sinueux et variés du déroulement de l’histoire. Turf joue aussi bien avec l’horizontalité pour représenter la distance, qu’avec la verticalité (lorsque les personnages montent les échelles) et même la diagonale (magnifiques « cases escaliers ») ; il se sert aussi parfois des bulles pour guider notre regard à travers les planches ; il utilise des éléments symétriques (comme les portes) pour adoucir la transition entre deux scènes et créer des liens symboliques chargés de signification ; il se sert des codes classiques de la BD pour les intégrer au décor, comme lorsque les espaces intericoniques deviennent les barreaux d’une prison… Il en résulte une fluidité de la lecture que Turf maîtrise de bout en bout, et qui sert admirablement le scénario.
Une histoire loufoque aux multiples ramifications
Car il n’est pas facile de développer un scénario aussi riche, qui se passe sur quelques jours à peine, alors que la publication de la série s’étend sur plusieurs années. Et pourtant Turf garde le cap avec succès. Dans le premier tome, Eauxfolles, l’histoire démarre sur les chapeaux de roue. Turf présente dès les premières planches plusieurs intrigues qui se recouperont plus tard, mais il ne joue pas spécialement sur le suspens. On apprend ainsi, en suivant certains personnages, ce que d’autres comprendront bien plus tard (les deux policiers ne démêleront que dans le tome 5, Puzzle, des mystères que nous, lecteurs, connaissons depuis le premier opus). Cela nous permet d’appréhender et de savourer la complexité des relations entre les différentes lignes de narration, qui s’enrichissent et se complètent mutuellement au fur et à mesure de leur développement. Et bien entendu cela sans jamais perdre le lecteur, car il dispose très vite d’informations nécessaires à une bonne compréhension de l’histoire.
Globalement, Turf fait preuve d’une imagination débordante. Le monde loufoque qu’il a créé est d’une richesse incroyable, et chaque album est l’occasion d’en dévoiler une partie originale en marge de l’intrigue principale. La multitude de détails sur l’histoire d’Eauxfolles, sa société féodale moderne, sur la nef et ses coulisses, ou bien sur l’extérieur sauvage et hors du temps, compose un environnement qui déborde largement du cadre de la BD. D’ailleurs, Turf a sorti en 1998 un album indépendant narrant la jeunesse du roi Clément XVII, Le Petit Roy, témoin de sa volonté d’aller plus loin que son histoire originelle. Il va même jusqu’à proposer des bonus à ses lecteurs, comme le diorama du tome 4, Au turf, à fabriquer soi-même, pour étendre son univers au-delà des pages de l’album.
Mais fabriquer un univers n’est pas tout. Encore faut-il le remplir et lui donner un ton bien à lui. Ce que Turf réussit grâce à des personnages tous plus ubuesques les uns que les autres. Qu’il s’agisse entre autres du roi, un peu naïf et fantaisiste et dont le seul but est de se détendre sans trop penser au royaume, du Grand Coordinateur retors et calculateur, ou des deux policiers zélés qui mènent leur enquête en sous-marin, tous apportent une note burlesque et décalée à l’histoire qui se retrouvera dans chaque planche. Même les personnages secondaires participent à cet élan grand-guignolesque, comme le robot parti à la recherche d’Arthur et Clorenthe, complètement barré, imbu de soi mais malheureux de sa finition approximative. Mais la palme revient sans conteste aux schloumpfs, petites créatures bleues à bonnet blanc hargneuses et voraces, qui ne sont pas sans rappeler de petits personnages ayant bercé notre enfance, et auxquels Turf réserve un sort qui n’est pas des plus enviables…
Mais Turf ne s’arrête pas à cette composante comique de la personnalité de ses héros : petit à petit le lecteur découvre que chaque personnage recèle des qualités ou des défauts qui donnent une nouvelle perspective à leur comportement. Ainsi le roi n’est-il pas forcément aussi bête qu’il n’y paraît (tome 5) ; Ambroise est torturé par la solitude et la culpabilité (tome 3, Turbulences, et tome 4). Même les personnages les plus sombres ne sont pas exempts de sentiments, et ceux qui nous sont sympathiques sont parfois arrogants ou commettent des erreurs. Et les relations qui existent entre eux sont un moyen de les faire évoluer ou de les révéler. Turf fait ici preuve d’authenticité lorsqu’il décrit ces relations, et sous le vernis comique se cache une grande sensibilité.
Tous ces personnages sont servis par des dialogues cohérents avec cet univers, c'est-à-dire en grande partie absurdes et drôles, mais toujours pleins d’esprit et de réparties inattendues. Souvent les personnages ne sont pas sur la même longueur d’onde et les malentendus humoristiques sont nombreux. Les conversations sont des mines de petites phrases qui pourraient devenir cultes si elles étaient récitées dans un film de cinéma. Morceaux choisis : « La monarchie des rayures s’est écroulée laissant place à l’empire des petits pois » ; « — Mais ??... Pourquoi je vous parle… à vous… une machine ?... — Mais ??... Pour faire une conversation très certainement ! » ; « C’est trop injuste de libérer les gens juste avant la soupe ! ». Chacun est enferré dans sa propre logique, incompatible avec celle des autres. C’est là le principal ressort comique de la série. Mais encore une fois Turf n’est pas qu’un amuseur et se permet de temps en temps quelques remarques qui visent notre propre société : « Chaque télétexte transforme et déforme l’information du télétexte précédent afin de le rendre incompréhensible et donc inutilisable ». Ajoutez à ceci l’image d’un Grand Coordinateur assoiffé de pouvoir et manipulateur, et l’on en vient à se demander si Turf n’a pas anticipé une certaine élection qui nous préoccupe en ce moment…
II. Tome 6 – Les Chemins énigmatiques
Si vous n’avez pas manqué le début
(Sautez ce paragraphe si vous n’avez pas encore lu les précédents tomes, il peut contenir des révélations susceptibles d’entacher leur découverte)
De retour au château après son emprisonnement, Clément n’a pas le temps de profiter de son confort retrouvé. Perturbé par des bruits dans son sommeil, il se lève et aperçoit un robot de la nef, et décide de le suivre dans les souterrains. Ambroise, finalement arrêté par le maître de la nef, subit un lavage de cerveau et croit devenir fou lorsque les souvenirs du prince putatif reviennent le hanter. Dehors, Arthur retrouve Clorenthe. Avec le robot chargé de les ramener à la nef, ils tentent de sortir de la jungle où les schloumpfs rôdent. Quant à nos deux flics de choc, ils poursuivent leur enquête sur le trafic de coloquinte et remontent petit à petit la piste qui les conduira au cœur du château. Bref, chacun se trouve à moitié perdu sur des chemins énigmatiques tortueux qui mèneront, peut-être, à la conclusion de cette folle aventure.
L’originalité et la surprise, toujours
On pouvait se demander si Turf, après deux ans d’absence, allait réussir à maintenir un tel niveau d’excellence dans ces Chemins énigmatiques. Le doute est dissipé dès la page de titre, avec une simple case apostrophant le lecteur et laissant sous-entendre que ce qu’il va lire n’est que le fruit de son imagination délirante. On est immédiatement attiré et pressé de tourner la page pour découvrir ce qu’il nous a concocté. Suit une page au graphisme kitsch et bichromie en préambule, témoin du goût de Turf pour la BD des origines qu’il nous avait déjà laissé entrevoir dans Gribouillis. Tout ça pour dire que l’auteur veut dès le début nous surprendre, attiser notre curiosité avant de nous replonger dans l’intrigue de la série.
On retrouve alors son graphisme et ses ambiances d’une beauté à couper le souffle, ainsi que son sens de l’absurde (comme pour cette agrafeuse géante servant à réparer la fissure qui coupe le château en deux, ou bien les petites phrases du genre « Ce bureau d’allure innocente me semble bien douteux avec son air de ne pas en avoir l’air ! »). Côté visuel, Turf continue d’innover avec par exemple les souvenirs de Clorenthe en rouge sépia, l’observation d’une scène par l’un des policiers à travers un rideau, ou encore les décors déformés pour représenter la gueule de bois d’Ambroise. A noter aussi le soin quasi maniaque apporté à la cohérence des décors entre les différents albums (par exemple la forme des racines d’un arbre ou la présence d’un bateau en plastique dans le bain d’Ambroise). C’est d’autant plus difficile que Turf doit garder à l’esprit que l’action se déroule sur deux ou trois jours seulement. Pour le lecteur, remarquer ce genre de détails est à la fois une récompense et une nouvelle preuve du génie de l’auteur.
Enfin sa façon de dessiner les souterrains donne une structure visuelle à l’album, comme les fondations d’un gigantesque château qui symboliserait l’intrigue elle-même. Le lecteur descend avec le roi, il est guidé vers les profondeurs de l’histoire qu’il connaît déjà en partie mais dont il ne sait pas encore tous les secrets. Nous sommes placés en situation d’attente – l’action est légèrement plus lente que dans les tomes précédents – Turf cherchant clairement à nous identifier avec Clément, comme pour nous dire : « jusqu’ici je vous avais dévoilé pas mal de choses, maintenant vous êtes comme les personnages : vous ne savez rien ». Le dernier tome, Terminus, promet d’être éblouissant.
Jetez-vous sur La Nef des fous
Génie n’est définitivement pas un mot trop fort pour qualifier Turf. Il est sans conteste l’un des artistes les plus originaux et inventifs de ces quinze dernières années. Son talent graphique s’allie à son talent narratif pour nous offrir une série d’une variété exceptionnelle. Malgré cette diversité incroyablement riche au niveau graphique, Turf parvient à conserver une grande unité et cohérence à son univers. Dessin et scénario s’enrichissent mutuellement et s’imbriquent pour former une aventure loufoque et bourrée d’imagination. Lire La Nef des fous est sans doute la chose la plus excitante qui puisse arriver à un amateur de BD. Une réussite incontournable !