Livre
Photo de L'Homme démoli & Terminus les étoiles

L'Homme démoli & Terminus les étoiles

Alfred Bester ( Auteur), Patrick Marcel (Traducteur), Manchu (Illustrateur de couverture)
Aux éditions :   -  Collection : 
Date de parution : 10/05/07  -  Livre
ISBN : 9782207257326
Commenter
Arkady   - le 27/09/2018

L'Homme démoli & Terminus les étoiles

« Bester a un ampli qui va jusqu’à onze quand tous les autres ont un ampli qui s’arrête à dix. »
K.W. JETER

On pensera ce qu’on voudra de la politique éditoriale de la collection Lunes d’encre dans ses choix de publication parmi les auteurs du moment (Christopher Priest, Robert C. Wilson, Adam Johnson, Ian MacLeod, Ted C., …), personne ne pourra leur retirer qu’en terme de préservation du patrimoine historique de la défunte collection Présence du Futur, le travail a toujours été d’excellente facture. Point d’orgue de ce travail : les « intégrales » revues et augmentées, notamment celles de La Forêt des Mythagos de Robert Holdstock et de L’Ombre du bourreau de Gene Wolfe (en attendant celui de K.W. Jeter…). Dans la continuité de cette démarche littéraire pertinente, voici venu le premier tome d’une « intégrale » sur Alfred Bester comprenant ses deux œuvres les plus célèbres, qui bénéficient toutes deux d’une nouvelle traduction de Patrick Marcel : L’Homme démoli et Terminus les étoiles. Suivront un deuxième volume comprenant Les Clowns de l’Éden et l’inédit Golem100 puis deux volumes consacrés aux nouvelles de l’auteur.

Alfred Bester, écrivain souvent méconnu du lectorat de la science fiction, a pourtant marqué l’histoire de ce genre littéraire, au point d’être souvent cité en référence par de nombreux écrivains, au même titre que les plus médiatisés H.G. Wells et Philip K. Dick. La réédition raisonnée de ses œuvres par Lunes d’encre est l’occasion de s’interroger sur la légitimité de ce statut d’auteur culte.

« C’était un âge d’or, un temps de grande aventure, de vie riche et de mort féroce… »

L’Homme démoli se présente comme un roman policier futuriste décrivant l’affrontement entre un meurtrier, le tyrannique magnat Ben Reich, et Lincoln Powell, le commissaire principal en charge de l’enquête. Le crime et sa résolution n’ont rien d’anodin car, dans ce futur proche imaginé par Bester, un nombre important d’humains ont acquis la capacité de lire dans les pensées. Difficile de commettre un crime dans ces conditions et encore plus d’échapper à un enquêteur convaincu de votre culpabilité, surtout quand celui-ci est un haut gradé dans la hiérarchie des télépathes.

Terminus les étoiles est une relecture exubérante du Comte de Monte Cristo. Gully Foyle, mécanicien de second ordre, est le seul rescapé de l’explosion de son vaisseau, le Nomad. Désespéré, il se croit sauvé quand l’épave de celui-ci croise la route du Vorga et il se hâte de leur signaler sa présence. Malheureusement pour lui, ce vaisseau continue sa route sans daigner lui prêter secours. Réussissant, malgré l’état piteux du Nomad, à rejoindre la civilisation, Gully Foyle se fixe comme seul but de se venger du Vorga et de son équipage, qui l’ont abandonné à une mort quasi-certaine. La réalisation de sa vengeance est compliquée par la capacité grandissante de nombre d’humains à se téléporter.

Les intrigues de ces deux romans, écrits dans les années cinquante, sont sommaires et ne s’éloignent pas, de prime abord, des standards de la science fiction de l’époque. Bester s’intéresse à l’extension des capacités humaines, en dehors de toutes dimensions matérielles pour le premier et dans l’espace pour le second. Il développe, plutôt finement, les conséquences sur la société et sur l’individu de ces mutations. À ce développement, il mêle une intrigue policière et une quête de vengeance. Les conclusions respectives de ces intrigues lui permettent de mettre en exergue la logique et l’intérêt de ces mutations : la télépathie et la téléportation libèrent l’humanité du carcan dans lequel elle s’enfermait de plus en plus. Ces évolutions s’inscrivent dans la philosophie générale de l’évolution naturelle des espèces – évoluer pour survivre. Ces épilogues optimistes, voire dégoulinant de mièvrerie dans L’Homme démoli, sont plutôt conformes à l’optique positiviste de la science fiction de l’Âge d’Or. Si on ajoute à ce constat des ficelles romanesques assez pataudes – dans L’Homme démoli, l’accumulation pesante des preuves pour le super ordinateur policier (qui est au passage une extrapolation technologique ratée et pour le moins grotesque) et dans Terminus les étoiles, les coïncidences téléphonées à répétition –, les deux premiers romans de Bester n’ont rien qui les distinguent du lot. A priori.

« C’était un temps d’anomalies, de monstres et d’aberrations. »

Là où Bester se démarque de ses contemporains, et où la lecture de ses romans devient réellement passionnante, c’est dans sa vision : sa vision de la science fiction en tant que littérature prospective et donc dangereuse ; sa vision de la science fiction en tant que littérature scientifique et donc expérimentale.

Ses développements autour de l’apparition de la télépathie et de la téléportation sont très fouillés et demeurent encore pertinents aujourd’hui. Bester retranscrit avec lucidité et un brin de cynisme l’apport de ces nouveaux talents dans la société. Les rapports de pouvoir changent ; l’équilibre des classes prend un nouveau visage. Bester dépeint comment l’usage de ces nouvelles capacités va être systématiquement détourné à des fins lucratives et comment ils deviennent de nouveaux instruments de pouvoir. Ainsi, au sein même des détenteurs de ces pouvoirs, les individus sont étiquetés et jugés par niveaux d’aptitude ; des querelles et des rivalités naissent entre les différentes classes de télépathes. La seule limite de cette critique sociale repose dans chacun des deux épilogues qui, à chaque fois, révèlent qu’en vérité, bien utilisées, la télépathie et la téléportation c’est quand même trop cool.

Cette vision moderne de la société, portée par un style incisif et qui a peu vieilli (même dans les traductions d’origine) est complétée par la volonté apparente de Bester de moderniser la science fiction ou, a minima, de la chambouler – que cette littérature d’idées prospectives soit aussi une littérature d’idées narratives. Touche-à-tout, Bester incorpore des éléments d’autres genres : le thriller dans L’Homme démoli, une certaine théâtralité dans Terminus les étoiles. Régulièrement, il se permet des expérimentations stylistiques : variations de ton, insertion de documents, jeux typologiques. Tout n’est pas des plus utiles, ni des plus fins – sa meilleure tentative restant la retranscription des communications télépathiques – mais qu’importe, l’essentiel dans la démarche de Bester est d’oser. Au même titre que la télépathie et la téléportation repoussent les capacités humaines, sa plume tente de repousser les barrières prosaïques derrière lesquelles s’était alors retranchée la science fiction.

Bester offre en prime une galerie de visions dangereuses sans pareil. Dans les psychoses, l’égoïsme et la cruauté des personnages principaux. Dans la succession de lieux extravagants et de scènes baroques que Bester enchaîne avec audace. Cultivant l’ambiguïté de ses personnages, Bester affectionne les bad guys, les rejetés, les moralement « méchants » ; il s’attarde sur ce qui fait grincer la machinerie sociale. Au rang de ses personnages rocambolesques, on pourra remarquer un certain médecin, Harley Baker, dirigeant d’une Manufacture de monstres, qui n’est pas sans évoquer le Dr. Adder de K.W. Jeter.

Le terme visions dangereuses s’adapte à l’œuvre de Bester tellement il réussit là où l’anthologie de 1967 d’Harlan Ellison échouait. Les romans de Bester répondent en tous points à la note d’intention de celle-ci : « Elle est destinée à secouer un peu les choses. Elle est née d’un besoin d’horizons nouveaux, de formes nouvelles, de styles et de défis neufs dans la littérature de notre époque. » À croire qu’Ellison n’avais jamais lu Bester…

Mais…

C’est probablement dans cette modernité de ton et dans cette volonté permanente de s’affranchir d’une narration traditionnelle qu’il faut voir l’intérêt de la science fiction de Bester et son impact sur sa descendance. Car, il faut bien avouer que ce n’est pas dans les romans en eux-mêmes qu’il faut le trouver. Le déroulement des intrigues est conventionnel et peu crédible, et surtout celles-ci ne débouchent sur rien de concret. Certes, Bester a plein de choses à expérimenter mais il n’a pas grand chose à dire au final. Cela peut paraître sévère, mais autant dans la petite histoire, Bester a un ampli qui va jusqu’à onze, autant dans la grande histoire, il a oublié de le brancher (a-t-il seulement essayé ?).
 
À lire les notules biographiques sur Bester, il semble que celui-ci ait abordé la science fiction avec beaucoup d’humour et de détachement. Cette immersion modérée dans le milieu et ce second degré ont vraisemblablement joué un rôle dans le décalage et la pertinence de ses romans par rapport aux autres œuvres de l’époque. Bester a apporté un regard neuf, critique et novateur sur la science fiction. Mais, il s’est contenté d’y porter un regard et de considérer au bout du compte la science fiction comme un joli laboratoire bariolé, comme un terrain de jeux infini. Il a, ce faisant, oublié l’essentiel à ses romans, beaucoup trop distants : une âme.

Lire Bester reste essentiel. Il ne faut cependant pas s’attendre, dans le cas de L’Homme démoli et Terminus les étoiles, à des romans renversants, mais à un catalogue de visions dangereuses qui ont joué un rôle majeur dans le visage actuel de la science fiction. Cette influence peut paraître surfaite pour le lectorat d’aujourd’hui, mais souvenez-vous, qu'à l'époque de leurs parutions, les gens lisaient encore Van Vogt !

Genres / Mots-clés

Partager cet article

Qu'en pensez-vous ?