Le Sablier vert
Michel Jeury est un auteur majeur de la science-fiction française. Né en 1934 de parents paysans, il commence à écrire de la science-fiction dans les années cinquante sous le pseudonyme d’Albert Higon, mais son premier roman SF, Aux étoiles du destin, ne paraît qu’en 1960. C’est dans les années soixante-dix que sa carrière s’envole avec la parution du Temps incertain (1973), chef-d’œuvre sur la thématique du temps et de la réalité rappelant Philip K. Dick. Suivront Les Singes du temps (1974) et Soleil chaud, poisson des profondeurs (1976), tous parus chez Laffont dans la collection « Ailleurs et demain » de Gérard Klein. Dans les années quatre-vingt, Jeury publie un grand nombre de romans au Fleuve Noir Anticipation (la série Goer notamment). Il abandonne la SF dans les années quatre-vingt-dix pour se consacrer aux romans de terroir : Le Vrai Goût de la vie (1988), L’Année du certif (1995)… avec lesquels il rencontre un grand succès.
Un retour à la SF semble se dessiner cette année avec la réédition du Sablier vert chez Le Navire en pleine ville (d’abord édité en 1977 chez Laffont dans la collection pour adolescents « L’Age des étoiles », puis chez Pocket en 1983), et un recueil à paraître en 2008 aux Moutons électriques, qui comprend deux nouvelles inédites.
A la recherche du Sablier vert
Sur Nova Persei, Taël Ohelen, citoyen de l’empire d’Eristan et archéologue, est fasciné par les vestiges de la précédente civilisation technologique disparue, remplacée par une société féodale et obscurantiste allergique au progrès. Il cherche depuis longtemps à visiter les vestiges de l’ancienne Dirak, cité du pays de Novaloro. Ces ruines sont censées receler le légendaire Sablier vert, objet contrôlant le temps, qui permettrait à Taël de répandre à nouveau les bienfaits de la technologie sur le monde. Lorsque le chef d’une mission impériale passant à proximité de Dirak lui propose de l’accompagner, Taël n’hésite pas une seconde.
Un roman simple et direct
Quand le principal souvenir que l’on a de Michel Jeury est la lecture d’un roman aussi complexe que Le Temps incertain, celle du Sablier vert peut surprendre. Il s’agit ici d’un roman jeunesse, et l’auteur adapte son écriture à son public en la rendant simple et directe.
La mise en situation est rapide et succincte : dès les premières pages, Jeury plante en quelques phrases le décor de son monde, avec son système politique, son écologie et sa situation sociale. L’enjeu du roman – la quête du Sablier vert – est clairement exposé. Les personnages, notamment Taël, peuvent facilement être cernés par le lecteur grâce à la description de leur psychologie. Tout ceci est simple, rapide, mais efficace : Jeury dit juste ce qu’il faut, suffisamment pour que l’ensemble présente dès le premier chapitre consistance et cohérence. Par la suite, ses héros – typiques des romans jeunesse, c'est-à-dire sympathiques et suscitant l’amitié chez ceux qu’ils rencontrent – agiront de façon raisonnable, renforçant la crédibilité du roman.
Toutefois, sur la longueur, on sent que l’auteur n’est pas toujours à l’aise avec ce style direct. S’il reste convaincant dans la description des ambiances, des sentiments ou des impressions, il pêche un peu au niveau de l’action et de l’intrigue, dont le rythme est peu soutenu. A vrai dire, une grande partie du roman, consacrée au voyage de Taël vers Dirak, manque de dynamisme et d’intérêt. Heureusement, le dénouement, excellent, effacera cette impression.
Par ailleurs, le caractère presque documentaire, purement informatif, de certains passages ôte tout romanesque au récit. Par exemple, les explications sur la société de l’Eristan ou du Novaloro sont insérées de façon brute, sans être intégrées à l’histoire ou aux dialogues. Et il arrive à Jeury de définir certains termes comme s’il recopiait la définition d’un dictionnaire : « (…) à pied d’abord puis avec sa hova (jeep électrique) ».
Mais relativisons : ce ton impersonnel et cette économie de moyens, s’ils peuvent gêner le lecteur adulte, passeront certainement mieux auprès du lecteur adolescent, Jeury parvenant malgré tout à immerger son public dans une ambiance prenante.
Des thématiques dans l’air du temps
Au-delà de l’intrigue, l’un des intérêts du Sablier vert se trouve dans les thèmes que Jeury y a glissés de façon plus ou moins évidente autour de l’écologie, de la politique et de la société. Le roman acquiert ainsi une dimension pédagogique subtile, sans être didactique.
Le livre a été rédigé en 1977, mais il reste étonnamment actuel aujourd’hui. En particulier, il dénonce, à travers le passé de Nova Persei, la menace écologique que représente une industrie hypertrophiée. L’angle adopté par Jeury est assez original : il s’attarde moins sur le contenu de cette menace, sur ses conséquences directes, que sur ses effets à long terme, non pas sur l’environnement, mais sur la société. Ici, les catastrophes écologiques ont engendré un retour à un mode de vie féodal, faisant de la science une ennemie et de la technologie, une plaie. L’auteur explore, au-delà du simple avertissement qui soulage les consciences, le retour de bâton politique et social d’un tel bouleversement. Et comme on s’en doute, c’est le moyen pour Jeury de critiquer notre propre société et les dangers auxquels elle s’expose.
Le premier qui apparaît au lecteur est l’accroissement de la misère. Jeury présente une ville (Stagamabo, la capitale de l’Eristan) coupée en deux : d’un côté les riches (la classe dirigeante), de l’autre les pauvres. Et il décrit cette misère sans exagération ni édulcoration.
Le second, et non des moindres, est le retour de l’obscurantisme politique. Les autorités de l’Eristan, en rejetant la technologie, gardent le contrôle sur la population. Lorsque Taël quitte son pays, il découvre un monde totalement différent de celui qui lui avait été enseigné par les instances officielles. Manipulation et désinformation se dévoilent petit à petit au cours du roman, sans manichéisme – le monde extérieur n’est pas mieux loti… Et quand Jeury écrit : « Le Parlement qui avait renoncé depuis longtemps à disputer le pouvoir aux princes et aux militaires et qui ne servait plus à grand-chose », on se demande s’il n’avait pas fait à l’époque une petite visite de trente ans dans le futur…
Le Sablier vert est donc un roman engagé, mais pas vindicatif. Jeury n’accuse jamais, il constate et avertit. Son but est avant tout de pointer les difficultés de guider une société vers le bon choix de développement. D’ailleurs, la fin n’apporte pas particulièrement de solution globale – aucune solution n’est parfaite – mais est plus orientée vers le développement personnel, la façon de prendre en main son propre destin et de le mettre au service des autres, en toute connaissance des risques et des défauts de ses propres choix. En cela, le message du roman est particulièrement bien adapté à un jeune public.
« Le temps est un sable vert » ou la SF de Jeury
Comme on l’a dit, Jeury excelle à planter des ambiances particulières. La répétition de la phrase « le temps est un sable vert », tout au long du roman, nous plonge dans ce type d’atmosphère spécifique à la SF, où les concepts prennent une tournure nouvelle par l’association de mots que l’on n’a pas l’habitude de voir ensemble. Pourtant, cette phrase ne jouera pas un rôle primordial pour l’intrigue. Mais elle nous met dans un état d’esprit différent, agissant un peu comme un mantra, un précepte philosophique (d’ailleurs, la philosophie est très présente dans le roman, à travers de nombreuses références à un sage de Nova Persei, Varikama). Jeury a un sens aigu du décalage, et rien que cela parvient à faire du Sablier vert un roman profondément SF. Mais il n’en est pas moins facile d’accès : Jeury reprend son thème favori du temps de façon abordable, sans entrer dans les détails techniques, et s’en sert pour sa démonstration sur le choix d’un avenir pour la société de Taël. On retrouve tout de même, à la fin du roman, un certain état de confusion volontaire autour des notions de temps et d’identité qui ont fait le succès du Temps incertain et qui rapprochent indéniablement Jeury de Philip K. Dick : « Mais le Taël qui courait et le Taël qui se souvenait de Varikama, de l’Eristan et du Sablier vert étaient-ils le même homme ? ».
L’auteur aborde la science comme un moyen et non pas comme un but en soi, adoptant un avis nuancé : il n’en fait ni le procès ni l’apologie, pointe ses bienfaits (« L’Eristan avait renié l’héritage de la science et de la technique. Au nom de la liberté : mais la régression avait abouti à l’esclavage. Au nom du bonheur : mais la misère et le malheur était le lot du plus grand nombre… ») et ses dangers (« Et (…) les habitants du Novaloro étaient-ils libres et heureux ? (…) Libres, oui, mais il y avait l’administration et les machines. Heureux, oui peut-être, mais ils avaient perdu le goût de la création et ils ne croyaient plus à l’avenir »). On peut rapprocher cette idée de celle évoquée par H.G. Wells dans La Machine à explorer le temps : l’évolution se sépare en deux branches, celle qui rejette la science et retourne à un état presque sauvage (Eristan chez Jeury et Morlocks chez Wells), et celle qui abuse des bienfaits de la science au point de se déshumaniser (Novaloro chez Jeury, Eloïs chez Wells). Jeury prône le juste milieu, mais convient qu’il n’est pas facile à atteindre. Et on retombe sur la notion de choix conscient dont on a déjà parlé.
Bref, la SF de Jeury est au service de son discours, mais n’en reste pas moins inventive et excitante (la police droguée du Novaloro, par exemple). Notamment, les concepts dévoilés à la fin du roman rattrapent la relative vacuité des deux premiers tiers du livre.
Un bon roman pour se plonger dans un univers SF
Au final, Le Sablier vert est un bon roman pour aborder des thèmes SF. Malgré l’âge de son public, Jeury ne sacrifie pas ses concepts favoris, il les adapte à son discours pour leur donner du sens et un aspect pédagogique. La simplicité de son écriture ainsi que le manque de rythme d’une grande partie du roman pourront déplaire à un lecteur adulte, mais la fin du livre, excellente, conviendra à tout le monde. Le Navire en pleine ville a eu bien raison de rééditer cet ouvrage, qui garde tout son intérêt trente ans après.