Laurent Lavadou
- le 31/10/2017
Aria des Brumes
Auteur français né en 1966, Don Lorenjy a jusqu’ici écrit, en parallèle de son métier de publicitaire, près d’une dizaine de nouvelles (notamment l’anthologie Ouvre-toi - Ed. Griffe d’Encre), dont une lauréate au concours Arte/ Etonnants Voyageurs sous le nom de Laurent Gidon en 2006 (Dernier Retour). Pétri de sports extrêmes, d’humilité, d’altruisme et de respect mutuel, ce haut savoyard non dénué d’humour prépare actuellement trois recueils de nouvelles et un roman de « prospective-fiction ». Dans Aria des Brumes, son premier roman, il manie adroitement l’imaginaire avec pour objectif celui qu’il semble s’être fixé dans sa vie : un humanisme passionné.
Autant dire que Le Navire en Pleine Ville a bien senti le vent…
L’enfant et la planète rebelle
Aria est une planète qui échappe mystérieusement à l’emprise commerciale et coloniale de Terraform. Après avoir lourdement investi pour ensemencer la vie, viabiliser puis finalement exploiter la planète, le conglomérat n’hésite pas à faire appel à la force militaire de l’Alliance, l’organisation politique qui fédère les mondes terraformés. Lors de l’intervention plus que musclée du groupe Thor, cinq clones Automax surentraînés devant déterminer et détruire la source de l’insoumission d’Aria, l’impensable se produit : le commando du Camp Cinq est inexplicablement décimé. Seul Carl, 23 ans mais à peine plus mûr qu’un enfant, survit. Il est alors recueilli par les habitants d’Ersteburg, un des principaux districts arians.
Lui qui n’a toujours été qu’une machine vivante élevée pour tuer, Carl va découvrir avec le secret d’Aria, l’humanité profondément enfouie en lui dont son allégeance à l’Alliance l’avait jusqu’alors privé.
Une écriture solide et captivante
L’écriture engagée et le ton rebelle de ce roman ne supportent aucune équivoque : face à un monde actuel empreint de violence et cultivé par un pouvoir économique sans limites, Lorenjy s’interroge sur ce qui fait l’humain et la liberté individuelle. Pas de surprise, donc : l’auteur semble s’adresser plus directement à un jeune public, mais peut-être aussi à ceux que l’adolescence et son sens critique n’ont pas entièrement quittés…
Pour se poser ces questions, la SF n’est pas qu’un prétexte pour éviter d’être targué d’essayiste, chez Lorenjy. C’est avant tout un moyen de s’affranchir de la réalité et de la complexité humaine pour mieux en décortiquer l’essence.
Et c’est avec une réelle et délectable aisance de style que Lorenjy illustre et construit son récit. Il manie aussi bien les rythmes tambour battant (le roman démarre sur les chapeaux de roue et les scènes de combat biotechnologique de Carl sont d’une rare intensité) que la prose fluide, précise et incisive soutenue par un vocabulaire fourni.
Car il s’agit bien là d’un essai-fiction très réussi sur la condition humaine, exempt de tout discours simpliste souvent propre à la « littérature jeunesse ».
A la recherche de l’humain...
Le thème de l’homme désincarné en proie à ses démons et destiné à recouvrir son humanité a toujours été un sujet de prédilection de la SF. Dans les traces émouvantes du phénoménal Léon de Besson, Aria des Brumes met en scène un mercenaire sans scrupule créé de toute pièce, au service d’un pouvoir militaire aveuglé par sa propre puissance. Mais attention, pas d’amalgame trop rapide : les Automax de Lorenjy ne sont pas un triste remake des Terminator et autres démons mécaniques. L’auteur imagine un surhomme-OGM : implanté d’innombrables capsules (hormones, neuro-récepteurs) et dispositifs chargés de doper ses muscles, son cortex, ses capacités respiratoires, l’Automax est un organisme de chair et de sang. C’est la matière humaine qui est ici optimisée pour en faire une arme.
A l’abri de sa Combi intelligente, il n’est toutefois qu’un clone en fragile équilibre à qui l’on a insufflé l’auto-illusion de souvenirs enjolivant son unique fonction : entièrement conditionné par le lavage de cerveau de ses créateurs, Carl tue comme il respire. On est donc bien loin du cliché du genre qui décrit une simple machine en quête d’humanité.
C’est la première trouvaille de Lorenjy : découvrir l’essence de ce qui est humain à travers les yeux d’un homme artificialisé qui n’a jamais connu l’enfance…
Une socio-fiction bien inspirée
La deuxième trouvaille de Lorenjy, c’est un monde où l’être humain subit un contrôle social naturel par Aria elle-même. Ce sont les « furets » qui sont à l’origine de cette spécificité.
Sur Aria, les furets sont des entités immatérielles qui prennent possession de l’esprit humain en intervenant sur les sentiments et en se logeant au plus profond de la psyché. Prédateurs mentaux, ils se repaissent des émotions les plus intenses, les attisent par appétit. Mais tels des parasites raisonnables, ils ne détruisent pas leur hôte. Ils le cultivent pour en récolter quotidiennement le plaisir et les colères. Ainsi, pour survivre à la voracité de leurs furets, les êtres humains ont été amenés à domestiquer leurs émotions pour intégrer leurs furets : « […] nous tous sur Aria avons construit à notre usage un monde où chacun est invité à utiliser toute sa liberté, et dans les limites de ce que les furets tolèrent ». Mais cela les amène aussi à développer un individualisme exacerbé par la crainte de voir leurs sentiments les uns envers les autres (passion ou haine) sanctionnés par leur symbiote.
Les furets sont donc au cœur de l’espoir arian, celui d’une civilisation modèle qui rejette l’idée même de pouvoir : « les différents districts d’Aria se satisfont en effet très bien du statu quo actuel […] Se placer sous une autorité nouvelle […] alors qu’ils se sont affranchis de l’Alliance grâce aux furets ? Impensable ! ».
Une liberté qui reste pourtant à inventer…
D. Lorenjy – Chercheur en politique communautaire
Face à cette soumission qui annihile tout risque de déviance (« tout écart de comportement assimilable à de la délinquance est découragé par les furets intégrés »), deux communautés ont développé deux systèmes sociaux différents basés sur l’intégration des furets.
A Ersteburg, un Conseil paternaliste et professoral au sein de l’Institut régule une population asservie dans une relation symbiotique exclusive avec leur furet. Au point que le concept de famille inexistant fait l’objet d’expériences par certains couples (« parentalisme ») et que l’affect est contrôlé à l’extrême : « un être équilibré doit pouvoir s’insérer dans la société et voir un de ses proches disparaître sans basculer pour autant dans un psychodrame dépassé».
Au district de Béograd, les Arians affranchis de leurs furets cultivent leurs dons psychiques. Ils ont développé une organisation qui prône le respect inconditionnel de l’autre sous l’égide d’un pasteur autoproclamé (« ainsi je crois, et j’ai parlé pour moi seul ») et d’une Compagnie idéaliste et tolérante : « Carl n’a pas à mériter notre confiance. Il lui revient de la respecter ou de la trahir ». Mais cet ultra-libéralisme porte en lui sa propre faiblesse : sans limite réelle, la liberté des uns peut prétendre à exercer sa supériorité sur celle des autres à l’image d’une hiérarchie de castes.
Dans les deux cas, l’asservissement comme l’élitisme social génèrent l’apathie : une erreur face à l’Alliance conquérante.
Un constat éclairé et sans concession
Grâce à ces mécaniques communautaires plutôt bien ficelées et servies par un imaginaire sophistiqué, on devine que Lorenjy taille un costume sur mesure à nos modèles sociaux si contradictoires et pitoyablement faillibles. Qui ont tous en commun ce que Carl découvre chez l’une et l’autre des communautés ariannes : il doit partager les valeurs du groupe pour y être accepté…
Lorenjy exerce avec conviction sa grande clairvoyance socio-politique en se raccrochant à de solides préceptes inspirés par son analyse personnelle du monde contemporain : « quelle que soit la forme d’organisation administrative, elle n’intervient que comme facteur d’optimisation. Et toute évolution vers davantage de contrôle se heurte à la plus grande des forces dès que la coercition n’est plus praticable : l’inertie ». A méditer…
L’auteur campe ainsi les bases de sa réflexion, le monde où il va pouvoir tester ses idées et développer son plaidoyer : un homme modifié vierge de toute humanité, dont la seule émotion – l’instinct de tueur – lui a été inculquée artificiellement, face à une civilisation aseptisée qui lui propose diverses variantes de libre-arbitre. A son contact, il va devoir apprendre le jugement, l’intégrité humaine puis… choisir.
Initiation n°1 : ne craignez pas la différence
Dans la première partie de son roman, Lorenjy s’étend largement sur ses motifs (ses propres tourments ?) par l’intermédiaire de Shepher, un professeur d’Ersteburg dont la particularité est de résister aux furets et de les manipuler à souhait. Cette singularité lui confère un rôle de premier choix : celui d’être en dehors du système fondé sur la symbiose humain-furet et par là-même membre de choix du Conseil et de l’Institut. Tantôt arbitre partial aux séances du Conseil, tantôt « père spirituel » d’un Carl en lente reconquête de son identité, Shepher multiplie les occasions pour l’auteur de caricaturer bon nombre de travers humains, notamment la peur de la différence.
Comme lors des débats enflammés d’un Conseil déstabilisé par l’arrivée d’une machine à tuer dans leur petit monde façon « Petite maison dans la prairie » : « Ce militaire est sous le contrôle d’un furet ? Même s’il réussit son intégration – et cela n’a rien de certain, il n’est pas natif d’Aria – cela reste une menace ». On se demande d’ailleurs si le nom des habitants d’Aria (les arians) ne cache pas un cynisme et une référence historique amusants…
Initiation n°2 : méfiez-vous des prédicateurs
« Oui, ainsi parle Shepher, sans rechigner au plaisir des phrases ».
Lors d’envolées rhétoriques le Professeur nous gratifie de tirades dignes du meilleur de Paulo Coelho : « Où est le contrôle réel ? Dans la force ou dans la faiblesse ? ». « Où se tient la source d’une action : dans le libre arbitre de celui qui l’entreprend ou dans les conditions qui l’ont conduit à l’entreprendre ? ».
Sous ses atours de mentor, Shepher va rapidement devenir le catalyseur de la maturité de Carl, dont l’arrivée sur Aria révèle en lui l’enfant qui n’a jamais vraiment grandi : « […] Secoué de sanglots, Carl s’accroche aux robes de Shepher […] « Pas le droit de me laisser. Vous n’aviez pas le droit ». Dans ce qui va devenir sa quête de la liberté individuelle, Carl a tout du héros fragile et influençable auquel les adolescents peuvent s’identifier : « il doit se contenter d’être et ne sait pas comment s’y prendre ».
Et s’identifier aux idées des protagonistes, c’est bien ce qui paraît être l’objectif de Lorenjy vis à vis de ses lecteurs. Shepher est révolté et fustige ardemment l’impérialisme économique et politique de l’Alliance, la manipulation mentale qu’a subie Carl ou encore la soumission du peuple d’Ersteburg à ses furets. Le personnage oscille entre constante grandiloquence, prédication, compassion et colère contre ses compatriotes. Il incarne l’humanité dans toute sa splendeur, chargé de bons sentiments comme de fanatisme incontrôlé.
Sa capacité à contrôler les furets, ce don qui le place naturellement au-dessus des siens symbolise le pouvoir qui crée les grands tyrans et les despotes : le guide spirituel dont Lorenjy nous dit qu’il faut se méfier…
Trop d’idées tue l’idée
Une leçon de philo ? C’est comme cela qu’on aborde ce roman et qui donne rapidement cet arrière-goût d’insatisfaction : la dimension philosophique prend souvent le pas sur le déroulement et la cohérence du scénario. Cela empêche parfois Lorenjy d’aller au bout des pistes excitantes qu’il lance, et menace la vraisemblance d’Aria et la cohérence de ses habitants. L’influence des furets et leur place dans l’intrigue se réduisent au fur et à mesure qu’approche le dénouement. Une évolution un peu chagrinante pour qui avait vu dans ces prédateurs psychiques un instrument scénaristique prometteur. Quelle est leur origine et comment le fait de s’en affranchir pourrait changer la donne sur Aria ? Au-delà du fragile équilibre social qui y règne, à quoi ressemble cette planète ? Bon nombre de questions restent en suspens. Si le discours est profond, le scénario l’est parfois un peu moins.
Par ailleurs, la SF de Lorenjy présente des analogies dangereusement proches du cliché : l’Agora, sorte d’antichambre mentale, ressemble étonnamment à l’espace virtuel du Net ; les dons psychiques de certains Arians rappellent sérieusement la joyeuse bande des Quatre Fantastiques et frôlent le gadget anecdotique lorsque nos X-Men craignent d’être persécutés s’ils révèlent leurs capacités…
Heureusement, ces évocations sont au service d’un plaidoyer pertinent et d’une critique acérée contre la société contemporaine. Sans exclure une certaine candeur (« nous avons peut-être autant de chemin à parcourir vers vous, que vous vers nous ») et un cynisme latent (« vivre à notre manière est notre seule ambition »). La limite entre les deux est parfois ténue, chez Lorenjy…
Un manque de matière et un démarrage difficile…
C’est juste ce qu’on pourrait reprocher à Don Lorenjy : ne pas nous familiariser avec ses personnages, ébaucher leur personnalité au profit de leurs idées, et brider la prise de parti. C’est notamment le caractère discursif de la première partie qui génère cette distance déconcertante avec les héros. Et plus généralement, Lorenjy évite de solliciter les sens du lecteur, bridant désagréablement l’imaginaire. Plutôt avare de descriptions d’Aria, des villes et de leurs ambiances, l’auteur privilégie la narration de l’état d’esprit de ses personnages. Il s’attarde peu sur les atmosphères des lieux. Il est par exemple bien difficile de se faire une carte mentale d’Aria ou de voyager dans les rues d’Ersteburg. On peut alors regretter que Lorenjy ne soit pas aussi à l’aise avec la création spatiale qu’avec la narration idéologique…
La première partie du roman nous plonge dans une certaine perplexité. L’intrigue met un certain temps à s’installer. On a l’impression que Lorenjy favorise sa propre réflexion intérieure, et ce par le biais des longs monologues philosophiques de Shepher, au détriment d’actions plus rares et éparses. Le récit avance à tâtons et retranscrit somme toute très bien les ténèbres dans lesquelles Carl doit trouver son chemin.
Heureusement la seconde partie nous réserve davantage de développements de l’intrigue et témoigne d’une plus grande maîtrise scénaristique. Et l’art socio-politique de Lorenjy y trouve son apogée lorsque Carl remet sérieusement en cause les fondements et les choix communautaires arians eux-mêmes. Comme si un mûrissement progressif de l’écriture de l’auteur accompagnait celui de son héros…
… mais l’élan est donné !
Aria des Brumes est une expérience psycho-sociologique qui ne laisse pas indifférent et surtout un premier roman très talentueux. Un livre qui ravira certainement les jeunes lecteurs avides d’une solide écriture argumentée et de questions existentialistes pertinentes ; mais aussi tous ceux qui s’interrogent sur les écueils de nos sociétés actuelles. La SF de Don Lorenjy est chargée d’un sens profond évident et d’un imaginaire puissant sérieusement ancré dans un questionnement contemporain : ce qu’il dénonce avec finesse, tapie au sein de chaque communauté, c’est la peur d’agir. Déjà vu, direz-vous ? Peut-être, mais Lorenjy nous montre que c’est LA constante humaine qui perdure : les sociétés futures qu’il invente et qui semblent avoir tout pour s’en affranchir (don psychique, auto-régulation émotive) l’illustrent avec intelligence.
Après les petites maladresses et le manichéisme philosophique de la première partie que font oublier une écriture délicieuse et une maturité stylistique annoncée, on s’attend à de prochains romans bien plus que prometteurs ! On rêverait presque de voir le talent et la clairvoyance de Lorenjy vis-à-vis des stratégies socio-politiques au service d’une grande saga à sa manière façon « Fondation » : le dénouement d’Aria des Brumes, sans surprise mais ouvert, le laisse espérer…