Comptines assassines
Voilà peut-être le postulat qui anime Pierre Dubois et qu’il nous rappelle dans le dernier opus de ce recueil dantesque. L’auteur est né en 1945 dans les Ardennes. Il multiplie les supports pour nous communiquer sa passion du fantastique sous toutes ses formes : chroniqueur à la télévision sur France 3, romancier, scénariste de téléfilms, membre éminent du Centre de l'Imaginaire Arthurien situé à Brocéliande, auteur de bandes dessinées… On lui doit notamment le cycle du Grimoire du petit peuple (Delcourt - 2004-2005), Petrus Barbygère (Delcourt - 1996-1998) et La Légende du Changeling (Le Lombard - juin 2008). Loin de vulgariser ses connaissances du « Petit Peuple », c’est un véritable partage d’une érudition sans faille qu’offre l’elficologue à ses lecteurs.
Après Contes de crimes (2000) et les célébrissimes Grande[s] encyclopédie[s] des lutins, des fées et des elfes, il réitère sa collaboration fructueuse avec les éditions Hoëbeke pour notre plus grand plaisir.
Hors des sentiers battus
Qui n’a pas un jour rêvé de faire la peau à ces contes qui psalmodiaient qu’il suffit de ne pas s’écarter du chemin ? Qui n’a pas été tenté, au sortir de l’insouciance de l’enfance, de quitter la route et de s’enfoncer dans la forêt ténébreuse où guettent des millions d’yeux tapis dans l’ombre ? Pour voir…
Pierre Dubois sera votre guide. Mais pas pour du tourisme organisé : il vous fera des croche-pattes, vous perdra où bon lui semblera et vous poussera dans des gouffres sans fond… Toujours tentés ? Entre Bien et Mal, entre Noir et Blanc, il y a bien d’autres couleurs…
Le Chat botté – Chat est élégant, humble et compatissant. Un ravissement pour tout ceux qui lui adressent la parole. Cultivé et enjôleur, Chat est honnête et droit. Et Chat ne s’attaque qu’aux estropiés, malades et infirmes à qui il fait subir les pires souffrances avant de… Alors, Chat a décidé de terminer sa carrière en apothéose, à Lourdes en plein pélerinage…
Croquemitaine – Holmes est de retour. Sorti de sa retraite champêtre par des crimes d’une rare violence, sa raison et son pragmatisme légendaires vont définitivement l’abandonner lors de cette enquête : et si ses souvenirs d’enfance de la créature derrière le placard ressurgissaient ?
La Dame blanche – Petite Vieille et Petit Vieux coulent les jours invariablement routiniers d’une vie qui les a rendus inséparables. Jusqu’au jour où Petit Vieux décide que la routine a assez duré…
Les Musiciens de la ville de Brême – Georges Boutonnet est un vieux garçon. En allant voir sa mère acariâtre et tyrannique, Georges se perd et arrive au village des contes de fées. Tout y est joie et insouciance. Une seule chose intrigue Georges : où sont les loups, ogres et monstres en tout genre qui sont sensés poursuivre les Petits Chaperons Rouges et autres Blanche-Neige un peu trop insouciants ?
Les Trois souhaits – Le révérend Peeble de Castle Combe entend en confession le pire des criminels : après avoir sauvé le fils du ministre de la police, l’homme s’est octroyé l’impunité de trois crimes en échange de son héroïsme…
Barbe-Bleue – Comme Jack l’Eventreur à Londres, Halewyn et son couteau pointu sévissent à Gand. Son rituel : après avoir charmé en chantonnant sa victime, Halewyn l’épouvante jusqu’à la conclusion tragique. Après avoir conduit la sulfureuse Poeske sa dernière conquête, dans son manoir, Halewyn lui interdit rituellement la petite porte en bas de l’escalier. En la franchissant, elle s’exposera à bien plus que la punition promise…
Le Conte de Dracula – Rozenn est une adolescente vertueuse et admirée de tous dans son village breton. Mais un jour, un sordide imitateur de Dracula lui imprime irrémédiablement sur la poitrine le nom du Maître en lettre noires. Comme une malédiction incurable, la belle en conçoit la plus grande honte. Jusqu’à sa rencontre avec Gwernic, déterminé à la libérer du maléfice. Mais les malédictions sont-elles faites pour être brisées ?
La Vieille femme qui habitait dans un soulier – Des crimes insolites et inexpliqués secouent la bien pensante haute société anglaise. D’Humtpy Dumpty au Chapelier Fou, les coupables décrits par les témoins décontenancent les enquêteurs qui jettent l’éponge. Jusqu’au retour de Perthwee et Ackroid, les enquêteurs fétiches de l’auteur pour qui les héros innocents de nos contes d’enfants n’auraient rien d'inoffensif.
La méthode Dubois
Elle se résume à un simple exercice d’imagination : « glisser entre les feuillets des images grimaçantes de meurtres farceurs découpés dans l’imagerie d’enfance » (La Vieille femme qui habitait dans un soulier).
Lorsque Dubois vous agrippe de ses phrases, il ne vous lâche plus. Chaque mot est pesé et pèse. Ficelé dans une logique globale implacable, le récit s’envole et ricoche de surprise en extravagance, de rebondissement en ineptie : « Le soupir que Perthwee poussa fendit le cœur des farfadets en train de galoper au grenier, puis, s’échappant par la cheminée, frappa en plein vol une pauvre alouette qui, soudain déprimée, s’en alla sur une branche pleurnicher le reste de la journée » (La Vieille femme qui habitait dans un soulier). Et s’il préfère au mot commun son synonyme inusité qu’un dictionnaire peine à retrouver, c’est parce qu’il est plus envoûtant, plus précis et coloré.
Du sang dans les prés…
Pour Dubois, le féerique comme l’indicible se cachent derrière le plus anodin du quotidien : « l’éclat trompeur d’un étang paraissait malignement s’ingénier à en absorber la réalité dans les rides profondes de ses eaux troubles » (Barbe-Bleue). La campagne est souvent l'ordinaire qui abrite les intrigues de Dubois. Le bucolique, souvent proche de la caricature, rappelle que les contes se transmettaient parmi les modestes et qu’ils se nourrissaient des croyances païennes des communautés rurales. Et c’est souvent dans le cadre d’un village modèle que se développe la poésie attachante de l’auteur, notamment dans La Dame blanche ou Le Conte de Dracula : ce dernier raconte d'un ton indolent une malédiction, une souffrance puis un amour miraculeux. C’est peut-être la comptine de Dubois dont la structure se rapproche le plus du conte traditionnel : sa chute d’une douce poésie en fait une calme respiration dans l’enchaînement effréné des nouvelles acides.
Mais derrière une teinte gentiment désuète (Le Chat botté), Dubois assaisonne ses récits d’un humour cynique et décapant. C’est dans Barbe-Bleue que l’auteur déploie le mieux sa causticité : « Halewyn s’y sentait aussi à l’aise qu’un loup-garou dans un pensionnat de jeunes filles ». Il y reprend le postulat du conte de Perrault (la porte interdite), où Poeske, jeune fille innocente est la proie d’Halewyn. Là s’arrête le mimétisme : avec cynisme, Dubois la travestit par la luxure pour en accentuer la tragédie. Et comble du détournement, il ridiculise son bourreau de pacotille à qui la sordide réalité d’une femme jalouse retire tout le charisme du conte original.
Aux racines du merveilleux
C’est certainement dans La Vieille femme qui habitait dans un soulier que Dubois synthétise le mieux à la fois son inspiration anglaise et ses caricatures rurales et bucoliques : à l’image des grands paysagistes anglais de l’époque romantique, il témoigne sa nostalgie des jardins paysagers britanniques dans lesquels « se devinaient les fées et le genius loci ». La disparition de ces paysages imaginés et de l’âme rurale signe, pour Dubois, le glas des contes ancestraux et des sources mêmes de nos rêves d’enfants. Rien d’étonnant à ce que l’auteur nous initie avec la plume du poète et l’œil du paysagiste, aux lieux emblématiques de son imaginaire : du moor au bocage, à travers le tors anglais, les contes sont ancrés dans les paysages qui les ont suscités : « C’était comme s’il retrouvait le premier émerveillement de l’enfance, comme au temps enfui de la première fois où il avait été accueilli par l’esprit des bois ». Les comptines de Dubois cachent un véritable plaidoyer pour l’innocence enfantine et l’Eden perdu : « […] ils parlaient tous deux le même langage, celui du temps de l’âge d’or, lorsque les bêtes, les oiseaux et les fleurs parlaient ».
Cette comptine qui clôt le recueil est un somptueux mélange d’enquête perfide et lugubre, de fantasy à la Alice au Pays des Merveilles (absurde et magique) et du temps qui passe de Peter Pan. Dubois l’a construite comme une morale à tous ses détournements maléfiques : au fur et à mesure du récit, il abandonne un à un ses artifices de styles. Toute sa belle mécanique qui nous a enchanté se disloque peu à peu. Comme s’il tombait le masque. Le livre se libère de son ton cynique et Dubois pénètre au cœur de la forêt enchantée : on y est, l’âme du conte.
Une érudition encyclopédique
Au-delà du plaisir des textes, il y a celui de la culture : si l’on s’accroche, Dubois nous instruit autant qu’il nous ravit. Point besoin de notes de bas de page, toutes les sources de l’auteur sont dans le texte ! En ressort d’ailleurs un rythme parfois difficile à suivre de références précises et illustrées. Mais pour les retardataires et les essoufflés, Dubois, en conteur émérite et averti a la subtilité de marquer des pauses, d’une chiquenaude d’humour il vous remet en selle et repart de plus belle dans son galop.
Dans Barbe-Bleue, par exemple, on apprend qu’Halewyn caricature le Barbe-Bleue flamand, bien antérieur à celui de Perrault.
Il faut être particulièrement armé question « elficologie » pour saisir chaque nuance et chaque référence qui caractérisent l’art du détournement de Dubois. Le sentiment de passer à côté de quelque chose gâche parfois le plaisir et implique une recherche frénétique dans notre « parfait petit conteur et autres histoires de fées ». A défaut de se mettre à la portée de tous, Dubois pique la curiosité, rien que de très louable au demeurant.
La signature d’un serial-writer
En virtuose de l’écriture, Dubois utilise des associations de mots inattendues ( « un excès de clochers ») qui chatouillent et stimulent l’imaginaire. Mais c’est aussi un bavard : il semble constamment pris d’un besoin frénétique d’épuiser le sujet. La surenchère de ses énumérations maladives densifie le récit : une technique empruntée à la narration orale mais qui, savamment dosée, rythme efficacement la lecture de ces comptines. Cerise sur le gâteau : la mécanique du meurtre bien rodée de Dubois est machinalement ponctuée de comptines dérangeantes et de ritournelles hypnotiques.
Il y a quelque chose de Lovecraft chez Dubois : ce côté obsessionnel qui se traduit de nouvelle en nouvelle par le recours aux mêmes références de contes, aux mêmes illustres assassins et héros populaires. Comme chez Lovecraft, on sombre dans cette épaisseur tourmentée, irrésistiblement attiré vers le fond.
Dubois modèle également les mots comme le potier pétrit la terre : il en extirpe l’essence, le nectar, comme on presse une orange, en distordant la syntaxe aux limites de l’offense linguistique (« encostumé », « tenuicornée »…). Sa narration en fait de même : il allonge, entonne et psalmodie, mêlant malicieusement un vocabulaire désuet et emprunté au vieux français avec un ton guindé et raffiné très british. Il choisit ses mots pour leurs sonorités comme pour leur éloquence.
Dubois signe chaque comptine, chaque méfait de détournement, par cette écriture hypnotique de collectionneur : Comptines assassines témoigne ainsi d’une cohérence solide entre le fond et la forme et crée une véritable complicité entre le lecteur et l’écrivain.
Une merveilleuse inventivité dans l’art du détournement
Pierre Dubois est un peintre à la palette inépuisable, qui pour le rouge a d’infinies nuances. Avec érudition mais sans complaisance, il revisite les thèmes traditionnels du conte. Sur un ton doucement suranné, vif et empreint de modernisme à la fois, il compose un bestiaire de psychopathes de contes de fées qui ravira les adeptes du polar incisif. Mais l’imaginaire n’est jamais loin et derrière le cynisme et les mystifications de l’auteur se cachent des rêves d’enfants et une passion malicieuse pour tout ce qui respire le fantastique (Barbe-Bleue et La Vieille femme qui habitait dans un soulier sortent vraiment du lot).
Amateurs d’acide hypothalamique comme de merveilleux, foncez !