Certains auteurs font invariablement carton plein du côté des critiques, l’unanimité auprès d’une certaine frange de lecteurs (par définition réduite), cumulent les prix à n’en plus finir… mais restent désespérément ignorés par le public, le vrai, le seul qui compte, celui qui, in fine, achète les livres. Lorsqu’on aime semblable auteur, qu’on est convaincu de ses qualités (aussi exceptionnelles qu’uniques, ça va sans dire), un tel constat s’avère frustrant. Pour le moins. Et à ce petit jeu des écrivains adulés mais peu lus, force est de constater que Lucius Shepard fait assez fort. Ainsi, en dépit de critiques dithyrambiques quant au moindre de ses textes publiés, et ce des deux côtés de l’Atlantique, malgré une kyrielle de prix littéraires ahurissante (jugez-en : deux prix des lecteurs de la revue Asimov’s, deux Hugo, huit Locus (huit !), un Nebula, quatre Science Fiction Chronicle Award, un Theodore Strugeon Award, deux World Fantasy Award et, pour finir, en France, un Grand Prix de l’Imaginaire 2007 pour le recueil Aztechs), sans parler d’un rythme de traductions dans l’Hexagone qui, à défaut d’être très soutenu, n’en est pas moins non négligeable, malgré tout cela, donc, Shepard peine à s’imposer… Il est toujours étonnant de constater combien la dimension « culte » d’un auteur est systématiquement portée (entretenue) par un lectorat minuscule mais actif, alors que cette même dimension effraie au-delà de ce noyau dur. Il y a ici une certaine fatalité. Même si de nombreux exemples nous prouvent qu’il est possible de briser ce cercle vicieux — on pense, pour citer un cas récent, à Cormac McCarthy et au monumental succès de
Comment expliquer qu’un écrivain aussi essentiel que Lucius Shepard peine à sortir de ces mille à deux mille lecteurs fans (pour
Voilà donc, peut-être, à quoi peut se résumer l’insuccès populaire de Shepard : une œuvre peu identifiable en terme de genres tout en étant paradoxalement considérée comme une œuvre de genres ; un format de textes trop long ou trop court. Toutefois, si notre auteur demeure ignoré du grand public, il n’en a pas moins séduit, on l’a dit, un noyau d’amateurs restreint mais actif. Et parmi eux quelques éditeurs, et pas des moindres. A commencer par Gérard Klein, qui, le premier, publia Lucius Shepard (à deux reprises, chez Robert Laffont, dans sa prestigieuse collection « Ailleurs&Demain »). Après que Klein a passé la main (pour des raisons de méventes, imagine-t-on, et aussi, sans doute, pour les questions d’appartenance aux genres évoquées plus haut), Jacques Chambon prit le relais. Il publiera notre homme abondamment, d’abord chez Denoël (dans les collections « Présences », « Présence du Futur » et « Présence du Fantastique »), puis chez Flammarion. Enfin, Jacques ayant eu le mauvais goût de casser sa pipe, le flambeau sera finalement repris (depuis 2005) par les éditions du Bélial’ avec, on s’en doute, une « puissance de feu » nettement plus réduite que celle de Laffont, Denoël ou Flammarion…
Au-delà des éditeurs, l’œuvre de Shepard séduit aussi les traducteurs, dont certains des meilleurs, et c’est tant mieux puisque traduire ce bougre d’écrivain n’a rien d’une sinécure — on citera Jean-Daniel Brèque, bien sûr, William Desmond, ou encore, plus récemment, l’excellent Henry-Luc Planchat, qui livra en novembre dernier une copie parfaite sur le court roman Louisiana Breakdown… Et c’est bien là tout le paradoxe de Lucius Shepard, qui, s’il ne séduit pas le grand public, emballe suffisamment éditeurs et traducteurs pour que les uns et les autres se frottent à son œuvre par simple passion pour cette dernière.
C’est donc avec un auteur d’exception, l’un de ces routards dont la littérature américaine semble avoir fait sa spécialité, que nous abordons ce trimestre. Et si Shepard n’a guère d’équivalent, nous n’en avons pas pour autant changé notre approche habituelle afin de voyager au cœur d’une œuvre elle-même née du voyage. Une novella inédite (un texte si long qu’il occupe l’entièreté de notre sommaire fictionnel), une interview, un guide de lecture et une bibliographie, telles sont les quatre faces par lesquelles nous aborderons la montagne Shepard, une ascension qui promet des paysages à couper le souffle… Mais après tout, franchement, que peut-on rêver de mieux en période de vacances ?