Gravité
A l'instar de l'australien Greg Egan, l'écrivain britannique Stephen Baxter occupe désormais une place de choix dans les rayonnages des librairies spécialisées françaises, place habituellement réservée à des auteurs plus établis comme Iain M. Banks ou Peter F. Hamilton - pour citer les deux tendances antinomiques du Space Opera dit moderne. Cette mise en avant s'est accentuée récemment suite au succès critique et publique de la trilogie des Univers Multiples (Temps, Espace, Origine - Fleuve Noir), ainsi que par la fidélisation sur le long terme de lecteurs gagnés aux romans de Baxter sur la conquête spatiale (Titan, Voyage - J'ai Lu) ou sur l'évolution humaine de par les siècles passés et à venir (Évolution et le cycle des Enfants de la Destinée - Presses de la Cité). Cette séduction tardive du marché français se traduit de fait par une répartition pour le moins disparate ; il convient en effet d'ajouter plus modestement aux éditeurs précités : Le Rocher, Bragelonne et Robert Laffont. Cette ubiquité éditoriale se poursuit cet automne par la parution cette fois au Bélial du premier ouvrage du cycle dit des Xeelees : Gravité.
Comme le souligne l'énigmatique préface du non moins énigmatique Emmanuel Tollé, Gravité est le premier roman publié par Baxter (1991) - avertissement précieux s'il en est, car il est prudent d'aborder cet ouvrage sans préjugé issu de la notoriété établie de son auteur. Il est également important de noter que la remarquable nouvelle Poussière de réel issue du même cycle - et parue dans l'anthologie Faux Rêveur chez les Mousquetaires de la Fantasy - date de l’an 2000 et dénote donc d'une plus grande maturité ; plus matériellement, elle bénéficie de la traduction sensible de Sylvie Denis là où Gravité arbore la traduction lancinante de Guillaume Fournier.
Fort de ces mises en gardes, Gravité semble jouer la carte du roman de jeunesse sympatoche et presque supportable ne préjugeant pas nécessairement du reste de l'œuvre de son auteur ; force est pourtant de constater à sa lecture qu’il n'atteint même pas ce stade, tellement il s'affiche comme un gribouillis ringard et rétrograde, perclus de personnages archétypaux usés jusqu'à la moelle, empreint de tics d'écritures nerveux et énervants, et tout bien considéré profondément embarrassant.
Le détour du propriétaire
L'action de Gravité prend place dans une lointaine nébuleuse où la gravité exercée par son centre est titanesque (un milliard de fois la nôtre) et où s'est malencontreusement échoué un vaisseau spatial rempli d'humains benêts. L'histoire de Gravité se déroule bien après ce naufrage, alors qu'un semblant de civilisation s'est développée sur les débris du vaisseau - Le Radeau - et dans une cité-dortoir entourant une étoile morte exploitée pour son fer - La Ceinture. Le héros de Gravité est Rees, un adolescent orphelin de la Ceinture qui rêve d'un avenir meilleur, à plus forte raison qu'il a intuitivement perçu que la Nébuleuse se mourrait pour des raisons obscures mais palpables jusqu'aux tréfonds de sa chair. La narration de Gravité suit donc dans le temps et dans l'espace l'escapade de Rees : sa fuite de la Ceinture à bord d'un arbre volant, son apprentissage de la Science sur le Radeau, sa découverte de ce phénomène troublant qu'est la Lutte des classes, ainsi que son voyage dans la Nébuleuse à la rencontre d'autres de ses habitants, d'origine humaine ou non.
Sur ce background vite tissé et tout ce qu'il y a de plus classique, Baxter met en branle un récit d'apprentissage maladroit et tout ce qu'il y a de plus classique, récit qui mènera son héros vers une meilleure compréhension de la Nébuleuse et de sa spécificité astrophysique. Rees devient en quelque sorte le « Messie scientifique » de la Nébuleuse, tout résolu et tout mignon qu'il est à vouloir lutter contre la mort annoncée de celle-ci et ainsi préserver la survie de ses congénères pourtant passablement dégénérés.
Effets spéciaux limités
Si le postulat d'hyper-gravité proposé par Baxter peut intriguer, ainsi que certaines des étranges espèces qui peuplent la Nébuleuse (les arbres et les baleines principalement), cela ne suffit guère à éloigner le lecteur d'un sentiment de « déjà-vu et en mieux » permanent. L’auteur échoue cruellement dans la mise en place de son univers. Simple hypothèse de départ, les effets de l'hyper-gravité ne sont pas fouillés et ce phénomène n'est jamais remis dans une perspective d'ensemble. Baxter reste dans l'évocation, la suggestion lointaine et évasive, voire le détail de certains petits points techniques futiles mais qui semblent particulièrement l'intéresser pour des raisons inavouées et inexplicables.
Un exemple frappant de ce balayage rapide est la description des mœurs et de la culture établie sur le Radeau, qui sont quasi-inexistantes dans le roman. On a d'ailleurs bien du mal à visualiser ce fameux Radeau tant il semble apparaître tantôt comme une petite épave de rien du tout squattée par cinquante péquins, et tantôt comme une mégalopole de cinquante millions d'individus.
Baxter ne fait ni dans l'analyse sociale, ni dans l'approfondissement des affrontements humains ; il se contente de synthétiser la vie sur le Radeau en une banale lutte de classes « Scientifiques Versus Plébéiens » - un condensé peu crédible mais qu'il place pourtant malhabilement comme l'un des ressorts de sa trame narrative. Le lecteur curieux/pervers pourra lire à ce sujet la page 98 assez inepte et qui rappelle mot à mot le meilleur d'Aubenque (« Rees en vint peu à peu à comprendre que la plupart des gens se préoccupaient de leur prochaine portion de nourriture ou de l'issue de rencontres sportives absurdes davantage que de la question plus générale de la survie de l'espèce » - évidemment il n'y aucune autre mention à une quelconque culture sportive du Radeau dans le reste de l'ouvrage).
Quant à cette fameuse méga-gravité, si Baxter prend soin de décrire ses conséquences sur le géomagnétisme du Radeau, il ne s'intéresse à aucun moment à son impact sur la vie quotidienne des habitants, sur leurs sensations, voire sur leur "humanité". Il n'emploie cet élément SF dans aucun but narratif, humain ou réflexif, et le lecteur désabusé doit se contenter de le regarder jouer avec ces petits soldats étiquetés méticuleusement selon des schémas traditionnels (pauvres mineurs, scientifiques élitistes, populace ignare, ...) desquels il ne déviera jamais - on pourra au moins lui accorder cette rigueur.
La raideur de rigueur
La psychologie des personnages s'avère sommaire et massivement expédiée. Les motivations et les sentiments des uns et des autres ne sont pas approfondis - peut-être doit-on s'en réjouir tellement le résultat se révèle catastrophique quand il s'y essaie. L'écriture de Baxter dans ce registre est lourdingue et digne du premier amateur venu respectant à la lettre la règle « Évoquer le sentiment d'un personnage = Faire régulièrement un aparté ou une remise en question forcé(e) de deux lignes ». Autrement dit, Gravité pourrait se synthétiser dans le résumé suivant, répété à outrance : « Rees ouvre la porte des toilettes / Pause : Rees réalise alors combien sa vie a changé et combien l'avenir qui se présente à lui est sombre et nébuleux ; mais Rees a confiance en lui ; il serre les poings et se dit que Oui il va y arriver ! / Lecture : Rees ferme la porte des toilettes. »
Baxter se permet en outre plusieurs émerveillements gâteux bâclés d'une façon là encore très Aubenquienne : « [Rees contemplant le vol d'arbres de l'espace] Malgré les circonstances, le spectacle de cette formation le prenait aux tripes. Les hommes étaient capables de tant de beauté, de si grands exploits... » (p.143). Schéma identique face au malheur : « Rees se sentit pris de vertige, comme l'une des malheureuses victimes de la catastrophe ; l'abîme qui le hantait, toutefois, ce n'était pas le vide mais les profondeurs insondables de la nature humaine. » (p.156). Pour équilibrer ce constat négatif, notons toutefois une joyeuse incitation à la partouse, en guise de conclusion, devant le spectacle de baleines de l'espace copulant : « Le doute est inhérent à l'être humain... mais le principal est d'assurer la survie de l'espèce. » (p.290)
L'apprentissage scientifique de ce même Rees est également raté. Au bout d'un an d'études, le jeune mineur analphabète devient un expert des sciences gravitationnelles certifié conforme par le bidibulle local. Exemple d'une réplique de Rees à l'issue de sa première année : « La période du pendule est proportionnelle à la racine carrée de sa longueur et inversement proportionnelle à la racine carrée de l'accélération due à la gravité. » (p.103)
La galère des étoiles
Passé celui d'introduire le cycle de Xeelees, l'intérêt de Gravité reste donc fort limité. Baxter fait preuve d'un laconisme d'ensemble usant (comptez les points de suspension) et parfois d'un manque de clarté manifeste - il est mal aidé il faut dire par une traduction immature et scientifiquement absconse (p.59 : « [Le Radeau] se présentait comme un disque irrégulier de cinq cent mètres de large »). La fougue très Âge d'Or, déployée par son jeune héros prompt à emmener l'humanité vers de nouveaux horizons, ne suffit pas à faire pencher du côté non obscur une histoire sans surprise (au bout de 200 pages sur 300, il ne se passe plus rien). Il ne reste en tout et pour tout comme seul attrait à Gravité que l'amusement suscité par la création de cet univers au magnétisme exubérant ; de là à ranger l'ouvrage dans l'étagère du "merveilleux scientifique", il y a tout de même un pas que l'humanité n'a pas encore fait.
Démuni de la force littéraire d'un Banks, mais heureusement privé de la bêtise mâle d'un Hamilton, Baxter écrit donc pour se faire plaisir de la science fiction potache mais ne remplit guère son contrat tacite avec le lecteur tant son roman n'apporte rien et ne présente aucune accroche avec les problématiques de la science fiction moderne. Gravité est même peu convaincant en simple roman de divertissement tant son auteur échoue à créer la moindre tension dramatique.
Il convient donc de replacer Gravité dans son contexte de premier roman dispensable, même s'il n'égale pas, par exemple, les premiers romans de Robert Silverberg, plus soignés, ou de Robert Heinlein, plus nerveux, avec lesquels il partage néanmoins une certaine candeur. Cette comparaison établie, c'est dire si Gravité est à réserver aux fans absolus de Stephen Baxter ou aux nostalgiques de la SF Old School des années cinquante située à des éons des enjeux actuels du genre.