Christian
- le 27/09/2018
Le Temps des elfes
Peintre, illustratrice, Krystal Camprubi est une habituée des couvertures d’albums (L'Encyclopédie de la fantasy de Jacques Baudou, Le Graal et les chevaliers de la Table ronde de Sarah Merczel, Les Créatures fantastiques de Nathalie Dau) et de romans fantasy (les livres de poche de Marion Zimmer Bradley, pour ne citer qu'eux). Elle partage son temps entre expositions et illustrations de magazines ou de livres et construit, pas à pas, un univers merveilleux d’images de femmes, d'elfes et de fées.
Pour la première fois, elle prend la plume pour un premier album sur le peuple de la forêt, Oghams, le temps des elfes. Un superbe premier tome de 80 pages, aux allures de journal intime, très riche en illustrations et truffé de longs textes en forme de parchemins manuscrits. Un album dense, très fouillé, qui alterne graphismes celtiques, croquis noir et blanc, peintures colorées, très joli à feuilleter ou à scruter page après page.
Une Elfirie de l'au-delà
À l'occasion de l'acquisition d'une propriété dans le Pembrokeshire, le narrateur s'adonne volontiers à la promenade en terre galloise à la recherche de contes et légendes du petite peuple. Folkloriste, il s'intéresse aux fées et aux elfes tels que les perçoivent les villageois et les conteurs. Jusqu'au jour où un garde-chasse découvre le journal d'Eleanor Blacksmith, dite La Blanche, une jeune fille qui perdit un jour sa petite sœur Kathy, alors qu'elle en avait la garde. Cloîtrée dans sa bibliothèque, elle n'eut de cesse que de remonter la rivière, où Kathy s'était noyée, et parcourir les bois aux alentours. Elle disparut mystérieusement et la sagesse populaire estima qu'une crue avait réuni à jamais les deux sœurs. Mais d'autres affirmèrent qu'elle avait traversé le cercle des fées et trouvé les portes d'Elfirie.
Sept décennies après sa disparition, le narrateur entreprend, à la lecture du journal d'Eleanor, un voyage initiatique au pays des Elfes. Une plongée lente et profonde dans un monde secret, où le narrateur suit, comme Eleanor, la trace d'une enfant disparue. Kathy n'est pas morte, elle a franchi la porte d'une autre réalité. Eleanor en est persuadée.
Entre deux mondes
L'alphabet oghamique, fait de sillons gravés d'origine irlandaise, a été interprété comme une forme de notation musicale pour harpe ou comme un calendrier où chaque arbre représente un mois. Ses formes étranges invitent à l'exégèse. Les lettres oghamiques sont considérées comme les branches du grand Arbre de la Sagesse et le fidèle outil des filids, ces poètes oraculaires gardiens de l'oralité gaélique. Un alphabet qu'on pourrait qualifier d'elfique tant il paraît végétal. Un alphabet magique qui ouvre les portes d'une culture enfouie et d'une réalité plus profonde et plus vraie. C'est l'usage, en tout cas, qu'en fait Krystal Camprubi, pour qui ces runes, faites d'encoches droites et plates, sont une invitation symbolique au franchissement des portes de l'Elfirie.
Seuls les graphismes reprennent les segments oghamiques, les dessins sont plus ronds, plus sensuels, plus colorés. Les visages de femme sont superbes. Les rondeurs de leurs corps sont moins érotiques qu'intimes et charnels. Les personnages, mythiques, merveilleux, de la centauresse à la fée magicienne, sont replacés dans un quotidien naturel, organique. La peinture de Krystal Camprubi, entre réalisme et féérie, est un vrai régal pour les yeux. Effets de lumière, effets d'ombre, effets de brume et de mystère, tout concourt à donner l'illusion d'une prise de vue qui piégerait le mystérieux et l'extraordinaire. Un réalisme de l'invisible. Où l'auteure fait étalage de toute sa panoplie graphique, développée sur 80 pages en une longue mosaïque imaginaire.
Les textes, parfois longs et difficiles à décrypter dans leur forme manuscrite et leur petite taille, sont noyés dans l'image, toujours dominante. Krystal Camprubi s'essaie à l'écriture, mais donne plus de liberté à son art majeur. Son intrusion dans l'exercice littéraire est, du reste, une réussite. Le style rejoint la qualité de l'image par son élégance, son mystère et son ton "entre deux mondes". Malgré la longueur du texte, plus court qu'un roman, mais inhabituel dans une telle densité picturale, le suspense et la tension sont savamment entretenus. Le récit est solidement documenté et parsemé d'allusions aux oghams et à leur signification profonde.
L'album final donne le sentiment d'un travail colossal sur le graphisme comme sur le texte, qui peut rebuter le lecteur habitué à des œuvres plus rapides à parcourir. Il faut lutter contre cette première impression, se laisser guider d'abord par les images, puis par la musique du texte. L'album laisse également à penser à un grand investissement personnel et affectif de l'auteure. On est ému à la lecture de la dédicace épinglée en début d'album : "À la petite sœur repartie en Elfirie en 1986", qui est sans doute la clé oghamique de l'ouvrage, celle qui lui donne sa force et son intensité.
Et l'on reste interdit devant cette mise en abyme : Kathy n'est pas morte, elle a franchi le seuil d'une autre réalité. À sa recherche, Eleanor le franchit aussi. Sur la trace d'Eleanor, le narrateur aussi. Krystal Camprubi le suit et elle entraîne, avec elle, par la beauté envoutante des images et des textes, le lecteur en Elfirie.