A la pointe de l'épée
À la pointe de l'épée se présente comme un roman phare, point d'ancrage de l'oeuvre d'Ellen Kushner (s'il s'agit d'un one-shot, d'autres de ses nouvelles & romans s'inscriront dans le même microcosme) et ouvrage-clé du renouveau de la fantasy outre-atlantique (Ellen Kushner s'établissant rapidement dans la communauté des "scribblies" et la mouvance dite de la fantasy maniériste - ou "mannerpunk").
À la pointe de l'épée se déroule dans une cité à la temporalité incertaine, quelque part entre la renaissance et l'ère victorienne, encore très médiévale dans son mode de vie - la séparation des classes est très marquée, les combats se règlent au fer - mais pourtant moderne dans son mode de fonctionnement politique, qui semble dans les prémisses de l'établissement d'une démocratie. Son histoire, ou plutôt ses histoires, s'attachent, au fil des saisons, à la vie de plusieurs de ses habitants : d'un côté, ceux de la Colline, le quartier de la noblesse dirigeante ; de l'autre, ceux des Bords-d'Eau, le quartier de la canaille populeuse. C'est là que réside Richard Saint Vière, le bretteur le plus réputé de la ville, le personnage central de À la pointe de l'épée auquel se rattache les destinées des autres protagonistes. Le récit navigue donc entre les aléas de la vie de Richard et de son amant, Alec un ancien universitaire en exil forcé ; en travers des intrigues d'une cour dont les enjeux politiques s'appuient régulièrement sur des duels par bretteurs interposés ; et sur des épisodes particuliers de l'existence de mortels qui croiseront celle de Saint Vière (on notera particulièrement l'apprentissage de la science du bretteur par un jeune noble, Michael Godwin) ; tout cela en décrivant peu ou prou les moeurs, règles et coutumes qui régissent les Bords-d'Eau et la Colline.
Faisant fi de tout enjeu dramatique fort, Ellen Kushner se concentre sur de moindres enjeux, sur les tourments de ses personnages et sur les liens intra et extra communautaire des Bords-d'Eau et de la Colline. Nanti d'une écriture soignée, à la musicalité malicieuse, à l'érotisme latent et à la préciosité amusée (et cependant parfois un tantinet excessive), À la pointe de l'épée risque de déboussoler les lecteurs habitués à une narration classique et par trop calculée. Ellen Kushner ne mise sur aucun suspens véritable (les quelques révélations sont plus des tournicotis d'intrigants que des twists renversants), ne s'appuie sur aucun cliffhanger (les chapitres sont avant tout pensés en tant que tels et non au service d'une trame générale). Elle porte un soin attentif à ses personnages - un soin amoureux et déférent - et privilégie les petites histoires, la vie et ses hasards, le plaisir d'un créateur de contempler l'évolution au quotidien de son petit monde - un choix de narration qu'Ellen Kushner retranscrit dans l'un de ses personnages, Lord Ferris dont les motivations émerveillées font échos à ceux de l'auteur ("Chaque chose semblait toujours sur le point de se produire, et chaque acte était investi de sens").
Passé cette désorientation éventuelle, et si le parti pris de l'autrice est partagé par le lecteur, celui-ci ne sera qu'agréablement dépaysé par ce roman de flocons de neige qui passe d'un personnage à l'autre par la grâce d'un vent capricieux - qui garde une préférence constante à Saint Vière et qui n'hésite pas à balayer au loin certains personnages dont le destin ne l'intéresse plus, pour un temps. Ce jeu de marionnettes n'est fort heureusement point totalement vain, car Ellen Kushner se révèle précise et pertinente dans sa caractérisation des moeurs d'une communauté. Son questionnement sur l'enracinement des valeurs traditionnelles d'une société médiévale dans une société moderne prend un sens particulier au sein de la réflexion politique menée. Tout comme les personnages de la Colline interagissent avec ceux des Bords-d'Eau, les normes de fonctionnement de la Colline s'appuient sur les normes des Bords-d'Eau et l'un ne peut évoluer sans l'autre. Ellen Kushner se révèle d'une grande finesse aussi bien dans la psychologie de ses personnages que dans la mise en mouvement d'un monde aux multiples rouages. Tant de qualités font au final de À la pointe de l'épée un roman atypique des plus séduisants, qu'on pourrait rapprocher, dans une modeste mesure et de par ses intrigues de cour, au Trône de fer de George R. R. Martin.
Transfiction
À la pointe de l'épée marque le début de la carrière d'Ellen Kushner, une carrière qu'elle poursuit brillamment en 1991 avec Thomas le Rimeur, un étrange et court roman protéiforme inspiré d'une célèbre ballade écossaise - trop étrange, il faut l'admettre, pour convaincre une large audience. Plus abordable, l'univers de À la pointe de l'épée est le référent de l'oeuvre d'Ellen Kushner, une note d'intention vers laquelle elle ne cesse de revenir au travers de nouvelles ou de romans. Si on doit se contenter en France de la non moins excellente nouvelle Le Bretteur qui n'était pas la mort, parue dans le premier numéro du Fiction des Moutons Électriques - un texte subtil narrant l'abnégation d'un jeune homme à apprendre l'escrime auprès de Saint Vière, abnégation née de ses lectures de romans de cape et d'épée -, on peut espérer que si À la pointe de l'épée rencontre son public, Calmann-Levy se lance dans la traduction des deux autres romans partageant son univers et ses personnages : Fall of the Kings (2002), co-écrit avec sa compagne Delia Sherman, et Privilege of sword (2006).
Là où l'oeuvre d'Ellen Kushner est particulièrement intéressante et emblématique du renouveau de la fantasy post-moderne, c'est qu'elle s'inscrit dans les différents courants qui animent le genre depuis une vingtaine d'années. Citons tout d'abord les Scribblies, une communauté d'écrivains - au nombre desquels Steven Brust - désireux d'insuffler un souffle nouveau et moderne au genre, et qui donnèrent naissance à une fantasy plus urbaine et plus littéraire. Puis, la fantasy dit "maniériste" dont À la pointe de l'épée peut être considéré comme le livre fondateur. Il s'agit là d'une fantasy historico-romantique née des influences croisées d'auteurs mainstream historiques, sociaux ou moraux tels que Jane Austen, Charles Dickens ou encore Alexandre Dumas, à laquelle on pourrait rattacher les oeuvres de Susanna Clarke, Barbara Hambly, Caroline Stevermer, Charles Stross ou encore Mervin Peake. On notera que ce genre connait parfois ses limites dans des descriptions à la limite du supportable (exemple tirée de À la pointe de l'épée : "La dernière salve de feux d'artifice composa une fugue de son et de lumière. Les couleurs s'enchaînèrent en courbes d'extase, toujours plus hautes et plus brillantes, jusqu'à atteindre une splendeur presque insupportable") ou dans de petites incohérences justifiées pour des raisons esthétiques (la poudre n'a pas remplacé le fer, mais curieusement les feux d'artifice se pratiquent).
Enfin, Ellen Kushner participe également de l'émergence et de la reconnaissance de la "fiction interstitielle" (récemment travestie en France par Francis Berthelot sous le terme de "transfictions"), aux côtés notamment de Kelly Link, Midori Snyder et Terri Windling. Dans le cas de À la pointe de l'épée, la transgression s'opère par de nombreux aspects. Dans un premier temps, Ellen Kushner se joue des codes narratifs du genre en renonçant à une intrigue globale pour une simple retranscription de la vie de ses personnages, et ce en désamorçant régulièrement les pistes qui pourraient - ou devraient - se rejoindre. Dans ce récit romanesque, mais qui ne suit pas la structure d'un roman, elle introduit ensuite un érotisme et une bisexualité entre des archétypes traditionnellement asexués ou hétérosexuels. Elle engage également une réflexion sur l'exercice du pouvoir, sur le rôle des bretteurs et sur la condition-même de ses héros (condition à laquelle se réfère le titre). Cette entame autoréflexive se poursuit quand Saint Vière assiste à une pièce de théâtre mettant en scène l'histoire tragique d'un bretteur (mise en abime reprise au travers du livre dans le livre dans Le Bretteur qui n'était pas la mort). Enfin, l'atemporalité et l'impossibilité de rattacher, à une quelconque époque historique ou à un semblant de ville archétypale, la ville-interface moderne et rétrograde où se déroule le roman complète la transgression du roman.
Ces particularités, instaurées sans lourdeur et sans pédanterie, ne gâchent en rien le plaisir premier et futile du roman dans l'enchevêtrement des douces folies de ses intrigants ; il convient de noter toutefois qu'il présuppose une certaine complicité du lecteur quant à l'angle de narration adopté par Ellen Kushner. Au-delà de cette précaution et de ses modestes excès de forme qui pêchent par un trop-plein d'enthousiasme, À la pointe de l'épée s'impose comme un brillant récit de fantasy romanesque, rafraichissant sous un climat propice de redondance et de surabondance d'une fantasy surannée plus guerrière, ainsi que comme une porte d'entrée idéale vers d'autres territoires de la fantasy encore peu explorés en nos contrées.