Le Monde aveugle

Méconnu, Daniel Francis Galouye n'en est pas moins un auteur qui a marqué les années soixante et soixante-dix avec des romans tels que Le Temps du grand cri ou L'Homme infini. Une grande sélection de ses nouvelles a été publiée dans différents numéros de Galaxies (anciennes séries). Grâce à la collection Folio SF de Gallimard, il est maintenant possible de découvrir ou de redécouvrir cet auteur américain, puisqu'après Simulacron 3, c'est au tour du Monde aveugle d'être réédité.

Difficile de suivre son chemin dans le noir complet...

En prévision de l'holocauste nucléaire, certains se sont réfugiés sous terre. Les Survivants des Niveaux Inférieurs et Supérieurs sont leurs descendants et vivent dans le noir complet, se repérant grâce aux échos renvoyés par les éléments de leur environnement lorsque du bruit est produit. Jared est l'un d'entre eux. Il ne croit pas à la description du monde donnée par la tradition orale. Persuadé que Lumière et Obscurité sont des entités physiques et non des concepts religieux, il n'a pas peur d'explorer le Monde Originel où, dit-on, vivent les Démons-Jumeaux Cobalt et Strontium, afin de les appréhender pleinement.
Malheureusement, une de ces expéditions tourne à la catastrophe : il croise une étrange créature, un démon auquel il échappe de peu. Revenu auprès des siens, qui apprennent qu'il a enfreint le commandement de non franchissement de la Barrière, il est condamné à un séjour dans le Puits et forcé d'accepter une Unification avec une fille des Niveaux Supérieurs. Mais sa visite de ces niveaux va encore renforcer sa conviction de découvrir les secrets d'Obscurité et de Lumière. Il fait en effet connaissance avec Della, une Ziveuse, qui perçoit son environnement d'une toute autre manière que lui. Décidé à en apprendre plus sur les Ziveurs et la façon dont fonctionne le zivage, Jared profite de l'ébranlement de la société des Survivants pour trouver les clefs de la compréhension de son monde et le protéger des démons qui l'assaillent.

Une idée de base simple, un univers riche

Avec cette idée de monde post-apocalyptique souterrain plongé dans le noir, où vivent les descendants des hommes et des femmes rescapés de la guerre atomique, Daniel Galouye offre un roman dont le pitch, de nos jours, n'a sans doute pas un pouvoir de fascination gigantesque. Pourtant, le lecteur des années deux mille dix aurait plus que tort de ne pas lire ce roman des années mille neuf cent soixante. Il y trouvera en effet une histoire passionnante écrite par un auteur habile à décrire les points de vue de ses personnages.
Plongés dans l'obscurité, donc, les protagonistes du Monde aveugle ont appris à ne plus utiliser leurs yeux pour évaluer leur environnement. Ils se servent de leurs oreilles, du toucher, et ne se débrouillent pas si mal pour survivre et échapper aux dangers d'un univers souterrain peuplé de fauves-souris, d'araignées venimeuses et le partager avec les Ziveurs et les démons de la Radiation. Daniel Galouye réussit admirablement à faire ressentir au lecteur les difficultés de perception de ses personnages, tant par une précision dans ses descriptions que par l'utilisation d'un champ lexical approprié. Galouye a ainsi banni du langage des Survivants toute notion de vision pour  leur préférer des termes en rapport avec les sons. Chaque découverte de Jared est présentée par le biais de son ouïe et le lecteur, même s'il se doute évidemment de la réalité des faits, est sans cesse baladé par un écrivain qui manie efficacement néologismes et déformation de termes pour rendre crédible la logique sociale des Niveaux Inférieurs.

Mais Daniel Galouye ne se contente pas de décrire un univers dépaysant, qu'il dévoile petit à petit par les oreilles de son personnage principal. Il raconte également une aventure palpitante, pendant laquelle Jared va aller à la rencontre de la réalité insensible de son monde, dont il devine l'existence au-delà de celui qui lui est perceptible. Faisant intervenir les Ziveurs, le peuple des Niveaux Supérieurs et les démons du Monde d'Origine, l'auteur introduit de nombreux éléments perturbateurs dans un univers plus riche que les apparences premières ne le laissent croire.
Jared va vivre, en près de trois cents pages, bien des péripéties : lutte contre des fauves-souris, punition dans le Puits, Unification forcée, complot fomenté pour l'écarter de la haute-survivance, accusation d'appartenance au peuple des ziveurs... Le tout sous fond d'invasion de démons manipulant un son étrange et effrayant, que l'on perçoit les yeux ouverts...
Avec ses personnages attachants, dont on nous cache longtemps les détails des personnalités, vivant une aventure où règne le suspense, Daniel Galouye n'a aucun mal à captiver le lecteur. Mais il ne se contente pas  de le divertir...

Une interrogation sur l'obscurantisme religieux et le poids des traditions

Dès la page 19 et la discussion entre Jared et Owen – «Tu sais ce qui se produit quand une histoire passe de bouche en bouche. Pense à ce qui pourrait arriver si elle était transmise de génération en génération ! » –, Daniel Galouye introduit un des thèmes majeurs de son roman : la façon dont la tradition conditionne l'idée que l'on se fait de ce qui nous entoure et les réactions attendues par la société. Jared sera ainsi confronté à la manipulation – pas forcément volontaire, d'ailleurs – du peuple des Survivants par leurs dirigeants, qui détiennent un savoir qui se délite au fil des générations. Les zones d'ombres dans ces connaissances du monde au-delà de la Barrière, de plus en plus nombreuses au fil du temps, ont transformé ce monde inconnu en Enfer, territoire de Radiation et de ses démons : Cobalt, Strontium, Plutonium... La catastrophe nucléaire, oubliée, dont il ne reste que de vagues notions évocatrices de dangers, est devenue source d'une menace dont seule le respect des traditions religieuses permet de se prémunir. Jared, désireux de découvrir la vérité, de tester la véracité des légendes orales, fera les frais de sa curiosité. Dans Le Monde aveugle, les Survivants sont donc soumis à un joug religieux et traditionnel qui, si rien ne prouve qu'il a fait régresser leur société, empêche au moins qu'elle progresse.
Ce message, que nous adresse Daniel F. Galouye au travers de ce roman, démontre le souci de l'auteur de ne pas écrire un simple récit de divertissement et fait de son livre un pamphlet contre les obscurantismes.
D'un autre côté, on peut aussi regretter le fait que l'auteur ne semble pas vraiment condamner l'existence de l'arme nucléaire et son utilisation, avec des conséquences certes néfastes pour les habitants du monde aveugle, mais qui débouche sur la découverte d'un nouvel Éden où tout est de nouveau possible.

50 ans et pas une ride

Parue en 1961, la version originale du Monde aveugle a donc près de cinquante ans. Pourtant, la fraîcheur du style, l'efficacité du récit, l'abord de sujets toujours d'actualités ont permis à ce roman de ne pas vieillir.
Il n'y a donc pas d'excuse pour ne pas lire ou relire cette œuvre passionnante de Daniel Galouye.