La Cité à la fin des temps
Depuis la première mutation lamarckienne du néolithique des Enfants de Darwin en 2003, l’auteur du Cycle de l’Hexamone s’était surtout rappelé à nos bons souvenirs par les rééditions de ses livres. City at the End of Time était un des trois romans en attente de traduction avec Dead Lines, une évocation de fantôme plus fantastique que SF, paru en 2004 et le plus récent Hull Zero Three, un thriller spatial à l’atmosphère « Alien ».
On connaît Greg Bear, plusieurs fois prix Hugo et Nebula, pour son penchant hard science, mais aussi pour son éclectisme. Non seulement les thèmes abordés d’un roman à l’autre sont variés (les mutations dans l’Echelle de Darwin, les artefacts extraterrestres et l’exploration spatiale dans Eon, la colonisation et la navigation spatiale dans l’Envol de Mars, le thriller policier futuriste dans La reine des anges, les biotechnologies et l’immortalité dans En quête d’éternité, les nanotechnologies dans Oblique ou La musique du sang), mais les futurs technologiques invoqués dans chaque œuvre sont toujours hétérogènes.
Les univers parallèles sont déjà évoqués explicitement dans le Cycle de l’Hexamone (Eon, Eternité et Héritage) et plus allusivement dans l’Envol de Mars (la logique quantique). Dans La cité à la fin du temps, Greg Bear aborde frontalement la question des univers multiples en la délayant courageusement dans celui de la fin de l’univers. Un cocktail inattendu d’une grande ampleur.
Greg Bear puise dans les multivers de et le big rip chaotique (déchirement de la matière) les fondements scientifiques d’un roman courageux et original, hors des sentiers battus de la SF.
Le chaos à la fin des temps
Dans un futur lointain où les étoiles proches se sont éteintes, le monde de la Kalpa est assiégé par le chaos, qui menace les derniers lambeaux matériels d’une cité en décrépitude. Avec les Eilodons immatériels, princes de la cité du bout du temps, le conservateur Ghentun tente une dernière manœuvre avec la Tour brisée pour sauver le monde et les descendants lointains des humains.
A l’époque actuelle, Ginny, Jack et Daniel sont des changeurs de destin. De rêves en visions de la ville à la fin des temps, ils ont la faculté de basculer dans d’autres versions d’eux-mêmes et de surfer dans des mondes alternatifs en suivant les lignes du temps. Poursuivis par des chasseurs travaillant pour la princesse de craie, ils peuvent se réfugier dans un entrepôt-bibliothèque malgré la pression du Gouffre, qui efface les traces du passé, et du Terminus, qui réduit les possibilités d’avenir.
A la fin des temps, Jebrassy et Tiadba, des créations biologiques similaires à celles de l’homme originel s’échappent de la Kalpa pour défier le chaos. Ils ne pourront pas y arriver seuls…
Mondes parallèles en perdition
La cité à la fin des temps est sans doute le roman le plus épique, le plus cosmique et le plus ambitieux de Greg Bear. C’est un roman tout à fait original, qui s’inscrit dans la veine du Temps de Stephen Baxter, où l’auteur se joue des siècles et des univers parallèles.
Ce parti pris des réalités alternatives où les changeurs de destin changent de corps et de décors, évoluent dans des mondes improbables, déformés, en déliquescence est aussi un vrai défi littéraire. Un récit plus exigeant et plus difficile à suivre, qui n’aura pas forcément la faveur d’un lecteur impatient, habitué aux personnages univoques et aux destins linéaires. Auteur réaliste, Greg Bear signe ici un roman abstrait et prend un risque certain, qu'il faut saluer au nom du renouvellement du genre SF
Le jeu avec les écarts temporels titanesques est l’occasion de nombreuses trouvailles. On apprécie particulièrement les livres aux caractères incertains, se modifiant au gré des mondes parallèles, les modeleurs qui cherchent à recréer une humanité des premiers âges, des chapitres « 10 puissance 10 » (ordre de grandeur de l’âge de l’univers aujourd’hui) et des chapitres « 10 puissance 14 » (à la fin des temps, cent mille milliards d’années après le Big bang), les effets de réalité déformée, les clones perturbateurs, les décors déliquescents.
Entre occupation intempestive de corps (façon Porteurs d’âmes de Bordage) ou réalité mouvante, non sans similitude avec l’exemplaire Vue en coupe d’une ville malade de Brussolo, Greg Bear change de registre. Il joue sur une palette davantage surréaliste, cubiste, abstraite. Il ne joue pas sur son terrain de prédilection. Cette dissidence l’amène à personnifier les éléments, comme le typhon vengeur, le chaos intelligent, à convoquer des déités comme Mnémosyne ou Kali, à rompre avec les règles habituelles de description du réel. Elle l’oblige à creuser davantage la psychologie et la subjectivité perceptive de ses personnages. Entre références à Borges et à Spinoza, entre citations latines et clins d’œil à la littérature américaine, entre compilation des savoirs humains et destruction matérielle de l’univers, l’auteur d’Eon et d’Eternité ratisse encore plus large, cultive sa hauteur de vue et titille l’intelligence du lecteur.
Le pari est donc assurément ambitieux. Est-il pour autant réussi ? Greg Bear a assurément haussé son niveau d’écriture. Ce livre est plus riche et mieux écrit que ses autres romans. Le souffle est plus puissant. Les réflexions édifiantes sont légion sur la vie, l’essence de l’homme, le destin de l’humanité. Le lecteur est convié à un niveau de compréhension et d’imagination supérieur. D’une certaine manière, comme le clame généreusement l’éditeur (« probablement le chef-d’œuvre de Bear »), il est au sommet de son art. De multiples audaces, des univers hors du commun, des échos entre époques incompatibles. En dépit de ses excentricités volontaires, le roman est crédible, globalement réussi.
Il eut été encore plus réussi si Greg Bear s’était davantage débarrassé de certaines de ses raideurs. L’ambition affichée du roman aurait mérité un changement de style plus radical. On sait que l’auteur, amateur de pavé, sacrifie souvent la qualité du texte à la quantité, la psychologie des personnages à la primauté de l’action, l’originalité à la vraisemblance. Il y a d’évidentes longueurs dans ce roman, des dialogues trop longs, des actions trop lentes, qui n’apportent rien au déroulé du récit ou aux relations interpersonnelles. De nombreuses redondances permettent d’éviter au lecteur de se perdre, mais ces artifices eussent été moins nécessaires sur un format plus court.
Le parallélisme des actions et la plasticité de la réalité sont bien conduits, il est dommage qu’ils se résolvent rapidement par une rencontre entre les trois changeurs de destin, qui tourne vite à un huis clos bavard, puis une dispersion peu justifiée. Comme souvent chez Greg Bear, les personnages sont bien décrits, ils sont typés, leur histoire personnelle est balayée de long en large, mais leur façon de penser et leur psychologie profonde restent les mêmes. On aurait aimé que l’audace dans le traitement du futur aille plus loin encore. D’une certaine manière, les post-post-humains demeurent encore trop humains. Il est étrange, par exemple, que le monde du savoir soit réduit à une vaste bibliothèque borgésienne. Sans vouloir jouer au prophète, on peut conjecturer qu’après cent mille milliards d’années, le livre, en tant que support culturel, aura disparu…
Les cinq mousquetaires de la hard science anglophone (Greg Bear, Greg Egan, Greg Benford, David Brin et Stephen Baxter) ont ceci de commun qu’ils ont la vision large, une perception universelle du monde et une excellente maîtrise des perspectives imaginaires de la science. Cela nous donne quelques ouvrages remarquables en ce début de millénaire, sans rapport avec la production courante ou les chefs-d’œuvre SF classiques, plus étriqués, moins larges, mais aussi plus esthétiques et plus intelligibles. Il est juste dommage que leur talent littéraire ou leur art de la narration, de bonne facture, ne soient pas totalement en phase avec la richesse de leur imaginaire…
Un bol d'air pour les esprits ouverts en quête de nouveauté.