Au bord de la ville
Né à Oran en 1971, Roland Fuentès grandit en Algérie puis dans le sud de la France. Après s'être entraîné pour devenir nageur professionnel, il bifurque finalement vers l'enseignement de l'allemand, métier qu'il exercera à mi-temps durant dix ans. En 2007, il se lance dans l'écriture à temps complet.
Installé dans l'Ain, il écrit pour les petits et les grands. Il alterne les romans noirs à l'instar de La Double Mémoire de David Hoog (2004) avec les ouvrages jeunesse : L'Echange (chez Syros en 2007) ou Le Bureau des mots perdus (2010, chez Nathan). Il a également signé des récits pour les très jeunes lecteurs, comme l'album Charlepogne et Poilenfrac publié par le Baron Perché en 2007.
Dans l'ombre de la Dévoreuse
Sylvère, sa famille et ses amis mènent une existence harmonieuse et paisible sur un terrain vague planté de ronces. Ils se contentent de peu et mettent tout en commun : leurs savoirs comme le fruit de leurs récoltes.
La génération des parents de Sylvère est née dans cette friche et accepte les règles de cette existence sobre.
Mais certains de leurs enfants regardent, malgré les menaces et les mises en garde, avec insistance vers la ville dont ils apercoivent les hautes tours blanches.
Un jour l'appel se fait trop pressant et Podagre, le meilleur ami de Sylvère prend la route de la ville...
Attraction et répulsion de la ville sur une communauté sobre
La ville est pour la société dans laquelle grandit Sylvère l'équivalent du dehors dans le film The Village.
Véritable croque-mitaine qu'on évoque pour effrayer les enfants, elle incarne tous les dangers, toutes les dépravations.
La communauté vit en vase clos mais certains de ses membres se montrent plus extrémistes et plus méfiants que la moyenne. Ainsi le père d'Abilèn est "allergique à l'imaginaire" au point de refuser violemment les métaphores !
Les Plombins, lui étant "le plus aigre" de la communauté et elle "une griffe déguisée en être humain", agitent régumièrement les épouvantails des "Revenus", ceux qui s'étaient risqués à partir à la ville et en sont rentrés "séniles, hideux, vomissant un baragouin incompréhensible.
Mais ceux qui enfreignent les lois tacites de ne pas se risquer en ville découvrent que les habitants de la ville sont eux aussi cloisonnés à leur environnement quotidien.
Podagre explique ce phénomène à ses amis qui viennnent de le rejoindre à propos d'une vague d'immigration des citadins vers l'autre côté de la mer : "Comme si la ville pour sa survie devait ignorer que le monde est plus vaste. La ville se confine à l'intérieur de remparts imaginaires".
Mais les habitants de la ville y trouvent en partie leur compte car la ville "procure la sécurité à ses habitants, le chauffage et la lumière, la santé et d'autres choses jugées importantes par le plus grand nombre."
Flux de populations, intégration et assimilation
La période d'acclimatation des jeunes héros à la ville constitue un moment crucial et fort intéressant du récit.
D'abord, ils découvrent une façon totalement nouvelle d'organiser la société et les échanges entre personnes. Dans la ville, la gratuité est interdite.
Agénor les briefe quasi dès leur arrivée sur le sujet : "Le prix assure l'équilibre de la ville".
Podagre présente à ses amis cette règle absolue de la ville :
"Offrir est le pire délit qui puisse se concevoir. C'est encore pire que voler. Si tout le monde donne, il n'y aura plus besoin d'argent. Or s'il n'y a plus besoin d'argent, les autorités redoutent que les citoyens perdent la motivation de travailler."
Mais bien sûr, les héros sont aussi confrontés aux réalités de la vie de "clandestins", ils squattent dans des immeubles délabrés et doivent redoubler de vigilance pour que personne ne puisse savoir qu'ils résident là.
Ils n'ont accès qu'à des emplois rudes et mal payés.
Deux conceptions que presque tout oppose
Les deux systèmes qui régissent d'un côté les terrains vagues et de l'autre la ville achoppent sur de nombreux points.
Pour schématiser, la ville fonctionne avec une organisation capitaliste poussée à l'extrême et obsédée par la modernité et le progrès. Les terrains vagues évoquent plutôt le communisme, avec un encrage très profond des traditions.
Mais cette opposition n'est pas si manichéenne.
Des deux côtés, les faiblesses sont soulignées.
Les résistances et les archaismes des terrains vagues sont en parties dues au fait que ses habitant ont vécu "chaque jour de [leur] vie dans l'ignorance", qui a laissé des "traces profondes, des habitudes qu'il faut se faire violence pour changer".
Dans la ville, une certaine tolérance atténue les règles strictes.
Le pasteur l'explique aux enfants :
"Si toutes les règles étaient respectées, la ville exploserait. Parce que le système ne fonctionne pas totalement.(...) Les autorités veillent surtout à ce que les règles paraissent respectées."
De plus, ces règles ne sont pas innées chez l'être humain si bien que l'enfant (et c'est valable même pour le fils de l'administrateur général) "doit se débarasser de sa tendance naturelle à offrir et réclamer".
Abilèn après l'avoir observé et expérimenté dénonce le système de la ville :
"Un bon système devrait garantir le bien-être de tous les individus qui le composent". Or celui-ci semble fonctionner, mais en réalité une partie de la population est exploitée par l'autre (...) et l'autre partie, celle qui est libre, elle-même vit dans l'angoisse".
Des deux côtés, l'"inertie" des habitants est donc garantie par la peur et la force de l'habitude. Voilà qui donne à réfléchir en ce temps où les indignés européens peinent à rassembler de nouveaux convaincus.
Une réflexion politique et un récit attachant
Ce questionnement sur l'organisation de la société ne "plombe" en rien le récit.
Le ton est assez enlevé et vivant, grâce à la capacité de s'emouvoir et de s'étonner, très prégnante chez le narrateur.
Les personnages tissent des liens forts entre eux, qui contrastent fortement avec les difficultés à créer du lien entre et au sein des deux communautés.
Il y a plusieurs figures d'enfants plus jeunes très émouvants qui mettent en oeuvre tendresse, simplicité, bon sens et naturel.
Le récit se teinte souvent de poésie, notamment dans son texte d'ouverture qui pose le décor par touches de couleur, subtiles et délicatement esquissées.
Ce texte dense et subtil invite à la traversée des a priori, aux rapprochements des personnes malgré les barrières élevées par les systèmes.
Percutant et salutaire