Romans 1953 - 1959
Les deux années à venir seront particulièrement fastes pour les amateurs du plus grand des auteurs du vingtième siècle, puisque la collection Nouveaux Millénaires se lance dans le vaste projet de rééditer la quasi-totalité des œuvres de Philip Kindred Dick dans des versions révisées et complétées, quand ce n'est pas entièrement retraduites. Si l'on y ajoute La trilogie divine, l'intégrale des nouvelles de la collection Lunes d'encre et ses romans de littérature générale également en cours de réédition, c'est la formation d'une nouvelle génération de dickopathes qui est assurée. Ce volume nous permet de découvrir les premier romans d'un auteur alors déjà bien rôdé par la publication de plusieurs dizaines de nouvelles...
Loterie solaire
Dans un monde où prédiction statistique et superstition font bon ménage, Leon Cartwright devient meneur de jeu, c'est-à-dire maître de l'ensemble du système social et politique. Dans ce monde régi par la chance, presque n'importe quel citoyen peut prendre les rênes du pouvoir s'il est tiré au sort par le système Minimax. Il faudra néanmoins compter sur la possibilité d'être tué par un assassin légalement désigné pour cette tâche. Heureusement, la police télépathe veille. Mais Leon Cartwright est également le leader des prestonites, un groupe d'opposants au régime qui vient de s'embarquer sur un vaisseau afin d'émigrer sur le Disque de Feu, une planète mythique située hors de la zone d'influence du Directoire. Premier roman de science-fiction publié par Dick, Loterie solaire contient la quasi-totalité des éléments qu'il continuera d'exploiter au cours de sa carrière : colonies planétaires, leader charismatique, pouvoirs psy, androïdes... Ici, les forces du hasard et celles de la télépathie semblent se compléter afin de maintenir le système en place mais comme d'habitude chez Dick, la réalité n'est pas tout à fait conforme à l'idée que l'on s'en fait.
Les chaînes de l'avenir
Après la troisième guerre mondiale, les mutants peinent à trouver leur place au sein de la société. Jones possède un don de précognition qui lui permet de prédire les évènements de l'année à venir, mais il ne peut rien y changer. Il tirera pourtant profit de ses facultés pour renverser le gouvernement en place. Pendant ces bouleversements politiques les dériveurs, de grosses masses de protoplasme venues d'outre-espace, commencent à se poser sur Terre. Jones ne dit rien à leur sujet mais il en sait certainement plus long qu'il ne veut le laisser croire. Et qui sont les huit homoncules qui vivent à San Francisco à l'abri d'une bulle dans laquelle l'atmosphère est toxique pour les humains ? Dans ce monde peuplé de mutants, l'auteur continue à s'interroger sur l'humain, le temps, le pouvoir politique... L'avenir est-il fixé à l'avance ? Comme dans Loterie solaire, il n'oublie aucun des détails qui constituent un de ces univers que l'on associe immédiatement à Philip K. Dick et soulève des questions qui ne cesseront de le fasciner dans ses œuvres ultérieures. A moins qu'il n'ait possédé lui aussi des dons de précog... Ne prétendait-il pas que ses textes n'étaient pas des fictions mais de simples rapports concernant la réalité ?
Le profanateur
Après la troisième guerre mondiale, sur une Terre dépendant de ses colonies planétaires pour ses besoins en produits de consommation, règne une société qui réprime strictement tout acte considéré comme immoral. Allen Purcell a fondé une agence qui procure des scripts aux médias officiels mais ceux-ci sont discrètement subversifs. Et les robots mouchards qui surveillent la population ont rapporté avoir vu Allen ivre au point de proférer un mot d'une grossièreté inacceptable... Un des livres de Dick généralement sous-estimé, Le profanateur pourrait pourrait presque fonctionner comme un autoplagiat. Il reste un roman très agréable où l'on retrouve l'habituelle recette à base de gouvernement totalitaire et de police omniprésente, conformément à sa vision paranoïaque de la société américaine des années cinquante, et bien d'autres élément caractéristiques. Amusante autoparodie, ce livre est loin d'être dépourvu d'intérêt (James Morrow utilisera un thème similaire dans Cité de vérité). Pour les néophytes qui voudraient commencer le recueil en douceur, ce n'est pas un mauvais choix.
Les pantins cosmiques
Ted Barton revient à Millgate, sa ville natale, des années après l'avoir quittée. A l'évidence, plus rien n'est comme avant et sa mémoire elle-même semble le trahir. Il décide d'y rester le temps de clarifier ses souvenirs et découvre une situation qu'il était loin d'imaginer. Des événements étranges se trament entre ténèbres et soleil, auxquels des enfants dotés de pouvoirs surnaturels semblent étroitement mêlés. Fréquemment, des êtres immatériels déambulent sans que personne ne s'en étonne... Considéré comme le seul roman fantastique écrit par Phil Dick, Les pantins cosmiques est également regardé comme l'un des pires par son biographe Lawrence Sutin, un avis que nous somme loin de partager. Une mise au point préalable s'impose : un mauvais livre de Phil Dick reste tout de même un bon livre dickien. Si le roman n'atteint pas les sommets que constituent, par exemple, Ubik ou Le maître du Haut Château, il est très loin d'être dénué de tout intérêt et possède une quantité plus que suffisante des éléments qui composent l'univers dickien pour satisfaire l'appétit de n'importe quel amateur vorace.
L'oeil dans le ciel
Avec ce roman d'une fabuleuse extravagance écrit en seulement quinze jours, Dick prend véritablement son envol. On pourrait même se demander si ce n'est pas trop, l'humanité est-elle prête pour un tel livre ? Un accident de bévatron projette un groupe de personnes dans un autre univers, régi par des règles délirantes. L'auteur invente ici une technologie aussi invraisemblable qu'unique en son genre et avec Horace Clamp, ajoute un prophète de plus à son évangile psychédélique. L'humour dont il fait preuve lui évitera cependant de sombrer dans la catéchèse ou un cynisme stérile. Aspirant déjà, bien avant les révélations à venir en 1974, à une spiritualité débarrassée des limites et artifices de la bigoterie, Phil Dick nous convie à un voyage hallucinant jusqu'aux portes de la Jérusalem céleste. Une expérience dont quelques lecteurs ne sont pas revenus indemnes... Fascinant, génial, indispensable !!!
Le temps désarticulé
Nous possédons tous un talent particulier, qu'il s'agisse de réparer de vieux téléviseurs ou d'apprivoiser les félins. Le talent de Ragggle Gumm est unique : il devine à coup sûr la localisation du petit homme vert dans le jeu quotidien organisé par La Gazette. Il en a même fait son gagne-pain et passe ses journées à compulser ses notes afin de déterminer la zone qui lui permettra une foi de plus de remporter la récompense. Mais à quoi tout cela rime-t-il vraiment ? Phil Dick nous plonge dans un récit devenu classique où la vérité subjective concurrence une réalité qui ne l'est peut-être pas moins, où les objets les plus triviaux, comme un interrupteur dans une salle de bain, peuvent engendrer les incertitudes les plus déroutantes.
Le premier tome d'une série d'anthologies incontournables
Dans ces romans des années cinquante, on perçoit assez clairement quelques-uns des éléments qui démarqueront Philip Dick de ses contemporains. Le temps, l'humanité, la nature de la réalité sont bien entendu présents dans ses réflexions mais on y retrouve aussi sa manière particulière de traiter la psychologie de ses personnages, pris dans les filets d'une vie quotidienne, qui donne un relief étonnant et instantanément identifiable à ses récits. La science-fiction de l'époque se voulant principalement une littérature d'aventures, cela explique peut-être en partie que Dick ait eu besoin, à ses débuts, de continuer à écrire des romans mainstream afin d'exprimer toutes les facettes de son talent. A peine moins complexes que ses romans ultérieurs, il les prépare ici en abordant les préoccupations métaphysiques qui l'amèneront, de même que ses lecteurs, à explorer les aspects singuliers de nos réalités respectives. Aucun des six romans que contient le recueil n'est vraiment superflu. Les deux derniers, en particulier, marquent une véritable montée en puissance et mériteront certainement d'être relus en attendant les prochains volumes. Inutile d'être précog pour prédire qu'ils seront également indispensables.