Les Ombres
Vincent Zabus est un artiste. Comédien, directeur artistique, scénariste, les cordes à son arc ne manquent pas, et c’est grâce à la multitude de ses expériences qu’il nous livre ici le scénario de cet album.
Hippolyte, que certains connaissent sous le nom de Frank Meynet, est un illustrateur. La presse, l’édition, la bande dessinée, autant de domaines dans lesquels nous pouvons retrouver son travail. Après un prix de meilleur album de l’année en 2004 pour son adaptation graphique de Dracula, et plusieurs autres pérégrinations, il s'associe à Vincent Zabus pour Les Ombres.
Un voyage à crisser des dents.
Dans une petite salle d’interrogatoire, dans laquelle il y a deux chaises, une table, et une lampe éblouissante, l’exilé 214 raconte son histoire. Son histoire depuis qu’il a quitté, fui son pays accompagné par sa petite sœur, et qu’il a traversé des kilomètres de paysages et d’aventures. Pourquoi fait-il cela ? Tout simplement pour demander l’asile dans ce pays où la vie semble meilleure. Mais comment convaincre cet homme monstrueusement intimidant, qui a tant l’habitude de ces exilés demandant l’asile ? Le mensonge est-il une solution ? Ou finalement la vérité, pour faire honneur à ceux qui ont participé à cette histoire ?
Obligé de fuir avec sa sœur, l’exilé 214 n’a d’autre choix que de traverser terres et mers pour échapper à de dangereux cavaliers. Néanmoins, un tel voyage ne s’envisage pas sans rencontres, qu’elles soient bonnes ou mauvaises, elles peupleront ses pas.
L'émigration en question.
Vincent Zabus nous sert ici sa réflexion sur l’exil, l’émigration et ses conséquences pour l’errant. Ce voyage, que l’on peut voir comme un voyage initiatique, nécessite de grands sacrifices. Et comme tout changement radical de vie, hélas, les tragédies et les drames sont omniprésents. Représentés sous la forme d’ombres, les morts peuplant les pas de notre protagoniste sont perpétuellement présents pour l’accompagner et lui rappeler qu’il n’est pas seul et ainsi lui dicter une certaine ligne de conduite. Les morts ne vivent que dans nos souvenirs, et il est alors particulièrement important de leur faire honneur en ne déformant pas ces quelques moments ancrés en nous. Nous nous devons de les raconter. Et c’est bien dans cet état d’esprit que commence la BD, avec un exilé prêt à falsifier la vérité pour augmenter ses chances de réussite. Mais un tel acte aurait des répercussions bien plus terribles : nier la mort de ces êtres serait une façon de nier les sacrifices qui ont jalonné le chemin parcouru.
L’histoire proposée est criante de vérité. Dérangeante, elle nous touche profondément. Les auteurs nous posent les questions suivantes : comment pouvons-nous fermer nos portes, et mal accueillir ces personnes qui ont accepté de tout perdre dans l’espoir infime de s’en sortir ? Comment un homme qui traverse des terres et des épreuves interminables pourrait-il attendrir un magistrat totalement indifférent et sans intérêt pour le calvaire de ces voyageurs ? Pouvons-nous par ailleurs blâmer ce pauvre homme qui ne fait que respecter les consignes qui lui sont données ? C’est cette partie de notre politique qui est remise en question dans cette œuvre.
Le scénario, particulièrement intense et angoissant a été métamorphosé par Hippolyte en grande forme. Le trait, associé aux couleurs, qui témoignent d’un environnement tantôt chaleureux, tantôt angoissant, tantôt gai, tantôt torturé, nous plonge dans l’univers du scénariste. Les dimensions des lieux, des personnages et des objets ne sont là que pour renforcer la force émanant du tout. Les planches, magnifiques et stupéfiantes, entraînent le lecteur progressivement dans cette histoire tragique, et nous font basculer lentement avec les personnages. Nous nous surprenons à être une ombre, et à vouloir guider notre protagoniste pour qu’il s’en sorte. Hippolyte est un magicien, un enchanteur, qui nous ensorcelle. Sa baguette magique ? Un simple crayon de bois, et un peu d’aquarelle sur un pinceau. Mais qu’il est bon d’être à sa merci tout au long de la BD.
Dans le petit supplément, après l’histoire, nous pouvons retrouver cette phrase d’Hippolyte : « Trouver une ambiance, créer quelque chose de cohérent qui servira au mieux le texte, qui pourra parfois l’emmener plus loin. ». Je pense que sa volonté a pris corps, et que par son art, il a réussi à sublimer un texte déjà parfait.
L’ensemble transpire la réussite, c’est une véritable petite bombe que l’on a entre les mains.