De premier abord, le résumé de ce roman ressemble à un space opera militaire des plus ordinaires. Un empire en expansion, une intelligence artificielle rebelle en quête de vengeance, n’a-t-on pas déjà vu tout cela dans l’histoire de la science-fiction ?
Ce point de vue apporte fraîcheur et originalité au récit, Breq ne ressent pas les choses de la même manière qu'un être humain. Il est très âgé et porte de nombreux souvenirs, mais il peine à comprendre le comportement de certains. À mesure qu’il avance vers son objectif, sa vengeance, le lecteur suit l’évolution de Breq alors qu’il s’étonne de ses propres réactions. Et le lecteur s'étonne à s'attacher à ce personnage d’apparence froide et décidée à mesure qu’il découvre son passé et son développement.
Avec l’empire radchaaï, Ann Leckie livre un univers travaillé en profondeur. Loin des œuvres de science-fiction hyper technologiques et scientifiques, les Radchaaï vénèrent une déesse, rendent visite à des temples, apprécient le thé comme boisson de luxe et marque de respect. C’est une société tout en relief de traditions, cultures et Histoire qu’Ann Leckie nous permet d’entrevoir au fil du récit, où la technologie se fait discrète et la science ne règne pas en maître absolu.
Parmi ces originalités culturelles, le Radch n’admet qu’un genre pour qualifier les êtres humains : le féminin. Ainsi, Breq qualifie chacun de ses interlocuteurs d’humaine, d’elle, non seulement parce qu’il a du mal à distinguer leur sexe, mais parce que c’est ainsi que parlent les Radchaaï. C'est une manière ingénieuse de communiquer cette confusion des genres au lecteur – qui passe, comme le narrateur, la plus grande partie du récit à se demander si les différents personnages rencontrés sont des hommes ou des femmes – mais aussi pour montrer les différences culturelles dans la galaxie. Hors du Radch, les habitants se moquent de Breq lorsqu'il est incapable d’assigner le bon genre aux personnes qu’il rencontre.
Histoires en parallèle
Un autre point fort de La Justice de l’ancillaire est son mode de narration. Au fil des chapitres, le lecteur passe de la quête actuelle de Breq au passé du Justice de Toren, avant sa destruction. Cette narration croisée permet de découvrir l’empire du Radch, sa culture et ses traditions, le passé du personnage principal et ce qui le mène à la vengeance. Le lecteur prend peu à peu ses marques jusqu’à ce que les histoires personnelles rejoignent l’Histoire de l’empire. Ce type de narration n’est pas nouveau, mais Ann Leckie mène son récit de main de maître.
Même s’il est difficile de déterminer leur sexe, les personnages animés par Ann Leckie sont très bien construits. Que ce soit Seivarden, la militaire sortie de cryogénie au bout de mille ans qui découvre un monde chamboulé en son absence, la lieutenant Awn, l’une des officiers qui dépendait du Justice de Toren, tous ces personnages dévoilent leur personnalité au fil du récit, et tissent d’étranges et profondes relations avec l’intelligence artificielle narratrice.
L’absence de description ou de caractérisation de leur genre permet au lecteur de découvrir la personne au-delà de son apparence, et Ann Leckie parvient à créer des personnalités auxquelles on s’attache réellement, à commencer par le narrateur lui-même. Au point que l’une des raisons principales de vouloir lire la suite réside peut-être dans l’envie de revoir cette galerie de personnages, plutôt que de connaître la suite de l’intrigue.
La Justice de l’ancillaire est une lecture plus qu’agréable, un voyage dans un univers fouillé et dans l’esprit d’une intelligence artificielle en quête de vengeance. Attention à ne pas être trop impressionné(e) par le nombre de prix que le livre a gagnés, si c’est une excellente lecture, elle ne révolutionne pas le genre. Les thèmes peuvent paraître convenus en science-fiction, mais Ann Leckie propose un traitement frais et original sur le sujet, dans un monde qui crée ses propres codes. Le lecteur pourrait se prendre à lire le tout d’une traite, et à attendre la sortie du deuxième tome avec impatience…