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Agrapha - Les secrets d'écriture de Luvan
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Agrapha - Les secrets d'écriture de Luvan

A l'occasion de la parution d'Agrapha aux éditions La Volte, Luvan revient sur l'écriture de ce nouvel ouvrage.

Actusf : Agrapha, votre dernier roman suit huit femmes vivant dans une grotte. D’où vous est venue cette idée ?

Luvan : Ouf. C’est une longue histoire.
Je nourrissais l’envie très ancienne de nouer moyen âge et weird. Je voulais des flammes tranchant l’obscurité, le murmure des bois, le ciel interminable posé sur des territoires sauvages, un humanité odorante et prégnante, des animaux compagnons. Je voulais explorer une spiritualité puissante, omniprésente. Un fantastique primitif, protéiforme et souterrain. C’était il y a longtemps.
Quand soudain… mon amie Tram Nguyen, qui travaillait pour un network américain, m’a mise au défit de réfléchir à ce que serait un Game of Thrones européen. Je n’ai jamais réussi à m’intéresser à Game of Thrones. J’adore l’idée que cette série ait autant lié les gens autour de moi, tissé du récit par-dessus le récit, mais je ne me suis jamais laissée emporter par l’intrigue. J’ai regardé plusieurs épisodes : pour moi, il s’agissait seulement de très bons acteurs en très beaux costumes parlant politique sur des remparts et devant des cheminées. La magie du pacte de fiction n’a pas marché. Pour répondre à Tram, j’ai dû percer cette énigme : pourquoi ? L’enjeu principal -- un trône et qui s’assoie dessus -- m’indifférait profondément. Peut-être était-ce le biais principal ? Je n’ai pas continué l’analyse. Je doucement switché vers l’autre question : que serait un GoT européen.
Tout d’abord, rompre avec le libertarianisme : le personnage « Malboro » du loup solitaire n’existait pas au moyen-âge. On ne vivait pas seul. On était imbriqué dans une intrication de solidarités. Ensuite, rompre avec la famille unicellulaire. On vivait en clans, en communautés. Et enfin, on avait un rapport humble au monde. On était petit.
Et puis peut-être un moyen-âge plus ancien ? Les productions américaines donnent en effet plutôt dans le pseudo-XIIème siècle (avec des armures d’inspiration renaissance). Peut-être un moyen-âge qui ne serait pas un western en armures ? Peut-être, étant donné l’extrême rareté du métal, un moyen-âge sans armures, sans armes ? Peut-être, étant donné mon manque d’intérêt pour les histoires de pouvoir, un moyen-âge des 99% ?
S’en est suivie une très longue phase de documentation sur la vie spirituelle, quotidienne, le lent, le mystique, le sombre et l’enclavé, l’animal et le féminin. À quoi ressemblaient les rapports entre les êtres humains ? Comment les destins s’entremêlaient. Pour aller jusqu’au bout du défit lancé par Tram, j’ai concocté une bible de série. Le projet s’appelait alors M (mille en chiffres romains). Pour faire simple : l’histoire d’un monastère de femmes peu avant l’an mil, aux prises avec des phénomènes paranormaux.
Un producteur l’a lue avec beaucoup d’intérêt. Nous avons même eu rendez-vous. Il m’a dit en substance « C’est très intéressant, très documenté, les personnages et les arcs sont riches, mais le paysage télévisuel français est moribond, ce serait une série trop chère, et les spectateurs ne sont pas assez instruits pour apprécier vos intrigues ». En réalité, j’étais immensément soulagée par ce refus. Je m’étais tellement attachée à l’idée de proposer une vision singulière du moyen-âge que j’aurais beaucoup souffert de la confier à d’autres, qui l’auraient nécessairement remodelée en fonction de leurs propres attentes. En tout cas, c’est comme ça que je me le figurais à l’époque…
Entre-temps, j’ai reçu une bourse du CNL pour écrire Susto. J’ai écrit Susto. Puis (la carence entre deux bourses du CNL est de trois ans) j’ai obtenu une nouvelle bourse pour écrire Agrapha et j’ai lancé une seconde phase, toute aussi longue, de documentation, encore plus pointue que la première. Au cours de ces recherches, les ingrédients weird, moyen-âge, territoire, spiritualité et communauté se sont placés différemment. La nécessité qu’il s’agisse de huit femmes vivant dans une grotte est devenue impérieuse. Il FALLAIT que ce soit cette histoire-là.

Actusf : Pouvez-vous dire quelques mots sur l’intrigue, pour ceux qui ne l’ont pas encore lu ?

Luvan : Agrapha se déroule sur la côte atlantique, peu avant l’an mil.
Agrapha donne à voir et à sentir une sororité primitive, au fonctionnement mystérieux, qui va vivre au cours du récit une mutation drastique.
On est avec - puis dans - huit femmes mystiques vivant dans une osmose absolue et presque inquiétante entre elles et avec le territoire.
À savoir : une grotte, une source, des bêtes, des arbres, un marécage, une île qui n’existe pas.
Cette communauté, Adsagsonæ Fons, est l’auteur collectif d’un manuscrit mystérieux, qu’un personnage flou appelé simplement l’autrice, entreprend, à notre époque, de traduire.
La particularité de ce manuscrit est de faire constamment référence à ce qui n’est pas écrit, en grec : Agrapha.
Plus l’autrice se frotte à cette matière, plus elle développe un rapport fusionnel, obsessionnel, avec ces femmes d’un autre monde. Et plus elle se colle au plus près de leurs peaux, de leurs odeurs.
Et l’aventure spirituelle verse peu à peu dans le fantastique.

Actusf : Quels sont les thèmes que vous avez voulu aborder avec ce roman ?

Luvan : En fait, c’est d’écrire le roman qui m’a permis d’aborder certains thèmes. Je veux dire par là que je n’ai pas utilisé l’écriture du roman pour illustrer des thèmes que j’aurais eu en tête auparavant. Tout est venu de l’époque dans laquelle j’ai décidé de plonger.
Le libraire Hugues Robert (Charybde, Paris XIIème) a classé ce roman dans les catégories suivantes : ALIÉNATION, BIENVEILLANCE, COMMUNAUTÉS DE FEMMES, DOMINATION, ÉTUDE DE TEXTES, FUSIONS, HISTOIRE, LINGUISTIQUE, LUTTE, MANUSCRIT,MISE EN ABÎME, MOYEN ÂGE, MYTHOGRAPHIE, MYTHOLOGIES, POÉSIE, RELIGION, ROMAN, SORORITÉ, SYNCRÉTISME, TRADUCTION.
Ça me va !

Actusf : Le titre du roman, Agrapha, pourrait être traduit par « ce qui ne peut être écrit », ce qui est assez original pour un roman. Pourquoi avoir choisi ce titre ?

Luvan : J’ai découvert ce terme au cours de mes lectures. Les Agrapha forment un corpus particulier des évangiles apocryphes. Il s’agit de paroles de Jésus dont on n’aurait pas gardé de trace écrite, et dont certains textes apocryphes portent le lointain message.
Ce terme fait pour moi écho à l’expérience du récit historique, fait de creux, de silences. Je trouve personnellement très violent l’acte de « remplissage » des creux. Un récit historique aussi beau que Sinouhé l’Africain, de Mika Waltari, que j’ai adoré adolescente, remplit le silence des psychés anciennes par de la psyché contemporaine. Sinouhé pourrait être un Scandinave d’après-guerre. J’ai voulu au contraire garder au maximum de cette étrangeté-là, du silence des siècles. En cela, j’ai plutôt essayé de m’inscrire dans la démarche du Lavinia d’Ursula Le Guin ou des Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Pour moi, le Circé, de Madeline Miller, que j’ai beaucoup aimé, remplit déjà trop. Enfin, trop par rapport à ce que je m’étais fixé comme objectif sur ce projet.
Je suis donc partie du motif des Agrapha pour écrire. Très vite, Ce qui n’est pas écrit est devenu, de lui-même, l’axe narratif de mon histoire.
Comme j’adore l’allitération, il s’est posé comme titre assez vite. Mon éditeur Mathias Échenay l’a aimé. Et puis je l’ai trouvé d’autant plus juste que ce roman est pour moi une manière de redonner la parole aux expériences spirituelles féminines qui, bien qu’aussi vivaces -- et parfois plus extrêmes -- que celles de leurs camarades masculins, ont laissé très peu de traces écrites.

Actusf : Huit femmes dans une grotte, au milieu de la nature ; cela rappelle le Décaméron de Boccace, qui présentait également des voyageurs s’échangeant des histoires dans une auberge. Quelles ont été vos inspirations pour ce récit ? Avez-vous justement travaillé avec ces romans médiévaux ?

Luvan : Agrapha est une plongée dans l’esprit d’une époque habitée par les mystères et l’invisible. Une spiritualité chrétienne mystique, révélée et holistique, toute en nuances, dans la double tradition du platonisme et des fois celtiques et germaniques. Traditions que des siècles de procès hérétiques nous ont progressivement fait oublier.
J’ai cherché quels textes circulaient à l’époque (à notre connaissance, en tout cas) et oui, je les ai lus. Ils sont intimement liés au récit puisqu’ils apparaissent, sous forme d’extraits, dans le Florilegium de Volusiana et au cours des différentes Confessiones. Il ne s’agit pas à proprement parler de romans, en revanche. Poésie, textes dramatiques, essais philosophiques et religieux. Voilà de quoi l’écrit était fait.
On se faisait tourner Platon, Virgile et Lucrèce, Boèce, Augustin, Isidore de Séville, Benoît de Nursie, Grégoire le Grand, Jean Scot Érigène, Venance Fortunat. On était très friand des hagiographies, et les évangiles que l’on appelle aujourd’hui apocryphes avaient plus de succès que les « officielles ». Au chapitre des femmes, j’ai découvert les poèmes et les drames de Hrotsvita de Gandersheim, contemporaine d’Agrapha, et l’étonnante Passion de Perpétue et Félicité, datant du IIIème siècle, une des rares « autobiographie » de sainte, dont je cite un extrait qui ressemble à une scène de combat dans Buffy.
Donc oui j’ai lu et j’ai digéré et laissé reposé. Et puis oublié de manière à faire de Agrapha un ouvrage au plus proche de ce qu’aurait pu être un roman (au sens où on l’entend aujourd’hui) du Xème siècle.
Vous trouverez dans Agrapha des extraits des évangiles apocryphes, des femmes géantes qui sortent de la mer, des textes philosophiques, des fentes qui s’ouvrent et se referment dans la roche, des transes, des hallucinations, des hommes de boue et un tohu-bohu primal. Et tout cas provient d’une matière source riche, épaisse, glutineuse.

Actusf : Agrapha est un roman qui s’ancre dans le Moyen Âge, en l’an mil. Pourquoi avoir choisi cette période souvent perçue comme obscure ? Avez-vous utilisé des sources pour votre récit ? Lesquelles ?

Luvan : Après l’arrêt progressif des raids vikings, des colons de tous horizons réinvestissent et redécouvrent des terres dévastées, pendant des dizaines d’années, par les conflits endémiques. Abandonnées aux animaux et aux friches. Par métaphore biblique, on appelait ces lieux : « le désert ».
La fin du Xème siècle est une époque de renouveau, d’élan, avec des cicatrices encore profondes. Un monde d’après le cataclysme. On est donc beaucoup plus proche du Nausicaä de Miyazaki que de Thierry La Fronde.
Ce monde est très différent du moyen-âge classique, celui des XIIème et XIIIème siècle, beaucoup plus représenté en fiction, où les rapports entre les ordres, les espèces, les genres et les âges se pétrifient.
La fin du Xème siècle est une époque jeune, libre, où tout est possible.
Dans ce cadre-là se créaient des communautés spirituelles, où l’on tentait de nouvelles formes de vivre ensemble. Des groupes de femmes essayaient en particulier, avec une grande liberté parce qu’il n’y avait pas encore d’enjeux, de réinventer le monde.

Actusf : L’ouvrage est extrêmement riche. On y retrouve des termes d’époque, ainsi qu’une police d’écriture qui rappelle celle des manuscrits. Comment avez-vous pensé cet ouvrage ?

Luvan : Agrapha est ce qu’aurait pu être un roman de l’an mil.
C’est une immersion dans les mentalités de cette époque peu traitée par la fiction.
L’idée est de plonger, littéralement, par différents paliers narratifs, dans l’altérité. Dans l’incompréhensible de l’expérience historique.
Cette immersion se fait en particulier par le langage.
Ces huit sanctimoniales vivaient dans un monde différent du nôtre. Et elles avaient un rapport au monde différent, qui engageaient des mots, une tournure d’esprit et donc des tournures de phrases, mais également des symboles et des métaphores, tout à fait singuliers, et très étrangers aux nôtres.
Par ailleurs, on ne parlait pas une langue, mais des langues. À l’endroit et au moment où se déroule cette histoire, on parle plusieurs latins, plusieurs germaniques, une forme de vieux norrois et un type de celte. Pour se comprendre, on devait faire preuve d’une grande agilité. Et s’inventait progressivement des langues ultra-locales, cimentant les communautés et leur donnant leur originalité.
Latiniste et médiéviste de formation, j’ai donc reconstitué, en me basant sur les recherches linguistiques les plus récentes que j’aie pu trouver, une langue qui rende compte du plurilinguisme et d’un rapport au monde différent.
C’est fréquent en Fantasy et en SF. J’ai appliqué cette tradition à des fins d’immersion historique.
Pour les polices et la présentation, j’ai pensé l’ouvrage en sachant qu’il pourrait bénéficier de l’expertise de la typographe et maquettiste Laure Afchain, qui travaille fréquemment pour la Volte, dont elle a conçu la police. Je n’aurais probablement jamais construit ce récit si je n’avais pas eu autant confiance en la créativité, la liberté et le savoir-faire qui présideraient à la fabrication de l’objet livre. Merci La Volte !

Actusf : Parmi ces huit femmes, toutes issues de sociétés différentes, y en a-t-il une qui vous a touchée plus que les autres ?

Luvan : Comme le personnage de l’autrice, je me sens plus proche de Ludmilla que des sept autres, mais je les aime toutes. Nécessairement, elles sont toutes moi.

Actusf : Et maintenant, sur quels projets travaillez-vous ?

Luvan : Je mène plusieurs projets de front. Je travaille avec le musicien Gaëtan Gromer à la réalisation d’une œuvre littéraire et musicale géolocalisée. Dans le cadre d’un spectacle ancré dans les mythes scandinaves, le conteur Matthieu Epp, pour lequel j’ai déjà écrit un texte dramatique sur la guerre de Troie -- le spectacle s’appelle Troi(e)s. Le texte seul, Troie, a été publié entretemps aux Règles de la Nuit -- m’a commandé une petite Edda… apocryphe. Avec l’historienne d’art Iris Lafon et la musicienne et historienne Valérie Leclerq, on lance un podcast à la croisée de nos quatre disciplines, intitulé T’Pau. Premier épisode le 7 février. Avec le camarade Léo Henry, nous traduisons pour la Volte des nouvelles inédites de Karen Joy Fowler. Enfin, je viens de me lancer dans la phase de documentation de mon prochain roman, dont je préfère ne rien dire pour le moment afin de ne pas m’emprisonner moi-même dans ce qui est écrit.

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