L’année 2020 marque le début de la publication des Chroniques de Mertvecgorod (La Cité des cadavres en russe) au Diable Vauvert.
Le premier livre, Images de la fin du monde, est sorti en 2020. Le deuxième devrait sortir en septembre 2021, toujours au Diable. A l'occasion de cette parution, Christophe Siébert revient sur l'écriture de cette série.
Actusf : Comment est née cette série ?
Christophe Siébert : Elle est née d'une double envie. La première : fabriquer un terrain de jeu assez riche pour me permettre d'y situer tous mes romans. Je voulais que toutes mes fictions partagent désormais le même territoire, le même décor, le même contexte, la même grande histoire qui les rassemble et je voulais qu'elles s'y répondent de façon souterraine ou ouverte, sans pour autant constituer un feuilleton à suivre.
La seconde envie est plus simple : j'admirais tous ces auteurs qui bâtissent des mondes et me souvenais avec nostalgie de toutes les fois où je l'avais fait, ado, dans le cadre du jeu de rôle, que j'ai pratiqué assidûment. Mais bizarrement, au moment de me retrousser les manches pour fabriquer la RIM et Mertvecgorod, mes modèles ne se sont pas trouvés du côté du fantastique ou de la SF mais plutôt du côté du polar et de la littérature générale. C'est-à-dire que j'ai voulu que Mertvecgorod rivalise non pas avec les grandes cités imaginaires, mais avec les villes réelles : le Los Angeles de Bukowski, le Paris de Léo Malet, l'Écosse d'Irvine Welsh, le Londres de Jack London, etc. En fait, je voulais bâtir une ville réelle. Je voulais y croire au premier degré.
Actusf : La construction est atypique : il s’agit de découvrir les personnages et la ville ou se déroulent les différentes histoires par le prisme de textes qui ressemblent à des nouvelles, qui se répondent, se chevauchent. Est-ce un choix ou bien est-ce que la façon d’aborder cet univers tentaculaire s’est imposée d’elle-même ?
Christophe Siébert : Les deux, ma générale ! Il s'est trouvé que quand j'ai commencé à rédiger ce qui allait devenir Images de la fin du monde, je n'étais pas encore au Diable vauvert – à vrai dire, je n'avais plus vraiment d'éditeur. J'ai donc fomenté un plan machiavélique : écrire des textes courts, plus facile à placer en fanzines et en revues, plus facile aussi à lire sur internet. Ces textes devaient constituer une énorme bande-annonce qui donnerait envie à tous les éditeurs de la place de se jeter sur moi et arracher ma vertu.
Mais ça ne c'est pas du tout passé ainsi, puisque j'ai rencontré Marion Mazauric, directrice d'Au diable vauvert, et qu'elle voulu très vite publier un premier livre (la réédition de deux anciens, romans Nuit noire et Paranoïa sous le titre de Métaphysique de la viande) et enchaîner sans tarder sur un inédit. J'ai repris les nouvelles déjà rédigées et publiées (elles constituent à peu près la moitié d'Images de la fin du monde) et les ai transformées pour tisser entre elles un faisceau de liens, rapports et correspondances diverses. J'ai ensuite poursuivi sur cette lancée en rédigeant des textes inédits. Il en a résulté un objet hybride, entre le recueil et le roman, qui constitue à la fois une introduction cosy à ce cycle, un avant-goût de ce qu'il sera et un mode d'emploi de la manière dont on pourra le lire. Autrement dit un vaste ensemble d'histoires interconnectées, qui racontent une vaste, vaste saga et qu'on peut prendre par le bout qu'on veut sans jamais perdre le fil ni se sentir rejeté.
Là encore, mon modèle était le monde réel plutôt que les grands cycles de l'imaginaire. Supposons que vous vous intéressiez à la Guerre froide. Peu importe, dans l'énorme profusion de romans et d'essais consacrés au sujet, par quel livre vous commencez. Et vous avez même le droit d'en lire certains et pas d'autres. Les Chroniques de Mertvecgorod, c'est pareil : c'est l'histoire de ce coin perdu et mal famé entre 1970 et 2050, et il y a autant de façon d'aborder ce truc qu'il y a de livres et de lecteurs.
D'ailleurs, à l'heure actuelle, d'autres auteurs sont en train de travailler à des romans se passant à Mertvecgorod, donnant – sous ma supervision pour certains éléments – leur propre vision et racontant leurs propres histoires.
Actusf : La ville est le véritable personnage du livre. On y entre avec un passeport pour la noirceur. Mais aussi à la découverte d’un « terrain de jeu » comme vous l’appelez qui permet au lecteur de se frotter au crime, à la corruption, la violence, l’abus des nouvelles technologies… Quel est votre message réellement si message il y a ?
Christophe Siébert : Je veux pas délivrer de message – pas au sens d'une leçon de morale ou de politique, en tout cas. Je pense que mes histoires et mes personnages se suffisent à eux-mêmes. Je n'ai pas besoin d'expliquer quoi en penser. Je ne suis pas là appuyer une éventuelle intention ni pour indiquer quelle émotion éprouver ou comment comprendre ce que j'ai écrit. Je fais confiance aux lecteurs et aux lectrices pour engager librement ce dialogue-là avec mes fictions, se frotter aux questions qu'elles soulèvent, aux contradictions qu'elles révèlent. Les éventuels enseignements qu'ils pourront en tirer ne viendront jamais de moi, ni même de mon œuvre, mais du rapport qu'ils entretiennent avec elle.
Néanmoins, chemin faisant, je me suis rendu compte – et c'est un peu ce que met en scène le dernier chapitre du livre – que ce contexte de Mertvecgorod me permet d'exprimer de manière peut-être plus vive et nette qu'avant ce qui constitue la base de ma « philosophie » (pas de quoi attraper un prix Nobel non plus), à savoir que dans le monde principalement merdique où nous vivons, dirigé par des individus principalement néfastes, on peut tout de même s'en tirer, et même espérer prendre son pied, voire se lancer à la poursuite du bonheur, à condition de rester bien collés à ses désirs propres, à son éthique personnelle, et à conditions aussi d'obéir à aussi peu de carottes et aussi peu de bâtons que possible. J'ignore si ça transparaît dans mon livre. J'ai essayé que oui ; et comme je suis taquin j'ai essayé que des personnages sympathiques aussi bien que de franches crapules vivent selon ce code de conduite.
C'est en tout cas cette éthique – le mot est bien grand pour une idée aussi basique – qui me sert de boussole dans l'existence.
Actusf : Comment crée-t-on un univers aussi vaste et aussi complexe ? Et pourquoi avoir choisi un pays de l'ex-URSS pour y implanter ce pays hallucinant et inhumain ?
Christophe Siébert : La question que je me pose, c'est plutôt pourquoi ne pas l'avoir fait avant ? J'y prends un tel pied !
Avant d'écrire la moindre ligne de fiction j'ai passé deux ans à réfléchir à ce monde, à noter des idées, toutes celles qui me venaient, les bonnes, les mauvaises, les géniales, les stupides. Je l'ai construit petit à petit, de tous les côtés à la fois, en fonction de vers où me portaient mes envies, de vers où me tirait ma documentation. J'ai superposé, mélangé, touillé des trucs réels et des délires qui me tenaient à cœur depuis longtemps. J'ai fait feu de tous bois. À force d'accumuler toutes ces informations et toutes ces pistes, une cohérence et une esthétique ont commencé à se dessiner. J'ai alors davantage discipliné mon imagination et suis entré dans une phase plus fabricatoire, plus portée sur les détails, les rapports des éléments entre eux et les articulations.
Si j'ai choisi ce coin-là d'Europe de l'Est, c'est pour des raisons de commodité (il n'y a pas beaucoup d'endroit dans le monde où on puisse rendre vraisemblable l'existence d'une mégapole de sept millions d'habitants et porteuse d'une histoire millénaire) et de parti-pris esthétique : je voulais un climat rigoureux et, disons, une ambiance plus proche d'Einstuerzende Neubauten que de Bolaño (j'adore Bolaño et 2666 m'a beaucoup inspiré, mais je voulais justement faire autre chose et le faire autrement).
Actusf : L’horreur organique et la chute sont deux thèmes récurrents dans vos écrits. Que faut-il voir dans ces dérives de notre humanité selon vous ? Est-ce que l’écrivain est en charge de donner l’alerte ? Ou est-il un simple témoin ?
Christophe Siébert : Je ne sais pas s'il faut voir des dérives, dans l'horreur organique et la chute. Ce sont des aspects de notre humanité, des aspects de ce que nous sommes.
Je ne me sens pas le devoir, en tant qu'auteur, d'alerter qui que se soit à propos de quoi que se soit. Mais je crois que mon rôle, à supposer que j'en aie un qui aille plus loin que « raconter le plus librement et le plus honnêtement possible les histoires qui me passent par la tête », consiste à regarder où on ne regarde pas ordinairement. Le métier de romancier, c'est soulever le tapis et rapporter avec fidélité ce qu'on y a vu. En ce sens, oui, je suis un simple témoin.
Mais puisqu'être le témoin d'histoire d'amour adultères prenant pour cadre la bourgeoisie parisienne ne m'intéresse pas, puisque je laisse ça à d'autres, je prends que je le veuille ou non position. Ce que je choisis de regarder, les gens dont je choisis de parler, renseignent sur ce que je pense du monde. Pour le dire d'une façon encore plus ronflante (si, si, c'est possible) : les anecdotes qui tissent la matière de mes récits (un clodo se fait défoncer par des skins sous le regard passif du narrateur ; un type dépense son héritage pour acheter un lit neuf et faire la fête ; un attentat cause la mort de 5000 personnes) sont toujours le résultat final, à échelle individuelle ou d'un petit groupe, de toute une chaîne de causes et de conséquences. Cette chaîne correspond à une manière particulière d'organiser politiquement et économiquement le monde. Si je vivais dans une réalité où les clochards n'existent pas, où les conflits politiques ne se règlent pas à coups de bombes, où acheter un lit neuf n'implique pas de dépenser beaucoup de pognon dans un centre commercial de la taille d'une petite ville, je raconterais d'autres histoires.
D'où on peut conclure qu'Alexandre Jardin vit dans cette autre réalité. Mais j'ignore comment m'y rendre. Il doit y avoir un mot de passe à dire au Magicien d'Oz ou un truc comme ça, j'imagine. Il faut aller sous l'arc-en-ciel et garder la foi mais chez moi y a pas d'arc-en-ciel, y a l'usine Michelin.
Actusf : Pouvez-vous nous dire quelques mots sur vos personnages principaux ? Va-t-on les retrouver dans les prochains tomes ? Saviez-vous dès le début quels seraient leurs destins ?
Christophe Siébert : Oui, beaucoup de personnages présents dans Images de la fin du monde seront aussi dans les prochains livres. Parfois des personnages secondaires deviendront les protagonistes principaux, parfois l'inverse, parfois ils apparaîtront en toile de fond ou comme clin d’œil destiné au lecteur attentif, parfois ils occuperont le centre de la narration.
J'aime beaucoup ce qu'a dit Christian Lehmann (ancien rôliste, lui aussi) lors d'une passionnante conférence à Geekopolis en 2015 : quand on est meneur de jeu (et ça vaut aussi bien pour un romancier, du coup), le meilleur moyen d'échapper aux clichés en mettant en scène un personnage secondaire, c'est de se rappeler que les personnages secondaires, dans la vraie vie, ça n'existe pas. Il faut considérer chaque figurant comme le protagoniste principal de sa propre histoire. Dit comme ça on dirait une évidence, oui, chacun est le héros de sa propre histoire et la pluie ça mouille, sauf que je n'avais jamais entendu cette idée exprimée de manière aussi simple, limpide et immédiatement utilisable – à tel point que dans mon travail d'éditeur, c'est une phrase que je ressors très régulièrement aux auteurs qui bossent avec moi.
Certains personnages des Chroniques, comme Nicolaï le Svatoj ou les oligarques du Clan des Quatre, sont fondamentaux dans l'intrigue. Dès le tout début, j'ai su qui ils étaient, d'où ils venaient, etc. Mais d'autres, comme Camille, se sont complètement imposés, passant insidieusement du statut de héros d'un seul chapitre à celui d'élément essentiel de toute ma narration. C'est d'ailleurs un truc super agréable quand on crée un monde aussi vaste et qu'on se fixe pour seule règle de suivre chaque fil aussi loin qu'il peut mener : on a des fois la bonne surprise de découvrir que le mec qui refaisait son lacet page 12 dans le tome 2 est en fait le méchant principal du tome 8. Et quand ce genre de révélation se met en place spontanément, comme si on avait construit une machine si parfaite qu'elle tourne toute seule, c'est vraiment une grande jouissance.
Actusf : Quelles ont été vos sources d’inspiration (cinématographiques, littéraires) ? Avez-vous du faire beaucoup de recherches ?
Christophe Siébert : Mes sources d'inspirations – même si on se cantonne à celles que j'identifie – sont innombrables. La SF paranoïaque à la Dick / Ballard, le roman noir à la Hammet / Goodis / Thompson, l'horreur à la Lovecraft ou à la Barker, la musique industrielle à la Coil, les jeux de rôles initiatiques ou conspirationnistes du type Kult, Over the Edge ou Hurlements, tout le cinémalaise de Cronenberg, Lynch et cinquante autres, plus quelques diamants isolés comme 2666 de Bolaño, Knoknemstiff de Donald Ray Pollock, Black Hole de Charles Burns, From Hell d'Alan Moore et Eddie Campbell, sans oublier la peinture de Giger ou celle de Bosch – et je vais m'arrêter là parce que c'est une telle pelote, chaque nom se ramifie en douze autres noms, douze autres œuvres, on pourrait y passer la semaine sans en faire le tour – et il resterait encore à aborder le continent bizarre des trucs qui m'ont influencé sans que je m'en rende compte !
Oui, j'ai fait beaucoup de recherches pour construire Mertvecgorod et la rendre la plus réelle possible. Je continue d'ailleurs à me documenter comme un fou et dans tous les sens – c'est un plaisir immense et indissociable de ce projet. À destination des lecteurs curieux, j'ai compilé sur le site des Chroniques une liste de livres et de sites. Certains sont très sérieux, d'autres totalement loufoques ou douteux : c'est l'immense privilège de la fiction de ne pas s'attacher uniquement au savoir légitime pour aussi fouiller dans les zones plus cheloues. On peut y jeter un œil en suivant ces deux liens ici et là.
Actusf : En 2019, Métaphysique de la viande reprenait Paranoïa, le dernier roman publié de la collection TRASH, ainsi que l'ignoble Nuit noire. Diffusés à une échelle plus importante, l’accueil par un public pas forcément averti a été plutôt bon. Est-ce cela qui vous fait dire que « les lecteurs s'avèrent plus aventureux et gourmands qu'on ne le croit – et que les éditeurs seraient bien inspirés de publier davantage d'auteurs issus de l'underground, du fanzinat et des marges en général » ?
Christophe Siébert : Tout à fait ! Toutes ces années, on m'a affirmé que les lecteurs étaient frileux. Que les livres trop noirs, trop bizarres, trop violents, trop underground, trop ceci ou trop cela leur faisaient peur et qu'ils préféraient des romans plus accessibles. Bon, déjà, « les » lecteurs, moi je sais pas ce que c'est, je connais « des » lecteurs, pas « les » lecteurs. Et surtout, Au diable vauvert a parfaitement démontré que les lecteurs, loin d'être timorés ou conservateurs, s'approchent des livres bizarres sans se retrouver ensuite avec des verrues plein les mains ou la moitié du cerveau transformé en tapioca. D'où ma conclusion, elle vaut ce qu'elle vaut : dans la chaîne du livre, les plus trouillards face à la nouveauté, je ne sais pas qui c'est mais je sais que ça n'est pas les lecteurs.
Et ça me désole, me met en colère quand je suis mal luné, me désespère occasionnellement, de voir des tas d'auteurs de talents, des voix uniques et d'une profonde originalité, être lus par cinquante ou cent pélos alors que cinq cent, ou mille, ou un peu plus pourquoi pas, s'y intéresseraient pour peu qu'on fasse l'effort de les leur rendre accessibles.
Le roman ne se vend pas très bien en ce moment, tout le monde le sait, tout le monde s'en plaint – sans doute à raison. Mais justement ! Si ça se vend mal, vous n'avez rien à perdre ! Pourquoi vous obstiner à fourguer toujours la même bouillie tiédasse à vos sempiternels 200, 300, 400 lecteurs (puisque si je ne trompe pas, 75% des romans publiés en France n'atteignent pas les 500 exemplaire vendus), alors que si vous sortiez des bombes vous les vendriez aussi mal mais jouiriez un peu plus ?
Heureusement certains dingos s'obstinent à faire le boulot. Je ne les connais pas tous, j'en découvre chaque année, c'est donc une liste non exhaustive. Lisez les bouquins d'Au diable vauvert, du Tripode, du Nouvel Attila, de la collection Mu chez Mnémos, de la collection EquinoX aux Arènes. Lisez tous les francs-tireurs et quand vous en débusquez un nouveau, grimpez sur un toit pour hurler son nom, c'est à ça que servent les réseaux sociaux.
Et vous savez quoi ? Certains machins impossible à vendre font parfois des cartons ou connaissent un vrai succès critique, foutrecul !
Actusf : Quels sont vos projets en cours et à venir hormis la suite de ces Chroniques ?
Christophe Siébert : Du côté de mon travail d'auteur pas grand-chose, du coup, puisque je passe le plus clair de mon temps à bosser sur les Chroniques !
Mais l'autre versant de mon activité, c'est l'édition. Depuis un peu plus de deux ans je dirige pour La Musardine deux collections de romans pornos, Les Nouveaux Interdits où paraissent cinq livres par an, et Les Aphrodisiaques où en paraissent deux. Mais là, si vous voulez qu'on en cause, c'est carrément une deuxième interview qu'il faut faire !
Estelle Hamelin et Patricia Lièvre
Qu'en pensez-vous ?