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Cinq raisons de voir Possessor, le thriller SF de Brandon Cronenberg
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Cinq raisons de voir Possessor, le thriller SF de Brandon Cronenberg

Ce matin, retour sur Possessor, le thriller SF de Brandon Cronenberg avec au casting Andrea Riseborough, Jennifer Jason Leigh et Christopher Abbott.

Le deuxième film de Brandon Cronenberg célèbre autant son sacro-saint père que les obsessions de Philip K. Dick et les « gialli » sanglants. Plus qu’une série B, cette œuvre schizophrène passe la SF au tamis de la perte d’identité.

Dans un futur proche, Tasya, mère de famille en déroute, travaille pour une société criminelle disposant d’une technologie neurologique permettant de prendre le contrôle d’une personne à distance. Par le biais de la machine, elle prend ainsi régulièrement possession d’un corps hôte afin de perpétrer un meurtre. Problème : cette tueuse à gages qui s’ignore voit petit à petit son identité s’évanouir mission après mission et détracter son quotidien…

Difficile (voire impossible) de ne pas rapprocher la démarche de Brandon Cronenberg de celle de son illustre père, David, tant elles partagent sur le fond comme sur la forme de nombreuses thématiques. La comparaison semblait déjà flagrante avec son premier long-métrage, l’excellent Antiviral (2012), tableau d’une société futuriste en déliquescence où chacun se montre prêt à payer pour se faire inoculer la pire maladie de son idole. Elle n’en est que plus palpable avec Possessor (entendre possession et processeur). Futur dystopique, obsession pour le corps et ses mutations, dimension machinale-organique, transhumanisme, goût pour le gore et le trouble… il serait long de dresser les caractéristiques liant les œuvres des deux metteurs en scène (sans aller non plus jusqu’à parler de copie conforme).

Argento feat. Cronenberg

Ce qui apparaît toutefois évident ici avec Possessor (2020), thriller au croisement de la science-fiction et de l’épouvante, c’est son esthétique mêlant en creux deux facettes de David Cronenberg : la dimension poisseuse et dérangeante de ses débuts (la violence et le stupre de Crimes of the future, Rage, Chromosome 3…) et celle plus tardive, toujours perturbante mais beaucoup plus stylisée et épurée (la maîtrise formelle de Dead Zone, Crash, eXistenZ, Spider…). Cette volonté d’opposition permanente entre un cadrage parfait, un décor si symétrique et éclatant qu’il en deviendrait presque clinique, et une décharge de violence aussi instantanée qu’irrépressible, dit quelque chose de notre société et de notre rapport au monde. À l’image de l’idée notamment développée dans le roman Consumés (David Cronenberg, 2014), on assiste en quelque sorte à la représentation d’une société prétendument réglée, stable et où les citoyens évoluent comme des moutons dociles (vision diffusée par la publicité ou encore le développement personnel), s’entrechoquer avec la réalité indicible et refoulée – toute la frustration induite par la dépossession de soi-même (effet notamment des nouvelles technologies). C’est ainsi que le sang coule et se répand en abondance dans Possessor, recouvrant d’horreur un décor idyllique, comme pour mieux redonner au mensonge sa couleur authentique.

Si des lames (couteaux, tisonnier…) viennent sauvagement transpercer des corps dans Possessor (comme dans un slasher ou un giallo), c’est avant tout pour explorer le thème de l’identité, autre sujet cher à David Cronenberg. Car l’identité, c’est d’abord un corps et de la chair. Et le personnage central Tasya Vos, à force d’habiter le corps d’une autre personne, perd les attributs qui la constituent au profit de ceux de ses hôtes. Son identité se diffracte, se mélange et absorbe des traits de caractère et des souvenirs d’autres personnes. La manière dont Brandon Cronenberg met en scène cette confusion identitaire, par exemple lorsque Tasya se connecte à la technologie neurologique pour prendre le contrôle d’un hôte (une cible déterminée), est assez géniale : arythmiques – tantôt stroboscopiques, tantôts ralentis –, les plans entremêlent son corps et celui de sa cible au gré d’un ballet quelque part au détour des expérimentations de David Lynch et du Jonathan Glazer de Under the Skin (2013). Une transformation qui pourrait très bien figurer allégoriquement la fusion entre Brandon et David, ou inversement.

Psychologie ou expérimentation ?

Il n’y a (presque) pas de moral dans Possessor, le réalisateur plaidant pour un film de série B qui tient plus de l’expérience abstraite que du conte philosophique. Dès le départ, Tasya s’avère de toute évidence perdue d’avance, les dés étant pipés, son désespoir consommé. La mère de famille ne vit plus avec son compagnon ni son fils, auxquels elle cache son véritable emploi : cobaye-tueuse pour une société mystérieuse utilisant une technologie neurologique pour commettre des meurtres. Mais Tasya a-t-elle seulement une véritable famille ? Sa vie entière ne serait-elle pas un simulacre ? Il n’empêche : elle doit se remémorer à l’avance plusieurs fois les phrases qu’elle va prononcer devant les siens avant d’aller toquer chez eux. Elle doit travailler sur elle pour feindre la normalité : son identité, déjà, s’évapore. Il y a bien sûr en filigrane quelques ingrédients communs à l’œuvre de Philip K. Dick (la perte de repères avec le réel, les dérèglements de la société inhérents aux nouvelles technologies façon cyberpunk), mais le traitement reste résolument cronenbergien, charnel et sans aucune échappatoire. Une œuvre d’une violence aussi étourdissante que resplendissante (pas loin des « gialli » seventies avec gros plans et pulsions/répulsions scopiques), qui laisse le spectateur sonné (et aussi par moment un peu frustré que l’exercice ne dépasse pas totalement son brio formel pour vraiment conclure la narration). Qu’importe : Brandon Cronenberg semble en tout cas bien décidé à reprendre (assez brillamment) le flambeau de son paternel, le tout avec une certaine singularité.

À noter que l’actrice Andrea Riseborough, dans la peau de Tasya, est aussi effrayante par ses tourments que saisissante dans son instabilité psychologique. Mentions spéciales également pour Christopher Abbott, l’hôte Colin Tate par lequel le mal éclos, et Jennifer Jason Leigh dans le rôle de Girder, neuroscientifique impitoyable – l’actrice figurait d’ailleurs dans l’un des rôles principaux d’eXistenZ (D. Cronenberg, 1999), autre film utilisant des technologies neurologiques et où Brandon, alors tout jeune, participa côté effets spéciaux.

Alexandre Jourdain

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