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Derniers jours d’un monde oublié - Les secrets d'écriture de Chris Vuklisevic
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Derniers jours d’un monde oublié - Les secrets d'écriture de Chris Vuklisevic

A l'occasion de la sortie de Derniers jours d’un monde oublié, Chris Vuklisevic revient sur l'écriture de ce premier roman paru début avril aux éditions Folio SF.

En 2020, la collection Folio SF fêtait ses 20 ans. Et pour fêter l'évènement, un concours d’écriture, avec pour thématique, Mille et une voix, était organisé. Le prix ? Être édité dans le catalogue 2021.

Actusf : Derniers jours d'un monde oublié est votre premier roman. Comment est-il né ? Qu’est ce qui vous a poussé à prendre la plume ?

Chris Vuklisevic : Il a évolué en même temps que moi : l’idée d’origine est née il y a une dizaine d’années, et j’ai posé le point final en 2020.
Quand j’ai commencé, j’essayais de faire un roman pour préados dans une ambiance de type Narnia ou Harry Potter. J’ai dû passer trois ou quatre ans à réécrire à l’infini les 30 premières pages de cet embryon de roman – qui ne ressemblait plus à grand-chose tellement je l’avais lissé et poli. Puis j’ai peu à peu laissé cette idée de côté, tout en restant obsédée par l’univers que j’avais créé. Même si je n’écrivais pas, il ne se passait pas un jour sans que je pense à ce monde et que je le peuple de détails dans mon esprit.
Pour Noël, en 2016, j’ai reçu en cadeau le livre Anatomie du scénario ; cela a été le déclic pour m’y remettre et donner enfin vie à cet univers. J’ai passé l’année 2017 à écrire le scénario en m’appuyant scrupuleusement sur ce manuel. Entre temps, j’avais découvert la saga du Trône de fer et mes références avaient pris une teinte un peu… assombrie, disons ! Seuls quelques ingrédients de mon idée d’origine sont restés : une île coupée du monde qui réapparaît soudain, des pirates, une forêt infinie. Ensuite, entre 2017 et 2018, j’ai écrit le premier jet du roman. Le scénario, très (trop) scolaire, a bien sûr explosé en vol à mesure que les personnages prenaient vie et que l’écriture faisait surgir des idées incongrues.
La rédaction de ce premier jet a été épuisante. Un an, c’est beaucoup trop long… Quand j’ai terminé, j’étais convaincue qu’il serait destiné, comme tout premier roman bancal, voire chaotique, à rester au fond de mes dossiers pour l’éternité. En tout cas, je n’avais pas l’intention de le reprendre tout de suite car, pour être honnête, il me sortait par les yeux. Si bien que, pendant toute l’année 2019, je n’ai presque rien écrit.
Sauf une nouvelle, que j’ai envoyée au Prix du Jeune Ecrivain. Et là, miracle : ma nouvelle a été lauréate du prix, publiée aux éditions Buchet-Chastel, et j’ai même été accompagnée par l’autrice Carole Martinez, ma « marraine » au sein du prix. Cela m’a débloquée. Je me suis dit : peut-être que ce roman que tu avais écrit n’est pas si mauvais ? J’ai pris mon courage à deux mains et j’ai rouvert le fichier, un peu comme on ouvre un pot de yaourt périmé dont on redoute l’odeur. Et finalement, ce n’était pas si horrible que cela. Bon, c’était clairement très mauvais par endroits, mais il y avait aussi de bonnes idées, des passages à sauver. Et cette première reconnaissance, par le Prix du Jeune Ecrivain, m’avait redonné confiance en ma capacité à produire un texte valable. En parallèle, j’ai vu passer le concours du premier roman d’imaginaire de Folio SF. J’ai saisi cette occasion pour retravailler mon brouillon, en m’imposant cette fois un délai raisonnable (hors de question d’y passer à nouveau des années !). C’est ainsi qu’est née une version bien plus lisible du roman, que j’ai envoyée à Folio SF et qui a été retenue.

Actusf : Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Chris Vuklisevic : C’est un roman de fantasy assez sombre et mélancolique, qui raconte la chute d’un microcosme antique forcé de s’ouvrir à un monde nouveau.
L’île de Sheltel est la seule à avoir survécu à une grande catastrophe, trois siècles plus tôt. C’est du moins ce que croient ses habitants, jusqu’à ce qu’un gigantesque navire pirate apparaisse à l’horizon. Ils comprennent alors que ce n’était pas le monde autour d’eux qui avait disparu, mais eux qui étaient devenus invisibles aux yeux du monde. Alors qu’ils se croyaient puissants et supérieurs, ils se découvrent arriérés et vulnérables.
En douze jours, toutes les hiérarchies et tous les équilibres de l’île vont être fragilisés, puis renversés. Au sein de cet effondrement, le récit suit trois personnages qui devront aller très loin pour obtenir ce qu’ils désirent et survivre au changement.

Actusf : Derniers jours d'un monde oublié est un roman de fantasy sombre, où l’humour est pourtant bien présent. Qu’aviez-vous envie d’aborder dans ce roman ? L’île de Sheltel et ses « dérives » est-elle un miroir de notre société ?

Chris Vuklisevic : Les questions de surpopulation et de menace génétique relevaient d’abord d’une question de cohérence interne du récit. Je voyais mal comment une poignée d’humains pouvaient survivre plusieurs siècles sur une île minuscule sans être confrontés à ces questions. Je me suis inspirée de l’Islande, qui doit bel et bien faire face à ces problèmes. Les Islandais ont carrément créé une application qui permet de savoir quel degré de proximité génétique ils ont avec les gens qu’ils rencontrent. Leurs généalogies sont extrêmement bien renseignées et consignées. Sur l’île du roman, c’est la Main qui fait office de généalogiste et d’application – sur un mode un peu plus radical…
Pour ce qui est du manque d’eau et de la sécheresse, c’était aussi une manière d’intensifier les enjeux narratifs. Sans eau, en trois jours, une société s’effondre. Cela lance un compte-à-rebours automatique. Ici, quand les pirates débarquent, l’île fait face à ses habituelles sécheresses annuelles. Ce n’est jamais facile, mais les habitants savent la gérer. Sauf que, cette fois, l’arrivée des étrangers provoque un délire paranoïaque collectif : ils vont voler l’eau. Dès lors, chacun veut sauver sa peau et s’approprier l’eau, les autorités mettent en place des restrictions abusives qui renforcent la panique, et c’est la descente aux enfers. Je ne sais pas si les choses se passeront de cette façon quand nous manquerons d’eau (ce qui ne saurait tarder), mais je pense que cela vaut la peine de se poser la question. Je conseille à ce sujet Dry, un roman young adult qui raconte trois jours de tap out (coupure d’eau courante) aux États-Unis. C’est tout simplement terrifiant. Ce livre m’a fait forte impression et m’a inspirée pour certaines scènes du roman.

Actusf : Qui sont vos personnages Erika, Arthur Pozar et la Main ? Comment les avez-vous construits et imaginés ? Car au premier abord, on dirait des méchants de conte. Sont-ils « récupérables » ? (J’ai pensé au Grand Moineau de Game of Thrones pour le culte des miséreux)

Chris Vuklisevic : Face à l’effondrement de Sheltel, trois personnages tentent de sauver ce qui peut l’être : une pirate, une sorcière et un vieux marchand. La pirate, Erika, découvre l’île et espère s’y infiltrer pour fuir une cruelle capitaine. La sorcière, également appelée La Main, terrifie l’île ; elle est chargée de donner la mort et la vie, et de veiller à ce que ni la consanguinité, ni la surpopulation, ni l’extinction ne menacent ce microcosme. Mais l’arrivée des étrangers met en péril les secrets qu’elle cache derrière ses masques. Quant au vieux marchand, Arthur Pozar, il sera prêt à tout pour maintenir sa fortune et son monopole sur le commerce du feu, malgré l’arrivée d’une technologie qui dépasse de loin ses pauvres flammes magiques.
Il y a effectivement une forte influence des contes chez ces personnages et dans cet univers. Je pense que c’est un reste lointain de l’idée d’origine, destinée à l’enfance. Mais dans sa version finale, le roman offre une version très sombre et nuancée des archétypes des contes. C’est notamment le cas pour la sorcière (aussi appelée la Main) : elle est complètement déshumanisée. Elle porte des masques, ne montre pas une once de peau, donc de chair humaine. Comme nos sorcières de contes, elle est fascinante et terrifiante, mais jamais les autres personnages ne tentent d’entrer en empathie avec elle. Je me suis notamment inspirée de la sorcière du Chagrin du roi mort, de Jean-Claude Mourlevat, ou encore de celle de La Tour sombre, de Stephen King. Ici, j’adopte le point de vue de cette sorcière pour montrer toute son humanité. Je n’ai pas non plus voulu la montrer comme une victime, qui chercherait juste à vivre une vie « normale » et se verrait injustement attaquée. La Main est très satisfaite qu’on la craigne. Elle veille d’ailleurs à ce que chacun reste tétanisé par sa présence. Car en réalité, elle-même est terrifiée : si elle perd son aura et son autorité, elle pourrait bien être démasquée.
Un autre personnage qui joue sur les archétypes, c’est celui de Kreed, la capitaine pirate. Elle a tous les attributs qu’il faut : la jambe de bois, le bandeau sur l’œil, le crochet… Bref, c’est le Capitaine Crochet de Peter Pan, mais en femme. Et cela change tout. Parce que cela induit toute une histoire pour chacune de ces cicatrices et mutilations. Afin de devenir capitaine d’une flotte immense de pirates, elle a dû défendre sa place et survivre, dans un monde où une femme n’a pas sa place. A un moment du récit (attention, mini-spoiler), elle retire son bandeau, son crochet, sa jambe de bois. On voit ses cicatrices nues, son corps amputé, et soudain, ce n’est plus une figure de conte. Sans ses attributs, ce n’est qu’une femme brisée, morcelée.
Pour le Grand Moineau de Game of Thrones, vous faites allusion à la Bénie, protégée d’Arthur Pozar. C’est totalement vrai, même si je ne crois pas y avoir pensé consciemment (mais je suis tellement frappée de GoT que la référence ne devait pas être bien loin sous la surface de ma conscience). La Bénie n’a aucun pouvoir politique, seulement religieux, mais elle tente de devenir puissante en achetant l’amour du peuple à coups de distribution de pain et d’argent. Et cela fonctionne. On pourrait la prendre pour une personne cynique, qui utilise la misère des gens pour son propre intérêt, et c’est le cas. Mais en même temps, elle est la seule à rénover et à nettoyer les rues quand les autorités politiques n’y songent même pas. Elle nourrit les affamés. Sans elle, les mendiants se retrouveraient encore plus bas qu’auparavant.
Est-elle complètement corrompue ou récupérable ? Le sont-ils tous ? Ils sont tous monstrueux à leur manière, c’est certain. Comme nous, au fond. Eux, ce sont des personnages de fiction, ils vont plus loin, ils osent davantage, ils se mettent plus en danger. Mais en plaçant le lecteur en empathie avec eux, j’essaie de montrer que les monstres n’existent pas. Les « autres », complètement corrompus, parfaitement méchants, ont chacun de bonnes raisons d’agir comme ils le font. Ce qui ne signifie pas qu’ils ont raison, mais qu’ils sont simplement humains. Comme nous.

Actusf : En avez-vous un préféré ? Pour quelles raisons ?

Chris Vuklisevic : Un préféré, c’est impossible. En revanche, la Main me semble plus importante que les autres. Elle commence et termine le roman, elle est au cœur de tous les événements. Sans elle, le récit perd sa colonne vertébrale. J’aime sa puissance retenue, ses contradictions, sa force qui se cache derrière une identité bafouée. Et je remarque, d’après les premiers retours de lecteurs, que c’est aussi celle qui marque le plus les esprits.
Il y a aussi le personnage de Kreed, qui reste secondaire dans le roman, mais qui n’a pas révélé tous ses secrets. J’ai quelques idées d’histoires à raconter autour de la capitaine la plus recherchée de l’océan…

Actusf : Derniers jours d'un monde oublié, ce n’est pas qu’un récit, puisque de nombreux éléments parsèment le roman, apportant son lot d’informations (extrait de journal, missive privée, publicité). Comment avez-vous travaillé ? Aviez-vous cette structure en tête dès le départ ?

Chris Vuklisevic : Je me suis beaucoup amusée à écrire ces petits textes variés entre les chapitres. C’était comme de petites friandises d’écriture, des exercices de style réjouissants. Quand j’étais en Master, j’ai écrit un mémoire sur les fac-similés de documents écrits dans Harry Potter. La série reproduit beaucoup de publicités, d’affiches, de Unes de journaux, d’articles, etc. Je crois, a posteriori, que cela m’a beaucoup influencée. Il y a aussi Robin Hobb, bien sûr, qui utilise cette structure dans L’Assassin royal – ma première lecture de fantasy adulte, quand j’avais 16 ans. J’ai été subjuguée par la profondeur et l’ampleur qu’elle donnait à son univers grâce aux extraits d’archives qui commencent chaque chapitre. Ce sont ces deux modèles qui m’ont donné envie de reprendre ce schéma dans mon roman.

Actusf : Quelles ont été vos inspirations et vos influences pour écrire ce premier roman ?

Chris Vuklisevic : J’ai déjà cité les trois best-sellers de la fantasy mondiale qui prouvent l’originalité de mes goûts : Harry Potter, L’Assassin royal et Game of Thrones. Un peu moins attendu peut-être, on trouve dans mon roman des traces de Marcel Pagnol – puisque je n’en ai pas parlé jusqu’à présent, mais l’esthétique du roman est un mélange de Far West et de Provence (si si, ça va très bien ensemble, je vous assure !). Dans le diptyque L’Eau des collines, notamment, plusieurs thèmes font écho à Derniers jours d’un monde oublié (le manque d’eau, la haine de « l’étranger », l’avidité et la jalousie qui mènent au pire). Et, donc, les westerns spaghetti, dont les montagnes rouges ressemblent à celles de l’Estérel en Provence. Dans ma tête, Arthur, le marchand, a les traits de Clint Eastwood dans Le Bon la Brute et le Truand, en vieux… Plus récente, la série Westworld est géniale quand on aime le western, et la BO de Ramin Djawadi est à couper le souffle – d’ailleurs, lorsqu’on me demande quelles musiques écouter en lisant Derniers jours d’un monde oublié, je conseille la playlist de la saison 1 de Westworld, elle correspond à merveille.

Actusf : Pourquoi avoir choisi la fantasy comme cadre ?

Chris Vuklisevic : Vu mes inspirations et mes affinités, c’était une évidence. J’aime les récits qui mettent de l’imaginaire dans le réel, ou qui vont chercher le concret, l’intime, la brutalité du réel, dans les mondes imaginaires. J’ai souvent du mal avec les récits ultra-réalistes, ou avec l’imaginaire un peu trop éthéré. C’est cette tension-là que j’ai voulu tenir avec ce roman.

Actusf : Le livre vient tout juste de sortir. Les premières chroniques apparaissent. Comment vous vivez ce moment en tant qu'autrice, maintenant que les lecteurs commencent à s'emparer de votre livre ?

Chris Vuklisevic : Plutôt très bien, car les retours ont été globalement élogieux jusqu’à présent. Cela me fait drôle de voir comment différents lecteurs se sont attachés à tel personnage, se sont focalisés sur tel thème, ont relevé tel détail sur lequel j’ai travaillé sans savoir si quelqu’un le repèrerait un jour… Plusieurs lecteurs viennent même me donner leurs retours à chaud en m’envoyant des messages sur Instagram, je trouve cela extrêmement réjouissant et encourageant. Je suis tellement reconnaissante de voir mon premier roman publié, d’autant plus dans une grande maison, que chaque lecture ne cesse de m’étonner et de me ravir.

Actusf : Quels sont vos projets pour la suite de votre parcours d’auteur ? Vous travaillez sur autre chose en ce moment ?

Chris Vuklisevic : J’espère que ce n’est que le début, bien sûr. Je devrais publier à l’automne une nouvelle dans une anthologie de science-fiction. J’ai également un premier jet de roman – à la lisière du réel et de l’imaginaire, encore une fois – qui m’attend au fond de mon ordinateur. Je ne l’ai pas touché depuis plusieurs mois et j’ai un peu peur de le rouvrir, on ne sait jamais trop ce qu’on va redécouvrir dans ce genre de vieux dossier… Travailler dessus sera mon prochain défi.

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