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Formes de la SF : FrAnKeNsTein de Denis Deprez
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Formes de la SF : FrAnKeNsTein de Denis Deprez

Frankenstein style moderne
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sur le FrAnKeNsTein de Denis Deprez
 
Denis Deprez est selon nous l’un des plus grands auteurs de bande dessinée qui soient. Avec cinq albums qui s’avèrent autant de grandes réussites esthétiques, il est celui qui a exploité le plus les potentialités picturales de la BD, opéré le rapprochement le plus évident entre le 3e et le 9e art, faisant de chacune de ses cases et de chacune de ses planches de superbes tableaux et d’admirables compositions. L’auteur pourtant, ne choisit pas la facilité : Othello, Frankenstein, Moby Dick, Les Champs d’honneur... les œuvres littéraires qu’il adapte sont des monuments de la littérature, voire des mythes littéraires dont la transposition est plus que risquée, pour ne pas dire casse-gueule. Chaque fois pourtant, Deprez s’en sort magistralement et livre au 9e art un nouveau chef-d’œuvre inspiré d’un monument du 5e (la littérature). Peut-être effrayé par ce feu d’artifice esthétique, le public a cependant boudé les BD de Deprez et celui-ci s’est depuis lors tourné vers des horizons plus accueillants, ceux de l’exposition de peintures, privant malheureusement le 9e art d’un de ses plus passionnants artistes.
 
Nous voudrions ici, avec l’espace et les moyens à notre disposition, et dans les limites de nos connaissances artistiques, tenter d’avancer quelques arguments voire les linéaments d’une réflexion qui permettront peut-être un jour à l’œuvre graphique de Deprez d’obtenir la reconnaissance critique et publique qu’elle mérite. Pour ce faire, nous nous proposons d’évoquer l’œuvre qui, dans la bibliographie de Deprez, relève le plus de la science-fiction, soit son adaptation du Frankenstein de Mary Shelley paru aux éditions Casterman en 2003. Ce sera notre manière de célébrer en ce début d’année 2016 le bicentenaire de la création du monstre qui, depuis cette nuit de 1816 sur les bords du Léman où trois jeunes gens décidèrent de se raconter des histoires de fantôme, a pris la stature d’un mythe. En tant que « Prométhée moderne », Frankenstein apparaît en effet comme une des figures esthétiques centrales de notre modernité et le génie de Deprez va justement consister à utiliser les moyens artistiques de cette même modernité pour illustrer et surtout donner une forme nouvelle à ce mythe.
 
Coutures artistiques : une mosaïque de références picturales. 
 
La créature de Frankenstein, par sa composition même, constitue déjà en soi une proposition formelle. Fait de morceaux de cadavres suturés et ramenés à la vie, le monstre s’avère un gigantesque collage réunissant en un même corps des pièces éparses, une effrayante mosaïque recréée à partir de fragments suturés en un tout organique. Faisant écho à cette créature composite, la bande dessinée de Deprez apparaît d’abord au carrefour des arts, comme la réunion monstrueuse de différents horizons artistiques. Elle se présente en effet, nous l’avons déjà suggéré en introduction, comme une tentative de suture entre des arts généralement distingués par une numérotation précise : le 5e (la littérature, dont il est adapté), le 7e (l’apparence du monstre, à plusieurs reprises, évoque celle de Boris Karloff dans le chef-d’œuvre cinématographique de James Whale en 1931 (fig. 1 et 2)), le 9e (c’est une bande dessinée), et le 3e (de par la teneur hautement picturale de chaque case). 
 
Figure 1 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 40.
 
Figure 2 : Frankenstein de James Whale (1931)
 
Mais la bande dessinée de Deprez ne se contente pas de mobiliser ces différentes disciplines : son style graphique évolue au cours de l’ouvrage et emprunte visiblement à différents courants de la peinture parfois très opposés, passant allègrement de l’expressionnisme à l’impressionnisme et du fauvisme au tachisme, de Munch à Monet, mais aussi de Kirchner à Rembrandt, de Bacon à Turner, de Matisse à Messagier, ou de Ensor à Kokoschka… de même que les techniques qu’il utilise, loin d’être uniformes et de contribuer à l’unité stylistique de l’œuvre comme dans de nombreuses BD, s’avèrent très diverses, chaque séquence voire chaque planche adoptant un nouveau style et de nouvelles techniques, passant par exemple de techniques humides (huile, gouache, etc.) à des techniques sèches (pastels, sanguines).
 
À l’instar de la créature imaginée par Mary Shelley, la création de Deprez se donne donc comme une vaste mosaïque ou un éblouissant patchwork de techniques artistiques et de références picturales les plus diverses, des références qui, à y regarder de plus près, renvoient à autant de détails (de morceaux) de tableaux célèbres que Deprez suture afin de nourrir sa propre création, chacune de ces références appelant un sens propre et contribuant à enrichir l’œuvre originale, en la connectant ou en la faisant dialoguer avec l’histoire de l’art, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives tout en tissant avec celle-ci des liens puissants et inédits. 
 
Prenons quelques exemples :
 
Au détour des premières pages de l’ouvrage de Deprez, le lecteur se prendra par exemple à voir dans le cri d’abomination poussé par Frankenstein à l’évocation de sa créature un rappel du fameux Cri de Munch (fig. 3 à 5). Recadrant le célèbre tableau pour n’en saisir qu’une partie (fig. 4), les coloris utilisés par Deprez semblent faire fondre sur le visage du savant les sanglantes rougeurs du couchant ondoyant dans la partie haute de l’œuvre de Munch. En faisant référence à ce fameux tableau expressionniste, c’est toute la charge d’angoisse que celui-ci véhicule qui se trouve ainsi injectée dans le personnage, décuplant, chez le lecteur esthète, l’émotion ressentie et projetée. 
 
Figure 3 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 7
 
Figure 4 : Munch, Le Cri (détail)
 
Figure 5 : Munch, Le Cri (1893)
 
Expressionniste, le début du FrAnKeNsTein de Deprez évoque donc Munch, Ensor ou Kirchner mais aussi le Caligari de N. Wiene. Quant aux couleurs utilisées, elles nous évoquent fortement celles du fauvisme, généralement présenté comme l’une des sources de l’expressionnisme. Ainsi, les couleurs vives et irréelles utilisées par Deprez avant que la créature ne s’anime pourront rappeler celles utilisées par les fauves : ainsi l’alliance chromatique violente voire choquante d’aplats vert, orange et mauve lorsque Frankenstein éclaire sa créature (fig. 6) ne va pas sans évoquer l’arrière-fond d’un célèbre portrait de Matisse (fig. 7) ou les couleurs éclatantes d’un tableau de Derain (fig. 8)    
 
Figure 6 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 11.
 
Figure 7 : Matisse, Portrait de Mme Matisse (1905)
 
Figure 8 : Derain, Le pont de Charing cross à Londres (1906)
 
Par la suite, Deprez semble quitter le terrain de l’expressionnisme et du fauvisme pour rallier leur opposé, à savoir les terres de l’impressionnisme, juxtaposant ses planches pour composer un étrange patchwork empruntant les styles les plus divers. Avec ce virage impressionniste, la bande dessinée prend alors un tour plus abstrait. Ainsi, les traits de lumière perçant le feuillage alors que Victor est en convalescence (fig. 9) pourront-ils rappeler certains tableaux que Monet consacra aux nymphéas (fig. 10), reflétant dans l’eau les irisations de la lumière traversant les saules.
 
Figure 9 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 24
 
Figure 10 : Monet, Les nymphéas, reflets de saule (1916-1919)
 
Plus loin, c’est la silhouette du petit William, dont Frankenstein vient d’apprendre le sauvage assassinat qui apparaît en haut d’un monticule herbeux et fleuri (fig. 11), à la manière dont la figure à l’ombrelle d’un célébrissime tableau de Claude Monet se tenait au sommet d’une butte (fig. 12). 
 
Figure 11 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 27
 
Figure 12 : Monet, Figure en plein air vers la gauche (1886).
 
Dans les deux cas, même orientation de la figure (vers la gauche), même ombrage, même lumière venant du dos du personnage, même vibration de la lumière et même impression de vent et de plein air… On sait par ailleurs que cette toile est l’une des dernières où le peintre représenta la figure humaine, du moins en plein air et de façon rapprochée. Tout se passe ici comme si l’effacement du visage, de ses traits et expressions, opérée dans cette peinture de 1886, préludait plus largement à la disparition totale de la figure humaine dans l’œuvre de Monet. Or, cette disparition de la figure humaine, qui est une des grandes tendances de l’art moderne, nous semble constituer le cœur même de ce Frankenstein ainsi que de toute l’œuvre de Deprez. Dans cette perspective, les références à Monet ou à d’autres grands artistes modernes, conscientes ou non, nous semblent toutes à inscrire dans cette dynamique, celle d’une esthétique de la disparition. 
 
À un autre moment, la pose d’un moissonneur muni de sa serpe (fig.13) évoquera de façon troublante celle d’un tableau de Van Gogh (fig. 14), dont Deprez ne prélève qu’un morceau, tranchant dans la toile de Van Gogh comme le paysan dans les blés mûrs. 
 
Figure 13 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 33.
 
Figure 14 : Van Gogh, Le Moissonneur (1889) (détail)
 
On remarquera aussi que les couleurs utilisées par Deprez, loin de la vivacité et de l’éclat de Van Gogh, évoquent plutôt les tons marron plus sombres et plus ternes de Jean-François Millet, soit l’une des grandes sources d’inspiration pour l’homme à l’oreille coupée, et formidable réservoir de formes et de motifs pour le peintre néerlandais, d’ailleurs à la charnière entre l’impressionnisme et le fauvisme ou l’expressionnisme. Pour Deprez comme pour Van Gogh, il s’agit de reprendre un modèle préexistant et illustre, d’en recopier le sujet pour y imprimer son regard, sa touche et ses couleurs. C’est le sens de l’adaptation des œuvres de Shakespeare, Melville, Rouaud ou ici de Mary Shelley. C’est aussi le sens des multiples références picturales et cinématographiques qui émaillent ce FrAnKeNsTein.
 
Ailleurs, lorsque Denis Deprez veut illustrer le moment où Frankenstein, horrifié, décide de détruire la créature qu’il avait commencé à élaborer pour servir de compagne au monstre, celui-ci peint une superbe bouillie rosâtre nervurée d’empâtements blancs et rouges qui pourra autant rappeler certaines œuvres d’Yves Klein (la Grande Anthropométrie ou une Cosmogonie (fig. 16)) que les toiles tachistes de Camille Bryen, Wols, Georges Mathieu (La Bataille des Hastings) et surtout Jean Messagier (fig. 17).
 
Figure 15 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 46.
 
Figure 16 : Klein, Cosmogonie sans titre (1960)
 
Chez Klein (fig. 16), la série des anthropométries a pour fonction d’enregistrer les traces laissées par un corps, alors que les cosmogonies sont censées faire état des matériaux primordiaux préludant à la naissance du monde, le sens de ces œuvres venant recouper de manière percutante celui de la case de Deprez : il s’agit en effet ici de matérialiser les traces d’un corps mort-né, d’un corps réduit à l’état des matériaux qui auraient pu générer un monde, ou du moins une vie. 
 
Chez Messagier (fig. 17 et 18), l’abstraction apparaît comme un moyen pour le peintre d’exprimer la force tourbillonnante des éléments (le vent en 17) ou de la nature (18), suivant une intuition qui ne nous semble pas si éloignée des cosmogonies de Klein.
 
Figure 17 : Jean Messagier, Les mangeurs de vent (1969)
 
Figure 18 : Jean Messagier, Paysage capturé (1969) 
 
Les œuvres de ces trois artistes (Klein, Messagier et Deprez) convergent selon nous en une intuition commune : celle que la peinture à son état le plus brut, lorsqu’elle délaisse le sujet pour ne plus privilégier que les jets de couleurs, les tâches, coups de brosse et autres effets de matière, parvient à retrouver une puissance originelle, fait ressortir la matière même dont est composée le monde et la puissance des éléments. 
 
À la fin de son FrAnKeNsTein, Deprez peint l’océan démonté (fig. 19). Plongée dans une obscurité mauve, la mer de Deprez a la couleur blanche de l’écume. Les hommes ont disparu du cadre, cédant leur place à une nature déchaînée. Ne reste que le pur jeu des forces élémentaires. Or, la façon dont Deprez peint la mer par des coups de pinceau rapides, le mouvement qu’il parvient à conférer aux vagues, aux bourrasques et aux embruns, nous fait inévitablement penser au chef-d’œuvre de J.M.W. Turner qu’est sa célèbre Tempête de neige (fig. 20). 
 
Figure 19 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 62.
 
Figure 20 : Turner, Tempête de neige (1842)
 
En isolant un détail de la mer du tableau de Turner, ou en regardant la toile de près, on retrouverait d’ailleurs, avec des couleurs différentes, les touches de peinture rapides semblables à celles qui permettent à Deprez d’animer de mouvement l’élément marin, de suggérer sa violence.  
 
Ces quelques exemples commentés ne doivent pas occulter toutes les autres références picturales et les multiples échos artistiques suscités par les planches de Denis Deprez et nous laissons au lecteur le soin de poursuivre par lui-même ce passionnant travail d’identification et d’analyse des références tout juste esquissé ici, de voir comment les morceaux d’œuvres prélevés çà et là dans l’histoire de l’art convergent pour forger un ensemble cohérent, participant au sens global de cette œuvre-musée, comme les différentes parties d’un corps travaillent au fonctionnement de l’organisme. En fait, il nous semble que Deprez compose sa bande dessinée comme un manteau d’Arlequin aux cases versicolores (bleu, violet, jaune, vert, orange, rouge, blanc…), soit autant de pièces que le lecteur parcourrait comme celles d’un musée où chaque salle viendrait retracer un pan de l’histoire de l’art moderne (expressionnisme concret et abstrait, fauvisme, tachisme, impressionnisme…). 
 
Le point de vue de la créature ou du créateur ?
 
En dehors de cet assemblage de références picturales, il convient de souligner le mouvement d’ensemble effectué par la bande dessinée de Deprez. Partant d’un expressionnisme « concret » (celui d’Ensor, de Munch ou de Kirchner) mâtiné de fauvisme dans ses vingt premières pages, où les figures sont soigneusement délimitées et contenues par d’épais traits noirs, le FrAnKeNsTein de Deprez tend ensuite vers une abstraction toujours plus affirmée, que ce soit celle de l’impressionnisme (du dernier Turner, de Monet…), de l’expressionnisme abstrait ou du tachisme. En fait, la plupart des grandes BD de Deprez suivent un semblable mouvement vers l’abstraction, se meuvent vers une forme de disparition et on notera combien l’auteur se plaît à mettre en scène de beaux moments d’effacement (la fin de son Rembrandt est exemplaire à ce titre, Moby Dick peut se résumer à la quête de la couleur blanche, donc de l’effacement, et il adaptera magnifiquement Les Champs d’honneur de Jean Rouaud, roman génial et tout entier sous-tendu par ce motif). Et son FrAnKeNsTein ne déroge pas à ce canon (fig. 21).
 
Figure 21 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 26
 
Loin d’être purement gratuit ou « formaliste », ce geste d’abstractisation s’avère fort signifiant. On peut s’amuser à repérer sa survenance dans la BD de Deprez et noter que celui-ci s’amorce après la page 22, soit après que la créature se soit enfuie du laboratoire de son créateur.
 
À première vue, on peut penser que ce mouvement vers l’abstraction reflète le point de vue du monstre. L’effacement des figures et des formes à laquelle on assiste renverrait ainsi au problème d’identité qui affecte la créature et qui constitue l’origine de sa monstruosité. C’est du moins la thèse que soutient Jean-Jacques Lecercle dans un article au sommaire de l’ouvrage collectif dédié à Frankenstein paru aux éditions Autrement en 1997. Pour ce philosophe, la monstruosité de la créature est avant tout sociale : celle-ci est « un sans-papier potentiel », un être sans nom ni prénom, un éternel vagabond condamné à errer en marge de la société humaine et des discours sociaux. Sa monstruosité ne serait donc que la contrepartie de cette absence de sujétion à une identité (sociale). Car l’identité assujettit l’individu et donne un cadre social, national à son existence. Elle l’enferme dans un contour, tout comme les figures au début de l’ouvrage sont délimitées par un épais trait noir. Mais à partir du rejet et de la fuite de la créature, on assiste à la dissolution progressive de cette identité et de ce cadre identitaire que relaient des figures qui échappent désormais au contour du trait. Au terme de ce processus, l’identification des différents personnages se fait de plus en plus difficile, une surface blanche uniforme se substituant à leurs visages et traits distinctifs (fig. 22), les visages amis (celui de Henry par exemple) se métamorphosant en visage ennemi (page 22) ou tous deux se confondant définitivement.
 
Figure 22 : Deprez, FrAnKeNsTein, p. 40.
 
Vu ainsi, l’effacement progressif des figures et des formes la BD de Deprez renverrait à l’effacement identitaire dont souffre le monstre, celui-ci s’amorçant avec le rejet que lui témoigne son « géniteur », cet effacement contaminant rapidement tout son environnement naturel et social, à commencer par son créateur et son entourage. Car le monstre a pour caractéristique de faire disparaître, et donc d’effacer, l’entourage de Victor Frankenstein : père, famille, amis, compagne… Le créateur se trouve donc en retour affecté par ce processus de rupture identitaire dont souffre sa créature, et à tel point que la postérité confondra longtemps sous un même nom, celui de Frankenstein, le monstre et son créateur.  
 
Ce renversement nous amène à formuler une deuxième hypothèse sur la dynamique d’abstraction à l’œuvre dans l’adaptation de Deprez. Et si le point de vue adopté n’était finalement pas celui de la créature mais bien du créateur (qui raconte l’histoire) ? Et en l’occurrence celui de Victor Frankenstein. Selon Monette Vacquin, auteur d’un essai sur le roman de Mary Shelley (Frankenstein ou les délires de la raison), le regard de Frankenstein aurait été entièrement transformé par la création du monstre : celui-ci aurait alors pénétré le secret de la vie, objectivé le vivant, et se serait mis à voir le monde à la manière dont les sciences modernes en rendent compte, soit celle d’un corps réduit à un simple amas de cellules, à un pur assemblage d’organes… ce regard objectivant modelée par la science ne pouvant amener, toujours selon Monette Vacquin, qu’à une dédifférenciation, soit une disparition progressive de l’altérité, qu’il s’agisse de son annulation ou de son effacement. De sorte que la dynamique d’abstraction mise en œuvre par Deprez (et par l’art moderne à partir du second XIXe siècle) pourrait s’envisager comme l’expression formelle de cette dédifférenciation produite par le regard que la science moderne propose de l’homme et du monde et que relaient à leur manière les arts picturaux. On ne soulignera jamais assez, en effet, la façon dont les courants artistiques tentent à leur manière de refléter les visions du monde proposées par la science (par exemple comment Turner traduit Carnot pour reprendre le titre d’un texte de Michel Serres), celle d’un monde vibrant d’énergie et de lumière (impressionnisme) et où l’exploration de l’infiniment grand et de l’infiniment petit n’est pas sans évoquer les compositions picturales les plus abstraites. Pour Monette Vacquin, Frankenstein est un authentique roman d’anticipation en ce qu’il anticipe la science moderne et la vision que celle-ci propose de l’homme et du monde, mettant en garde contre les fantasmes de maîtrise du vivant toujours corrélatif d’un déni des différences. Dans son travail d’adaptation, Denis Deprez traduit cette dimension anticipatrice par une esthétique en phase avec l’histoire de l’art. Loin d’emprunter à des courants picturaux contemporains de la création du roman (1816), Deprez puise au contraire dans les courants picturaux et artistiques à venir : Turner, Monet et l’impressionnisme (fin du XIXe), le fauvisme, l’expressionnisme, le tachisme… comme si, en se situant du point de vue de Frankenstein, il anticipait les courants picturaux à venir afin de mieux rendre compte de quelle façon l’histoire de Mary Shelley annonçait le monde moderne et la vision qu’ont pu en donner sa science et ses plus grands artistes.  
 
© Pierre-Gilles Pélissier
 

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