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Geekriture 04 - Faire émerger les idées et le savoir en toute liberté
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Geekriture 04 - Faire émerger les idées et le savoir en toute liberté

Cette semaine, Lionel Davoust est de retour dans la rubrique, Geekriture.

Découvrez la boîte à outils de Lionel Davoust avec ce quatrième épisode, Faire émerger les idées et le savoir en toute liberté.

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Bon, après tant de teasing, il est grand temps de parler un peu de cette méthode Zettelkasten qui agite tellement les cercles de productivité depuis deux ou trois ans ; qui a vu la naissance d’une myriade de nouvelles applications de prise de notes ; qui se fonde sur un paradigme à la fois révolutionnaire et très ancien, l’hypertexte. Mais il fallait d’abord replacer le décor, et notamment rappeler une notion fondamentale de la création, à savoir qu’il s’agit moins d’un flux de réalisation (j’ai une liste de choses à faire à peu près séquentielle, j’en abats les éléments un à un) que d’émergence (la réalisation s’affine elle-même à chaque session de travail jusqu’à complétion) – voir Geekriture 02, l’échec de la to-do list pour écrire.

Une des difficultés de la création, sous-tendue par cette émergence, est que les idées, les notions, les questions viennent à l’esprit sans ordre préétabli, par analogies. Une simple réplique cool va côtoyer dans l’esprit un concept fondateur pour une décalogie, et le grand écart entre les échelles immensément différentes de ces deux éléments peut conduire à une panique paralysante devant la complexité d’un projet narratif, laquelle entraîne une question fréquente chez les auteurs débutants : maman au secours, mais par où je commence ?

C’est là que les méthodes émergentes, et notamment le Zettelkasten et ses dérivés prennent toute leur force. Il s’agit d’abandonner toute notion de structure a priori. Balancez par la fenêtre les dossiers, les cases, les boîtes. Cessez de vous préoccuper de savoir où ça va pour laisser les éléments vous parler par eux-mêmes et vous le montrer dans le feu de l’action. Ce saut dans le vide va à l’encontre de toutes nos habitudes (renforcées inconsciemment par les paradigmes de nos outils informatiques) mais je vous assure, ça va bien se passer.

D’abord, un rappel rapide de terminologie. Le Zettelkasten, défini le mois dernier, désigne à l’origine la méthode de Niklas Luhmann, signifiant en gros « boîte à notes ». Dans ce contexte, une note individuelle porte le nom de Zettel, laquelle se conforme à certains principes très simples mais qu’il faut appliquer diligemment pour que ça marche. En d’autres termes, n’importe quelle « note », comme une idée griffonnée sur un post-it, n’est pas un Zettel. Elle va nécessiter une évaluation et un formatage rapides avant de trouver sa place dans le système.

Ensuite, comme dit précédemment, le Zettelkasten est à l’origine une méthode académique, mais les projets créatifs, notamment l’écriture de fiction, peuvent se montrer plus laxistes sur certains aspects, notamment la gestion des sources bibliographiques. Bien des articles sur le Zettelkasten (et même des livres entiers, comme le How to Take Smart Notes de Sönke Ahrens) donnent une importance disproportionnée à la gestion des sources, qui doit être minutieuse dans la recherche. Sauf que c’est l’arbre qui cache la forêt ; si vous voulez juste écrire des romans, ne vous laissez pas obnubiler par la maniaquerie que cela exige dans certains domaines. Parce qu’en son cœur, le Zettelkasten n’a que trois principes absolument intransigeants :

- Un Zettel est écrit avec ses propres mots.
- Un Zettel est atomique.
- Un Zettel est connecté.

Si vous respectez cela scrupuleusement, vous avez fait 90% du boulot. Le reste n’est que raffinement et implémentation.

Un Zettel est écrit avec ses propres mots.

Le plus simple de tous : il est interdit de copier-coller. C’est simple : une brève citation à titre d’illustration peut passer, mais un Zettel doit absolument être composé des mots individuels de la personne. Dans le cas de l’apprentissage de notions, il ne s’agit pas de recopier des livres en s’imaginant les avoir appris, mais de faire un travail de digestion et donc de reformulation des idées. C’est déjà un travail créatif.

Bien sûr, il est tout à fait pertinent de noter la source d’une information de manière à la replacer dans son contexte si besoin (c’est même indispensable pour un travail universitaire, voir plus haut), mais, en fonction des finalités, le niveau de rigueur exigé sur cet aspect ne sera pas le même.

S’astreindre à écrire soi-même ses fiches (comme les étudiants le font pour leur révisions, en fait) assure deux bénéfices :

Une meilleure rétention des idées ;

Que ce qui se trouve dans le système est pertinent car réfléchi (au lieu de capturer tout ce qui passe et de ne jamais y revenir, c’est le fameux syndrome Evernote).

Arrêtez de prendre des notes. Efforcez-vous plutôt d’y réfléchir.

Un Zettel est atomique.

Fondamentalement, une fiche / note / Zettel ne doit contenir qu’une seule idée ou notion à la fois. Niklas Luhmann les écrivait sur des fiches bristol, ce qui limitait forcément la place et obligeait à la concision ; avec un outil informatique, où la place est infinie, la tentation est grande de s’étendre. Résistez.

Mais qu’est-ce qu’une idée « unique », atomique ? Après tout, pour reprendre l’exemple ci-dessus, une réplique cool et un concept fondateur pour une décalogie de fantasy sont tous les deux des idées atomiques. Je n’ai pas développé mon concept, il est juste au stade d’idée, donc j’ai tout au plus deux lignes griffonées sur un coin de table. (Après tout, comme le disait Lao-Tseu, toute décalogie de fantasy commence par deux lignes griffonnées sur un coin de table. À peu près.)

Eh bien, la réponse est contenue dans la question. Tout dépend de ce que l’on en sait. Un concept commence par lui-même… juste quelques fragments épars, qui peuvent former une poignée de Zettels. Par exemple « une quête pour détruire l’objet de pouvoir ultime en territoire ennemi », « résister à la corruption en s’appuyant sur l’amitié » et « un beau ranger type Viggo Mortensen » peuvent constituer ce genre de point de départ (je sais bien que Tolkien n’a pas travaillé comme ça, posez donc ces couteaux, c’est pour l’exemple). Les directions d’approfondissement pourront par exemple être ensuite les questions « quel objet ? » « quel territoire ? » et « quel ennemi ? », invitant l’esprit à – c’est très reposant – une réflexion libre, conduisant à davantage de Zettels construits là où l’inspiration guide.

Il en va de même pour l’étude académique d’un domaine : on commence par des concepts fondamentaux, que l’on raffine au fur et à mesure de sa compréhension. Globalement, résumer en titre sa fiche par une phrase affirmative du genre « La Terre tourne autour du Soleil » ou bien « Il y a deux côtés à la Force » fonctionne bien ; une poignée de paragraphes concis pour préciser et développer la notion centrale forme ce qu’on peut appeler un « bon » Zettel ou une fiche sempervirente (traduction personnelle d’evergreen note, concept d’Andy Matuschak qui désigne peu ou prou la même chose).

Notons que dans les exemples ci-dessus, je mélange allégrement une idée fictive à la réalité consensuelle. Un même Zettelkasten permet de consigner réflexions personnelles, idées (lesquelles sont par définition non réalisées) et éléments de connaissance, le tout sans préjugé. Il peut quand même être pertinent de se donner des repères d’univers quand on écrit de l’imaginaire (histoire de ne pas confondre le warp drive de son space opera avec les véritables recherches de la NASA sur la question), mais un rapide indicateur suffit. Au contraire, tout mélanger ensemble accroît la combinatoire des liens (cf dernière exigence).

Attention, tout ce travail n’est à faire nécessairement a priori. Réfléchir de façon libre et tartiner des pages au fil du clavier est tout à fait bienvenu, surtout quand on réfléchit et que, encore une fois, on ne sait pas encore où tout cela va (puisque la création émerge). Il convient de se laisser libre. Mais pour conserver l’agilité et l’efficacité du système, il arrive un moment où l’on doit examiner son contenu d’un œil critique (que ce soit à la fin de la session, le lendemain ou même dix jours plus tard, mais il faut le faire) pour en extraire la ou les substances en Zettels individuels et atomiques pour parvenir à poursuivre la construction. (Cela s’apparente au processus de refactoring en développement logiciel, si le terme vous dit quelque chose.)

Mais pourquoi un Zettel doit-il être atomique ? Parce que…

Un Zettel est relié.

… et que c’est beaucoup plus facile et modulaire de relier des éléments atomiques. C’est là la différence avec un système comme Wikipédia : une encyclopédie vise à vous proposer tout ce qu’il y a à savoir d’un thème. Le Zettelkasten, au contraire, le subdivise en éléments individuels et reliés qui peuvent dépasser leur contexte.

Car c’est le secret, aussi simple que fondamentalement différent des approches classiques, qui fait du Zettelkasten un système fluide, agréable et infini. Plus encore que l’exigence d’atomicité, un Zettel est relié aux autres (par des références numériques dans le cas des fiches de Luhmann, en utilisant une base de données qui se charge de garder la trace des fiches individuelles, etc.).

Une fois une fiche créée, il convient de se poser cette question fondamentale : à quoi cela se relie-t-il ? Quelle que soit la nature du lien : que cela vient-il confirmer ? Étendre ? Et même, surtout, contredire ? En cela, le Zettelkasten combat très activement le biais de confirmation de l’esprit humain.

Il ne s’agit pas de réfléchir par thèmes a priori, donc. Il s’agit de se poser la question : « que cela évoque-t-il ? » en toute liberté. C’est là que la méthode révèle toute sa flexibilité, et c’est ce qui a permis à Luhmann de fonder la théorie des systèmes sociaux : les barrières entre domaines n’existent en réalité pas. Un manager peut s’autoriser à voir dans l’organisation de la cuisine d’un grand restaurant des parallèles avec une structure d’entreprise. Une sculptrice peut intégrer à ses œuvres des notions importées du tramage en tapisserie médiévale. Un écrivain qui a été programmeur peut rapprocher une méthode d’organisation de la connaissance d’une processus de maintenance de code (au hasard, hein).

Le Zettelkasten implique d’être constamment à la recherche de liens possibles, d’analogies, de manière à tisser le réseau de ses idées, lequel se développe évidemment en permanence. Ce processus conscient est aussi important que le fait de rédiger soi-même ses Zettels.

Relier les idées entre elles de manière délibérée aide à affiner ses modèles de pensée, mais surtout, cela favorise la découverte inattendue de connections bienheureuses (sérendipité), ce qui est l’essence même du travail créatif. Enfin, cette liberté est ludique : c’est le plaisir de jouer au Lego, mais avec ses propres notes.

C’est en cela que l’ordre du Zettelkasten est émergent. Des grappes de notes densément reliées se forment, témoignant des zones d’intérêt, qui se subdivisent à leur tour, se raffinent, alors que d’autres « bras » peuvent s’assécher et tomber en dormance, quitte à se trouver réveillés des années plus tard. C’est avant tout de la mise en relation des idées – concordantes ou contradictoires – que se construit une réflexion.

Le Zettelkasten de l’auteur au moment de l’écriture de cet article, chaque nœud représentant un Zettel. Oui, il y a des fiches pas reliées. Oui, c’est mal. Soyez plus rigoureux·se que lui.

Tout cela entraîne une conséquence d’envergure : un Zettelkasten est un système puissamment personnel. Il reflète les intérêts et les connaissances de celui ou celle qui le développe avec l’approfondissement qui lui correspond. Mais surtout, les liens reflètent sa façon de penser : les analogies, les voisinages sont puissamment personnels. Je fais un parallèle entre le raffinement des fiches sempervirentes et le refactoring, mais cela ne parlera certainement pas à tout le monde – ça ne parlera peut-être d’ailleurs à personne. C’est très bien. C’est le reflet de mes liens, de mon approche – et pour rebrancher sur la création, c’est exactement la personnalité individuelle qui forme le carburant d’un projet artistique ! En conséquence :

Où sont vos liens ? Quelle est votre vision ?

Bien sûr, une fois que le système commence à prendre du poids et de l’envergure, y naviguer promet de devenir complexe. Une forme d’ordre est nécessaire, mais elle se dégage de l’ensemble, au lieu d’être imposée. De là, comment rester fluide ? Nous y reviendrons.

Lionel Davoust

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