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H. P. Lovecraft et Robert E. Howard : Amitié, controverses et influences par Bertrand Bonnet - Part 3
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H. P. Lovecraft et Robert E. Howard : Amitié, controverses et influences par Bertrand Bonnet - Part 3

[Une partie de cet article a été précédemment publiée dans le no 84 de la revue Bifrost, consacré à Robert E. Howard, sous le titre « Howard le barbare et Lovecraft le Romain civilisé ». Nous remercions Olivier Girard d’en avoir permis la reprise sous cette forme.]

Cet article a été republié dans la monographie consacrée à Lovecraft - Au cœur du cauchemar. Dans un soucis de lisibilité, celui-ci sera découpé en trois parties.
Découvrez aujourd'hui, la 3ème et dernière partie (1ère partie - 2nde partie).

Une autre piste peut éventuellement être relevée, autrement précise, qui concerne « Le Cauchemar d’Innsmouth » : de l’aveu même de l’auteur, cette longue nouvelle avait pour lui un caractère « expérimental » ; si elle brodait sur des thèmes déjà explorés auparavant (« Dagon », « Le Festival », « L’Appel de Cthulhu »…), elle s’en distinguait toutefois par la part, inattendue chez Lovecraft, de l’action dans le récit – en l’espèce, la longue et complexe séquence de « survival » où le narrateur, fuyant l’hôtel assailli par les hybrides, s’engage dans une terrible course poursuite, son salut impliquant de quitter l’infernale Innsmouth… Lovecraft n’est certes pas coutumier du fait – rares somme toute sont les scènes d’action dans ses nouvelles : l’anéantissement du jumeau invisible dans « L’Abomination de Dunwich », peut-être ? Avec plus ou moins de réussite… D’autres scènes pourraient éventuellement correspondre, mais leur mode de narration – essentiellement le rapport après coup, d’une froideur « objective » –, leur confère une patine bien particulière et fort éloignée des codes de l’action littéraire, comme par exemple quand le marin norvégien est confronté au Grand Ancien à la fin de « L’Appel de Cthulhu ». Au mieux, on trouve bien quelques scènes de fuite – mais jamais aussi développées que dans « Le Cauchemar d’Innsmouth », et l’évanouissement est une alternative fréquente (et souvent raillée…). Il paraît alors légitime d’envisager une possible influence de Howard, maître de l’action débridée s’il en est, sur un Lovecraft prêt à tenter l’expérience54. Mais Lovecraft lui-même semble nier, ou du moins atténuer, cette possibilité ; en effet, dans une lettre à Clark Ashton Smith datée du 29 janvier 1932, quelque temps après l’achèvement de la nouvelle, il explique que la fuite/poursuite est le seul type d’action qu’il soit en mesure de concevoir dans ses textes, et précise : « Que mon "héros" puisse se retourner pour faire face à sa Némésis intangible et se lance dans un massacre généralisé à la façon de Robert E. Howard dépasse les capacités de mon imagination. » Certes, on peut trouver éloquent, paradoxalement, que Lovecraft mentionne de lui-même Howard à ce sujet – peut-être donc le Texan n’y était-il pas pour rien, en fin de compte… Mais Will Murray, qui rapporte cette lettre, suppose que la véritable explication à cette action plus échevelée que partout ailleurs dans l’œuvre de l’auteur a des raisons plus prosaïques (sans être nécessairement incompatibles) : c’était sans doute une concession aux attentes d’un autre pulp concurrent de Weird Tales, à savoir Strange Tales, et de son éditeur Harry Bates (qui attendait des nouvelles moins « atmosphériques » que celles figurant éventuellement dans « The Unique Magazine ») ; or Lovecraft avait cruellement besoin d’autres débouchés, Farnsworth Wright lui retournant presque systématiquement tous ses textes… Il n’était pourtant pas homme à faire des concessions ; même si certains documents laissent entendre que la part d’action prévue originellement était encore plus importante ! Mais, dans une lettre à August Derleth précédant celle mentionnée plus haut (10 décembre 1931), Lovecraft, évoquant « Le Cauchemar d’Innsmouth », disait déjà qu’il ne le soumettrait même pas à publication – ces concessions l’épuisaient et l’écœuraient, et le résultat ne lui paraissait de toute façon pas assez bon pour intéresser qui que ce soit55

Le cas de Robert E. Howard est on ne peut plus différent. La période couverte par sa correspondance avec Lovecraft correspond chez lui à un pic de créativité – c’est la deuxième moitié de sa brève carrière, et l’auteur « professionnel » s’y montre plus que jamais productif, dans bien des genres différents ; il signe alors la plupart de ses meilleures nouvelles, que ce soit sur le plan artistique ou commercial (à supposer que les deux puissent être dissociés dans son cas) ; et la correspondance avec Lovecraft y a sans doute sa part, indirectement56. Si le gentleman de Providence se fait plus rare dans les pages de Weird Tales pour la période, Howard y est par contre omniprésent – notamment pour ses aventures de Conan, le plus fameux personnage de l’auteur et de loin, créé à cette époque, et qui, au fil de nombreux récits composés en l’espace de quatre ans seulement, enchaînera les aventures dans « The Unique Magazine », régulièrement sous la forme de « serials » qui plus est57 : Farnsworth Wright est enthousiaste, et ne s’embarrasse à vrai dire pas de trier le meilleur et le pire – les récits « à formule » abondent, entrecoupant les pépites, et récoltent peut-être plus souvent encore les couvertures dénudées de Margaret Brundage… Mais Conan, si Howard le présente comme une création presque instinctive – il lui serait apparu subitement, mélangeant des traits empruntés à plusieurs personnes bien réelles de sa connaissance, et lui aurait lui-même soufflé ses histoires… –, ne peut sans doute être totalement isolé du contexte de la correspondance avec Lovecraft : ultime incarnation du barbare, au point d’en susciter un véritable archétype auquel on se référerait sans cesse par la suite (mais sans toujours bien le comprendre…), le Cimmérien est un prétexte de choix pour prolonger la controverse dans un cadre fictionnel ; et c’est sans doute vrai même des textes les plus faibles, mais a fortiori dans les chefs-d’œuvre du cycle, et notamment, sur sa fin, « Au-delà de la rivière noire » et « Les Clous rouges »58. Mais Conan n’est pas tout Howard : dans cette période de fécondité créatrice, le Texan multiplie les nouvelles, dans des registres parfois bien éloignés de cette heroic fantasy naissante, et globalement avec un égal succès – sinon plus : après Conan, Howard livrera ainsi nombre de westerns humoristiques mettant en scène Breckinridge Elkins, ou éventuellement de ses avatars sous d’autres noms, et c’est une réussite tant artistique que commerciale (au moins du niveau de Conan, probablement encore davantage) ; or ces nouvelles aussi doivent peut-être quelque chose à la correspondance, en raison de leur cadre « régionaliste » – nous y arrivons.

Certes, tous les récits conçus dans ce contexte ne s’avèrent pas aussi pertinents dans leur répercussion des thèmes abordés dans la correspondance avec Lovecraft… Le roman inachevé Almuric, un sword and planet dans la lignée d’Edgar Rice Burroughs, n’est probablement pas une réussite, mais il a d’intéressantes allures d’exutoire dans les moments les plus frustrants de la controverse, au point de constituer une utopie barbare sidérante d’excès et de brutalité, notamment dans sa glorification du physique sur le mental59

Bien d’autres textes, dans bien d’autres genres, avec éventuellement d’autres héros récurrents (El Borak, par exemple), pourraient être mentionnés ici, que la correspondance avec Lovecraft a favorisés sinon suscités. Mais l’orientation la plus significative à en résulter n’est peut-être pas là où on le suppose – car, avant même la controverse opposant « barbarie contre civilisation » (mais elle fournit encore bien des occasions d’y revenir), Lovecraft avait affirmé à Howard (et à d’autres, d’ailleurs) qu’il aurait tout intérêt à emprunter pour ses nouvelles le cadre du sud-ouest des États-Unis, qu’il connaissait si bien, et rendait si admirablement dans ses lettres… Howard, assez tôt, a reconnu qu’il aimerait en faire quelque chose, encore que sans certitude d’être à la hauteur. Ses « mondes secondaires » (le terme est sans doute contestable en ce qui le concerne60) offraient parfois des opportunités d’user de ce cadre de manière déguisée : c’est sans doute le cas dans « Au-delà de la rivière Noire », par exemple – même si la thématique de la Frontière peut parfois imprégner d’autres récits de manière plus inattendue61. L’utilisation affichée du cadre texan, éventuellement étendu au sud-ouest des États-Unis, avec aussi quelques excursions dans le « Sud Profond » des plantations, sera cependant relativement tardive – mais offrira plus que jamais l’occasion à l’auteur de briller.

Or ce cadre n’a pas concerné que les Breckinridge Elkins et compagnie, ou même les seuls westerns, humoristiques ou pas. Il a notamment trouvé à s’exprimer dans des nouvelles fantastiques tout à fait brillantes – incomparablement plus que tout ce que l’auteur avait auparavant commis dans le genre, en y incluant « La Pierre noire » : à l’heure même où la dimension « weird » de ses récits de sword and sorcery tend à s’amoindrir, ou du moins à se montrer toujours plus secondaire, accentuant du coup la dimension « aventure » (ce que Lovecraft lui-même avait bien perçu et dont il s’était parfaitement accommodé), les textes « spécifiquement weird » de l’auteur renouvellent la matière avec un brio encore inédit chez lui, et plus personnel que jamais62. Cette dimension doit tout particulièrement retenir notre attention – car, si Howard fait (enfin !) comme Lovecraft le lui suggérait, c’est aussi l’occasion, le cas échéant, d’un cinglant retour à l’envoyeur…

« L’Horreur dans le tertre » est une nouvelle significative à cet égard – parfois considérée comme pierre fondatrice du genre « weird western » : s’il s’agit somme toute d’une histoire de vampire relativement classique (encore que pas assez aux yeux de certains qui avaient trouvé à se plaindre des « fantaisies » de l’auteur dans le courrier des lecteurs…), elle bénéficie d’un remarquable travail sur l’ambiance, celle-ci étant d’autant plus pertinente que les personnages principaux n’ont décidément rien des protagonistes en creux courants dans le genre (et notamment chez Lovecraft) : ces deux paysans tout particulièrement pouilleux, un Américain plein de morgue et un Mexicain superstitieux (à bon droit…), confèrent au récit une âme très particulière, permettant au « régionalisme » de s’exprimer aussi subtilement qu’efficacement. Ce cadre aux frontières du western a pu susciter d’autres textes intéressants, comme, dans sa foulée, « La Vallée perdue », où de bien plus classiques cow-boys tombent sur une civilisation perdue très « Petit Peuple »…

Les deux nouvelles les plus intéressantes pour notre thématique décalent cependant l’action vers l’est, et donc le Sud Profond (peut-être peut-on parler de « southern gothic »). « Les Ombres de Canaan » est un texte d’un abord délicat pour nous autres lecteurs de ce début du XXIe siècle : son racisme étouffant (rares sans doute sont les nouvelles de l’auteur où il s’exprime autant – mentionnons tout de même « Le Crâne vivant » et le Conan « La Vallée des femmes perdues », en rappelant que le racisme de Robert E. Howard n’a pas grand-chose à voir avec celui de H. P. Lovecraft) ne doit cependant pas empêcher de relever les points où la nouvelle fonctionne – mais peut-être d’autant plus douloureusement, du coup… Car on a là encore affaire à un solide travail sur l’ambiance, et la peur de ces Blancs confrontés à un soulèvement noir dans une région particulièrement sinistre de l’Arkansas (et qui le devient d’autant plus…) est palpable à chaque paragraphe ; le héros, par ailleurs, est d’une certaine ambiguïté qui le rend bien plus intéressant que bon nombre de ses collègues (hors cycles récurrents) dans l’œuvre howardienne – ambiguïté qui touche à ses présupposés racistes, d’ailleurs, et de manière plus flagrante à sa sexualité trouble : Howard fait figurer dans sa nouvelle un personnage de métisse érotisée au possible, qui suscite chez le héros un désir irrépressible – par sorcellerie ?

Quoi qu’il en soit, la dimension érotique de la nouvelle est assez remarquable… et tranche, par exemple, avec le personnage féminin central dans « La Chevelure de Méduse », « révision » de Lovecraft signée Zealia Bishop, pourtant assez proche dans le principe : femme fatale, séductrice à la façon d’un succube, dans un même cadre de plantations d’après l’esclavage63… Mais Lovecraft, même dans cette commande (tout à fait navrante par ailleurs : si « Les Ombres de Canaan » peut être sauvée en dépit de son outrance raciste, ce n’est certainement pas le cas de « La Chevelure de Méduse », texte de plus en plus consternant jusqu’à son final affligeant), ne pouvait certainement pas produire quoi que ce soit d’aussi charnel – son horreur, ici, est « intellectuelle », à sa manière habituelle… et la séduction exercée par Marceline l’est tout autant ! Le cadre, enfin, sonne moins juste chez Lovecraft/ Bishop, car davantage emprunté ; mais c’était bien, justement, une excursion de Lovecraft dans un Sud mythique qu’il ne connaissait sans doute guère (même s’il y effectuera plusieurs voyages ultérieurement).

Il est sans doute utile, d’ailleurs, de mentionner ici les trois « révisions » signées Zealia Bishop – et dont elle n’a pas écrit la moindre ligne, donnant tout au plus quelques très vagues indications plus thématiques que narratives à son « nègre » Lovecraft : la chute grotesque de « La Chevelure de Méduse » est ainsi de son fait (et pas grand chose d’autre), mais la novella « Le Tertre » a en fait été entièrement conçue et écrite par Lovecraft à partir d’un unique paragraphe se contentant d’évoquer des fantômes d’Indiens apparaissant régulièrement sur un tertre – bien loin du fascinant tableau de la civilisation souterraine de K’n-yan qu’en tirera le gentleman, et qui fait toute la réussite de la novella ! Mais justement : si « La Chevelure de Méduse » évoquait les plantations du Sud Profond, « Le Tertre » ainsi que « La Malédiction de Yig » (avec ses histoires de serpent – Lovecraft a beaucoup échangé sur le sujet avec l’herpétophobe Howard par la suite64…) empruntaient un cadre plus encore inédit pour Lovecraft, l’Oklahoma – bien loin de la Nouvelle-Angleterre plébiscitée par l’auteur, mais, par contre, juste à côté du Texas de Howard… Or ces trois nouvelles ont été « révisées » vers 1929-1930, soit immédiatement avant le début de la correspondance entre les deux auteurs ; peut-être cette expérience n’était-elle pas pour rien dans l’enthousiasme de Lovecraft à voir Howard user d’un cadre équivalent… et peut-être faut-il dès lors en relativiser l’assertion toujours reprise de « L’Image dans la maison déserte », nouvelle bien antérieure (1920), voulant que la Nouvelle-Angleterre soit le terrain de prédilection du « weird » et de l’horreur, seule à même de satisfaire « les épicuriens de la terreur » ?

Ce qui nous amène à envisager un dernier texte de Howard, et sans doute le plus édifiant dans cette thématique : « Les Pigeons de l’enfer », nouvelle qui, en dépit de son titre « déroutant », est très probablement le meilleur récit d’horreur jamais conçu par Howard, et sans doute bien plus encore. Or cette histoire à nouveau « sudiste », et empruntant pour l’essentiel le décor d’une vieille plantation abandonnée (on est là encore, et en fait à cet égard plus que pour « Les Ombres de Canaan », tenté d’envisager en parallèle « La Chevelure de Méduse »), est saturée de traits renvoyant à Lovecraft – et éventuellement de moqueries… Même si ce n’est pas le cas concernant ces « pigeons », alors même qu’un lien existe bel et bien à ce sujet entre les deux auteurs65 : âmes des défunts Blassenville, on peut sans doute les rapprocher des engoulevents psychopompes de « L’Abomination de Dunwich » (Howard avait apprécié cette idée et l’avait signifié à Lovecraft). Le fait demeure : la part de caricature est à peu près certaine en l’espèce, si on ne l’a affichée que récemment – Brian Leno, dans un article important, mentionnant que seul Ramsey Campbell, avant lui, avait au moins envisagé cette possibilité66
Par ailleurs, cela dépasse largement la parodie des titres de chapitres (« Celui qui sifflait dans les ténèbres », « L’Appel de la zuvembie »), si évidente qu’on est en droit de se demander aujourd’hui comment elle avait pu ne jamais être relevée jusqu’alors… Il s’agit bien, pour Howard, de démolir l’assertion douteuse de Lovecraft concernant la Nouvelle-Angleterre et l’horreur (exprimée notamment dans le paragraphe introductif de « L’Image dans la maison déserte », avec le bémol exprimé plus haut), mais – paradoxalement ? – en faisant justement ce qu’il lui suggérait, à savoir user d’un cadre « régionaliste » connu, permettant d’asseoir l’ambiance et de l’ancrer dans un réalisme toujours utile (et préoccupation de Howard depuis quelque temps déjà : rappelons que, pour lui, les aventures de Conan étaient essentiellement réalistes – et même ce qu’il avait accompli de plus réaliste !). Les personnages, au début de la nouvelle, sont précisés comme étant originaires de Nouvelle-Angleterre (à six reprises, tout de même – on conclura sans peine de cette insistance qu’elle n’a rien d’innocent…), et ils ont un profil très lovecraftien : des « érudits » curieux, voyageurs mais pleins de préjugés, et qui, alors même que le Sud Profond leur réserve bien des mauvais tours, dans cette inquiétante plantation délabrée où ils ont l’idée saugrenue de passer une nuit, ne peuvent rattacher le surnaturel et la magie noire qu’à leur patrie adorée… Ces personnages – ou plus exactement celui qui reste, très vite… – ont par ailleurs un trait éminemment lovecraftien : ils sont prompts à s’évanouir. Et, de manière plus générale, ils sont « faibles », « passifs », et tout sauf combatifs. Qu’ils soient une caricature de « héros » lovecraftiens ne fait aucun doute ; peut-être sont-ils en même temps des caricatures de Lovecraft lui-même ? On a pu l’avancer, mais sans grande certitude… Il en va en fait de même pour le personnage du shérif, qui les contrebalance : autrement « dur » et « fort » que les autres, peut-être même au point d’en être texan, il est prêt à affronter l’horreur – physiquement. Là encore, le personnage évoque sans surprise toute une kyrielle de héros howardiens ; s’agit-il pour autant de Howard lui-même ? Même chose que précédemment… Mais nous avons bien un héros actif opposé à un « héros » passif, et c’est là l’essentiel – leur distinction étant un écho probable du débat opposant physique et mental. La réalité de la satire ne saurait faire de doute – de même que la qualité exceptionnelle de ce texte qui, miraculeusement, parvient à dépasser le seul registre parodique pour exprimer l’horreur avec un brio rare ; rien d’étonnant à ce que Stephen King en ait fait une des plus grandes nouvelles d’horreur du XXe siècle… C’est un sommet de l’œuvre howardienne, pris en tant que tel – et un exemple éloquent des conséquences éventuelles, et parfois inattendues, de la correspondance entre Howard et Lovecraft. Ce texte ne sera toutefois publié (dans Weird Tales) qu’après la mort des deux auteurs – c’est d’autant plus regrettable que la réaction de Lovecraft à sa lecture aurait été du plus grand intérêt ; car la relation entre les deux auteurs était sans doute complexe – et il serait regrettable, passé les premiers temps courtois, de se fonder sur l’évolution parfois rugueuse de leur correspondance pour sombrer dans le « Howard vs. Lovecraft67 »… Quoi qu’il en soit, cette abondante correspondance, notamment dans son aspect de controverse mais aussi au-delà, s’est donc accompagnée d’évolutions bienvenues dans la fiction de Robert E. Howard – qu’elle a abondamment nourrie. C’est sans doute moins vrai du côté de Lovecraft, d’autant qu’il s’est montré globalement moins actif en la matière sur cette période… Mais ces échanges étaient des plus enrichissants pour les deux.

Ils ont hélas connu une interruption brutale : le 11 juin 1936, dans des circonstances que la légende a parfois obscurci, Robert E. Howard se suicide d’une balle dans la tête. La nouvelle est un choc pour Lovecraft – et pour bien d’autres encore. Le tempérament suicidaire de Howard a depuis été mis en lumière, c’était chez lui une préoccupation ancienne qui ne manquait peut-être que d’une occasion pour se réaliser (en l’espèce, la nouvelle que sa mère, ayant sombré dans le coma, n’en sortirait jamais – elle meurt en fait le lendemain, et tous deux sont enterrés au cours d’une même cérémonie) ; mais elle a pris par surprise tout le monde ou presque. Lovecraft, en tout cas, ne se doutait absolument de rien, et bon nombre de leurs correspondants communs étaient exactement dans la même position. Et la nouvelle affecte profondément le gentleman de Providence – dans les jours qui la suivent, il est intarissable sur le sujet, multipliant les lettres désolées revenant sur la carrière de l’auteur et la relation toute particulière qu’ils entretenaient. Ses hommages – qu’ils soient d’ordre privé, dans ces correspondances, ou public68 –, d’une sincérité émouvante, évoquent l’œuvre et l’homme avec une immense sympathie, et peu importe qu’ils ne se soient jamais rencontrés, s’il le déplorait comme de juste ; ces différents témoignages accordent aussi une place significative à leur fameuse controverse, sortant ainsi de la sphère privée…
Lovecraft, toutefois, ne survivra guère longtemps à son correspondant : il meurt à son tour moins d’un an plus tard, le 15 mars 1937, à l’âge de 46 ans, emporté par un cancer de l’estomac.

Mais leurs œuvres subsisteront – alors que ce n’était certes pas gagné d’avance… L’action d’August Derleth et Donald Wandrei au sein de leur maison d’édition Arkham House sera salutaire pour les deux (publiant d’abord Lovecraft – sa raison d’être –, elle publiera à son tour Robert E. Howard, en raison de la demande pressante de certains fans, et en dépit de l’enthousiasme pour le moins modéré de Derleth). Et ces œuvres sont toujours là aujourd’hui, après avoir survécu aux déformations des années 1960- 1970 – elles ont depuis retrouvé leur pureté originelle, et, au travers de l’intense activité critique d’un cercle de fans motivés, elles ont acquis le statut d’œuvres « sérieuses » que leur publication initiale dans les pulps aurait pu prohiber. L’étude de la correspondance des deux auteurs a participé d’un même phénomène – et celle qui a uni ces deux géants de l’imaginaire, aussi logique à certains égards que paradoxale à d’autres, constitue en tant que telle une somme fascinante et d’une richesse impressionnante, que l’on n’a pas fini de disséquer.

Fin.

 

NOTES ET RÉFÉRENCES

54. Cf. FINN (Mark), op. cit., pp. 194-195, ou HERRON (Don), art. cité.

55. Sur l’ensemble de la question, cf. MURRAY (Will), « H. P. Lovecraft: Pulp Hound », in VAN HISE (James) (ed.), The Fantastic Worlds of H. P. Lovecraft, pp. 20-21. La nouvelle sera ultérieurement soumise à Weird Tales par August Derleth, en 1933, sans que Lovecraft en soit informé (cas qui se reproduit à plusieurs reprises) ; et Farnsworth Wright la trouvera « fascinante »… mais la rejettera néanmoins, au motif habituel que le texte est trop long et impossible à découper de manière pertinente en « serial ». Elle figurera bien dans Weird Tales, mais dans une édition abrégée et en janvier 1942 seulement, soit après la mort de l’auteur… et celle du rédacteur en chef.

56. Cf. FINN (Mark), op. cit., p. 194 : « Que l’écriture de Robert ait évolué pour le mieux après que Lovecraft est entré dans sa vie est indéniable. »

57. Au point de susciter la lassitude chez certains lecteurs… éventuellement membres du « cercle Lovecraft », mais nettement moins enthousiastes que lui à cet égard (il loue régulièrement les Conan, aussi étonnant que cela puisse paraître) ; ainsi du jeune Robert Bloch, dont une lettre publiée dans le numéro de novembre 1934 de Weird Tales – et citée par FINN (Mark), op. cit., p. 227 – est pour le moins colorée et éloquente à ce propos…

58. Rusty Burke affirme que ces deux nouvelles essentielles sont directement issues de la controverse avec Lovecraft ; cf. BURKE (Rusty), « The Lovecraft/Howard Correspondence », in VAN HISE (James) (ed.), op. cit., p. 149.

59. Cf. LOUINET (Patrice), « To live is to die », in HOWARD (Robert E.), Almuric, pp. 414-416.

60. Cf. HERRON (Don), « The Dark Barbarian », in HERRON (Don) (ed.), op. cit.

61.Cf. TROUT (Steven R.), « Heritage of Steel: Howard and the Frontier Myth », in HERRON (Don) (ed.), op. cit. – évoquant notamment Solomon Kane en Afrique.

62. Sur l’ensemble de la question, cf. RICKARD (Dennis), « Through Black Boughs: The Supernatural in Howard’s Fiction », in HERRON (Don) (ed.), op. cit.

63. Cf. CERASINI (Marc A.), « Dark Passion: A Comparison of "Medusa’s Coil" and "Black Canaan" », Crypt of Cthulhu, no. 11, pp. 33-36. La comparaison est significative au-delà : chez Howard, approche frontale, et notamment sur le plan sexuel, séduction et affrontement physiques, le héros survit (grâce à l’intervention d’un partenaire) ; chez Lovecraft, nombreux non-dits et goût du secret, séduction et affrontement avant tout intellectuels (connaissances en occultisme et en art notamment), le héros meurt (malgré l’intervention d’un ami – un artiste, qui voit donc plus profondément au cœur des choses –, qui permet cependant de se débarrasser de la femme blasphématoire).

64. Mais par la suite seulement ! Brian Leno – « Lovecraft’s Southern Vacation », in LENO (Brian), op. cit. – semble croire que les échanges des deux auteurs sur les serpents servaient à la documentation de cette « révision », mais elle avait été faite et publiée en 1929, un an avant le début de la correspondance entre les deux auteurs… Il fait aussi la remarque de ce que le personnage de Celia, dans « Les Pigeons de l’enfer », était une référence à cette Zealia – ce qui paraît peu probable…

65. Un vrai lien… Quand Don Herron s’interroge à propos de ces pigeons, en y cherchant une origine chez Lovecraft (dans Fungi de Yuggoth, plus précisément), cela sonne comme une mauvaise blague… Cf. HERRON (Don), « Afterword: Pigeons From Hell From Lovecraft », in LENO (Brian), op. cit.

66. Cf. LENO (Brian), « Lovecraft’s Southern Vacation », in LENO (Brian), op. cit. Patrice Louinet y revient dans sa postface aux Ombres de Canaan, cf. LOUINET (Patrice), « Au cœur de l’horreur », in HOWARD (Robert E.), Les Ombres de Canaan, pp. 516- 518.

67. Ce que fait un peu Brian Leno dans son article, hélas – ce qui n’enlève rien à la pertinence de son analyse : c’est dans le registre des conséquences et des généralités que c’est plus douteux…

68. Par exemple la notice mémorielle figurant dans LORD (Glenn), The Last Celt, pp. 67- 70.

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