Dans une toute récente chronique, j’insistais sur le caractère primordial de la composante graphique dans le « steampunk ». Si l’on considère des albums comme « Un an dans les airs » ou « Steampunk », il y a fort à parier que le public leur associera bien davantage le nom des illustrateurs — Nicolas Fructus et Didier Graffet — que celui des auteurs des textes, quelles que soient par ailleurs les indéniables qualités de ces derniers. Il n’en va pas de même avec l’uchronie, à laquelle le « steampunk » emprunte pourtant souvent de nombreux éléments. L’uchronie fait figure de genre beaucoup plus cérébral, si j’ose écrire, où la cohérence interne, la logique du récit et la solidité des bases sur lesquelles repose le récit compteront bien davantage dans sa réussite que la très éventuelle déclinaison graphique qui lui sera associée.

Si je m’explique mal ce succès, c’est que, justement, les scénarios de Duval & Pécau sont extrêmement exigeants : ils nécessitent, pour être goûtés, une réelle connaissance de l’Histoire de la part des lecteurs, et même un effort, une adhésion à l’entreprise qui n’a rien d’évident. Je ne tenterai pas d’analyser l’ensemble de la série (il faudra pourtant bien qu’un critique s’y atèle sérieusement un jour ou l’autre) et je me bornerai à un bref coup d’œil sur ce dernier opus paru, dessiné par Maza.
Quelques mots sur Maza : voilà un dessinateur au trait « classique », qui donne l’impression de progresser à chacun de ses albums. Ses points forts, ce sont les décors, les vues d’ensemble, et surtout la mise en scène de matériel technologique, singulièrement aéronautique, domaine dans lequel il excelle. Ce n’est pas par hasard s’il dessine en ce moment avec bonheur une autre série, « Wunderwaffen », scénarisée par Richard D. Nolane, et dont le quatrième tome est programmé pour très bientôt : l’aviation y occupe une place prépondérante, et je reviendrai sans doute sur cette étonnante bande dessinée tout aussi uchronique, mais d’une ambiance très différente — beaucoup plus délirante — de celle de la série « Jour J ». La faiblesse — relative — de Maza concernait la caractérisation des personnages, mais de production en production, ce dessinateur attachant, qui vit en République Serbe, se montre à chaque fois davantage à l’aise dans ce domaine. Avec « Oméga », il a su trouver le trait, j’allais écrire le ton, juste : ses personnages vivent vraiment (et meurent aussi beaucoup, il faut le concéder…).

Le principe est sensiblement le même pour chaque « Jour J » : Duval & Pécau définissent un point de divergence précis de l’Histoire — on se trouve là dans l’optique la plus traditionnelle de l’uchronie, la plus satisfaisante et rassurante aussi, sans doute, pour l’amateur du genre — et imaginent une histoire se déroulant pour sa part quelques années après la divergence principale. Les scénaristes engagent un double mouvement : progresser dans l’histoire qu’ils ont à raconter, tout en distillant des éléments qui permettront aux lecteur de mieux appréhender la singularité du monde uchronique décrit par rapport à la toile de fond de l’Histoire véritable, censée être à peu près connue des lecteurs. Tout cela en 64 planches (c’est en tout cas le format adopté pour l’album « Oméga »), et sans abuser de textes explicatifs. En feuilletant le volume, on a même l’impression que les textes, surtout présentés sous forme de bulles rectangulaires (sic), occupe une place somme toute réduite, en tout cas, n’ayant rien à voir avec les pavés que l’on trouve dans une bande classique comme « les Aventures de Blake et Mortimer », d’Edgar P. Jacobs ! On n’ose pas imaginer ce qu’aurait représenté la part du texte nécessitée par une histoire uchronique selon les critère du regretté maître…
Voyons le prétexte, au vrai sens du terme, d’« Oméga », sous-titré :
« 1942 : la mort suspecte d’un héros de l’Aéropostale ranime les braises de la guerre de Cent Ans ».

« Depuis huit ans, à la suite du coup d’État des ligues d’extrême droite le 6 février 1934 [une malencontreuse coquille indique « 1942 », moment de l’action du récit], la France à cessé d’être une république. Après avoir contrecarré les plans de l’Allemagne nazie naissante, l’État français n’a plus qu’un adversaire, la seule démocratie encore existante en Europe : la Grande-Bretagne. L’Europe est au bord du gouffre. La disparition du commandant Antoine de Saint-Exupéry au-dessus de la Manche risque d’être l’étincelle qui mettra le feu aux poudre. »
Saint-Exupéry… la phrase de sous-titre s’éclaire alors, pour qui n’avait pas deviné à quel héros de l’Aéropostale il était fait allusion.
Le troisième texte, « Le héros », en dit davantage sur le personnage principal, un ami de Saint-Exupéry, le capitaine Léo Berger. Ces explications ne m’ont pas paru tellement indispensables — à l’inverse des deux précédents, qui font vraiment sens — car l’on apprendra à connaître le personnage au fil de l’histoire racontée.

Le 6 févier 1934 (le lecteur avait rectifié de lui-même)… Voilà qui est assez audacieux, comme point de divergence… Il faut déjà se souvenir qu’à cette date, effectivement, s’est déroulée une grande manifestation, ou plutôt plusieurs manifestations simultanées, fomentées par les ligues d’extrême-droite puissantes à l’époque — les « Croix-de-Feu » du colonel de La Rocque, à base d’anciens combattants, est sans doute la plus connue du grand public —, qui protestaient contre l’incurie et la corruption — à leurs yeux — du gouvernement. Il y eu plusieurs morts, et les historiens débattent toujours de la portée et des objectifs exacts du mouvement : y avait-il eu réelle volonté de faire tomber la République ? Les événements ont en tout cas montré que ce n’est pas ce qui est advenu : privilège de l’uchronie, Duval & Pécau décident de miser sur l’hypothèse du complot concerté, et, et la majorant fortement, donne l’indispensable petit coup de pouce aux événements historiques pour les faire basculer dans ce sens.
Ici intervient un débat classique (et inutile ?) sur le concept même d’uchronie. Par définition, l’uchronie semble ne pas avoir de valeur d’un point de vue historique, la meilleure preuve étant que les événement que décrivent un récit uchronique ne sont pas survenus… Mais ce raisonnement, s’il est imparable, clôt immédiatement le débat et passe à côté de ce qui fait, ou tout au moins peut faire, l’intérêt d’un récit uchronique du point de vue de la réflexion historique. La réussite imaginaire d’un coup d’état en France à la suite de la crise du 6 février 1934 se situe bien dans une certaine attente de l’époque et reflète l’atmosphère angoissante du temps. En spéculant sur la réussite de cet coup débat, Duval & Pécau vont obliger le lecteur à réfléchir : d’abord, en faisant le point sur ses propres connaissances historiques, et ensuite, s’il accepte le jeu, de voir quels autres tendances historiques plus ou moins visibles, présentes potentiellement dans la France — et le monde — du temps, son éventuelle réussite pourrait mettre en avant. C’est un interrogation subtile, un jeu complexe que l’on peut certes trouver parfaitement vain — les faits étant têtus — mais qui peut amener le lecteur qui accepte d’y participer, de s’interroger sur sa propre conception de l’Histoire et de ses mécanismes supposés. C’est ambitieux, mais c’est jouable.

Duval & Pécau ne sont pas dupes de leurs propres procédés et ne se prennent pas pour les maîtres suprême de l’Histoire, capables de décliner toutes les variantes possibles du monde à partir de la modification de tel événement, ou de telle chaine d’événements, à supposer d’ailleurs que l’accord se fasse sur la notion même d’événement (pourquoi pas l’effondrement ou non de telle fonction d’onde ? cela fait bien la différence entre la vie et la mort, pour un chat célèbre…). Il s’agit d’un jeu d’imagination, rien d’autre, mais d’un jeu qui s’amuse à faire réfléchir.
Reste à ne pas basculer dans l’abscons théorique, sinon, je suppose que la série « Jour J » ne remporterait pas le succès public qui est la sienne ! Pour que l’affabulation uchronique puisse fonctionner, il est nécessaire qu’elle s’appuie sur des événements, des lieux, et surtout, car nous sommes dans la narration d’une aventure, des personnages symboliques connus du lecteur, qui lui permettront de faire le lien avec le monde réel. Avec habileté, Duval & Pécau situent leur récit huit ans seulement après le coup d’état du 6 février 1934. Ce délais assez court permet de jouer sur deux tableaux : mettre en scène des personnages historiques (homme politiques, scientifiques, écrivains, artistes, militaires, etc.) pour la plupart déjà bien actifs en 1934, et dont le lecteur sait également quelle était la situation — ou tout au moins, peut facilement la vérifier — en 1942. Huit ans, c’est à la fois peu et beaucoup dans une vie, et le lecteur va trouver, en lisant « Oméga », tout à fait naturel que, dans ce monde uchronique, on lui parle de Saint-Exupéry (disparu en Méditerranée le 31 juillet 1944, on s’en souvient, au commande de son P-38 « Lightning »), d’André Breton, le pape du surréalisme (il s’exilera aux États-Unis en 1941), du physicien Frédéric Joliot-Curie (il s’engagea dans la Résistance en 1941), de Simone de Beauvoir (à laquelle Duval & Pécau, ne donne pas le beau rôle dans leur uchronie, c’est le moins que l’on puisse dire), ou de Missak Manouchian… L’utilisation de ce dernier personnage, résistant communiste d’origine arménienne qui fut fusillé le 21 février 1944 et dont la photographie figura sur l’Affiche Rouge de sinistre mémoire, est à la fois logique et touchante : l’activiste meurt simplement un peu plus tôt, en 1942, en se sacrifiant pour permettre au héros de s’enfuir…

Dans le monde uchronique d’« Oméga », le gouvernement français se montre plus autoritaire et déterminé, si l’on peut dire, que dans le monde réel : le flash back de la « punition de 1936 » constitue l’ un des épisodes marquants de l’album, lorsque l’armée de l’air française répond à la tentative d’Hitler de réoccuper la zone démilitarisée de la Rhénanie par un raid aérien massif sur Stuttgart, lequel se solde par l’incendie de la ville et la bagatelle de 25000 victimes. Il faudra attendre 1943, dans le monde réel, pour voir certaines villes allemandes — dont Hamburg — subir un sort similaire : la paix en Europe est à ce prix ! Elle ne durera pas, puisque certaines forces — les différents mouvements fascistes français se livrent à une impitoyable lutte intestine pour le pouvoir, et dans l’ombre, la « synarchie », on s’en doute, a son mot à dire — poussent à l’incident diplomatique avec l’Angleterre pour provoquer la guerre avec l’ennemi héréditaire. Symbole fantasmatique de l’exacerbation d’une vieille rivalité : l’érection, par le nouveau régime, d’une colossale statue de Jeanne d’Arc sur la côte faisant face à l’Angleterre. Des aviateurs français devisent, en la survolant :
« — La Jeanne !
Une fois terminée, paraît qu’on la verra de Plymouth ! »
Sur le bouclier de l’immense guerrière (on murmure que la spectaculaire couverture de l’album serait signée Manchu & Fred Blanchard), la fière devise « travail-famille-patrie », et sur le socle, le symbole oméga.
« — C’est l’œuvre d’Arno Breker, hein ? On dit qu’il a pris modèle sur Jean Marais !
Il lui fallait une vierge guerrière ! »
D’un goût douteux, peut-être, mais c’est le goût douteux des années trente et quarante, excellemment capté et retravaillé par Duval & Pécau dans l’esprit uchonique. On se régale à relever toutes ces savoureuses allusions, subtilement remodelées pour coller à la tournure inédite prise par les événements.
Exorciser quelques beaux fantasmes politiques et culturels : c’est une des options possibles de l’uchronie, remarquablement assumée par « Oméga », peut-être l’album le plus subtilement dérangeant de la série « Jour J » et, incontestablement, un chef-d’œuvre d’uchronie.
Joseph Altairac