A l'occasion de la sortie du roman graphique Le Service des Dames aux Moutons Électriques, Jean-Philippe Jaworski revient sur la création de celui-ci avec Sébastien Hayez.
Actusf : Le Service des dames, nouvelle initialement parue dans votre recueil Janua Vera (2007), fait son retour cette fois-ci sous la forme d’un roman graphique. Pourquoi avoir choisi celle-ci en particulier ?
Jean-Philippe Jaworski : Le choix m'en a été proposé par André-François Ruaud et Sébastien Hayez. Le sujet mais aussi le format du texte ont joué dans sa sélection.
Actusf : Le Service des dames est une histoire de chevaliers. Est-ce que vous puisez beaucoup d’inspiration dans les vieux romans de chevalerie ou dans les contes de fée ? Avez-vous des livres de chevet tels Raoul de Houdenc ou Chrétien de Troyes pour créer ce type de récit ?
Jean-Philippe Jaworski : En effet, je puise mon inspiration dans des sources médiévales. L'œuvre de Chrétien de Troyes m'a particulièrement marqué non seulement parce que c'est un précurseur de la matière de Bretagne mais aussi parce que Chrétien est sans doute l'un des premiers théoriciens du roman et parce que le sous-texte est particulièrement riche dans son œuvre. Le Lancelot en prose du XIIIe siècle m'a également influencé, en particulier pour son volet politique et pour la vivacité avec laquelle il peint les querelles féodales. Par ailleurs, je m'inspire aussi de romans de tournoi comme Le Tournoi de Chauvency de Jacques Bretel, un « reportage » du XIIIe siècle. Je croise bien sûr ces sources d'inspiration avec les études d'un certain nombre de médiévistes pour y emprunter ce qui peut nourrir mon imaginaire.
Actusf : La nouvelle est adaptée sous forme de roman graphique aux Moutons Electriques par Sébastien Hayez, dans la collection Bibliothèque dessinée : qu’est-ce que ça a ajouté à votre nouvelle ? L’avez-vous retravaillée pour l’occasion ?
Jean-Philippe Jaworski : L'illustration oriente profondément la lecture en participant aux représentations du lecteur. L'univers, les personnages mais aussi le rythme narratif sont renouvelés par les apports graphiques. Je n'ai pas modifié le texte pour l'occasion : c'est le travail de Sébastien Hayez sur le dessin et la typographie qui renouvellent la narration.
Actusf : Comment avez-vous procédé avec Sébastien Hayez ? Il dessinait et vous proposait ses créations ou avait-il carte blanche ?
Jean-Philippe Jaworski : Sébastien Hayez avait carte blanche.
Actusf : D’ailleurs… A-t-il fallu « redécouper » le texte pour créer des tableaux (ou des scènes) un peu comme pour une adaptation en BD ?
Jean-Philippe Jaworski : Le texte a été mis en page en sorte de participer à la dynamique graphique et narrative mais sa diachronie a été respectée.
Actusf : Comment construisez-vous vos personnages ? Est-ce que vous partez d’une intrigue ou d’un univers et vous créez un personnage pour l’accomplir ? Plutôt l’inverse ?
Jean-Philippe Jaworski : Cela dépend du projet narratif. Je construis les personnages en suivant divers principes. Soit je reprends un archétype pour le détourner, soit je modèle un individu en tant que force agissante dans le récit, soit je le compose comme le produit de son milieu. Les protagonistes sont souvent issus d'une synthèse de ces différentes stratégies. Ædan de Vaumacel, pour reprendre le héros du Service des Dames, est la synthèse d'un archétype, d'une région fictive (le duché de Bromael) et d'un double hommage à Chrétien de Troyes et à Jean Giono, qui avait lui-même une lecture assez singulière de Chrétien de Troyes.
Actusf : En parlant de personnages… Benvenuto est de retour depuis peu avec la sortie du 3ème tome de Gagner la guerre, La Mère Patrie, adapté par Frédéric Genêt. Est-ce comme cela que vous imaginiez votre univers ?
Jean-Philippe Jaworski : S'il y a appropriation de l'univers par Frédéric Genêt, ce qui est tout à fait légitime et enrichissant, je trouve aussi que son dessin traduit fidèlement ma vision de Ciudalia. Nous avions pas mal échangé à ce sujet quand il s'est lancé dans l'adaptation ; il s'est rendu en Italie d'où, m'a-t-il dit, il a rapporté une moisson de photos pour s'imprégner de l'architecture Renaissance. Cela se sent dans ses planches.
Actusf : Enfin, quels sont vos projets pour 2021 ? Est-ce que vous voulez nous parler un peu de votre prochain roman du cycle du Vieux Royaume, Le Chevalier aux épines que vous êtes en train d’écrire ? Pensez-vous adapter une autre nouvelle en roman graphique prochainement ?
Jean-Philippe Jaworski : Sur le plan créatif, je me concentre sur la composition du Chevalier aux épines. J'y reprends les personnages du Service des dames, dans une fiction qui se veut hommage et peut-être détournement du roman de chevalerie. Ædan de Vaumacel y suit une quête qui va l'amener à plonger au cœur des cours et des guerres du duché de Bromael. Les curieux pourront trouver dans le chapitre VII de Gagner la guerre des allusions à la situation du duché et aux combinaisons diplomatiques que le podestat Ducatore envisage d'y tramer. Ce n'est qu'un aperçu très partiel de la matière du roman. Aux enjeux politiques, aux querelles féodales et familiales vont se mêler des intrigues plus courtoises et des « merveilles » équivoques. J'ai déjà produit pas mal de texte et… je n'en suis qu'au début. Ce sera probablement un gros volume, d'une taille comparable à celle de Gagner la guerre.
Par ailleurs, il est question d'adapter Mauvaise Donne en roman graphique, mais le projet reste à confirmer.
L'an dernier, j'ai également écrit une nouvelle intitulée Implacable Clio, qui sera intégrée dans une anthologie d'uchronie napoléonienne à paraître au printemps sous la direction de Stéphanie Nicot.
Actusf : Enfin, après une Renaissance italienne fantasmée et un passage chez les celtes, vous travaillez également sur une nouvelle pour une anthologie uchronique sur Napoléon Ier. C’est aussi une période qui vous passionne ? Pour quelles raisons ?
Jean-Philippe Jaworski : Sans être un spécialiste de la période, qui est d'une richesse inouïe, je la trouve effectivement passionnante. J'ai un rapport compliqué avec Napoléon Ier. Je suis fasciné par son génie. Pas seulement par son génie militaire et politique : Napoléon était un grand lecteur et, aux dires de Gœthe lui-même, un critique littéraire pertinent. L'épopée napoléonienne est absolument extraordinaire et riche d'une matière romanesque presque infinie. Pourtant, le tyran me répugne autant que l'aventurier de génie me séduit. Napoléon fut incontestablement un ogre qui, par sa démesure, engloutit les vies humaines par centaines de milliers et dont l'action favorisa la naissance des nationalismes européens. Les guerres de Napoléon portent en gestation les deux guerres mondiales. Le bonapartisme reste d'ailleurs une tentation française qui continue de faire peser ses séductions et ses périls sur notre époque. (Contrairement au cliché qui veut que la Ve République soit une monarchie présidentielle, j'y vois plutôt une résurgence de l'autocratie impériale.) Enfin, Napoléon me fascine parce que c'est un personnage tragique. Lorsqu'il s'empare du pouvoir, il n'est pas à l'initiative de l'impérialisme français : la Révolution s'est déjà lancée à la conquête de l'Europe. S'il veut se maintenir à la tête de l’État, il lui faut canaliser un torrent historique qu'il ne peut pas arrêter. Pendant quinze ans, il maîtrise le destin, mais il ne le soumet jamais complètement. Il ne fait l'histoire que parce qu'il est fait par elle. En ce sens, sa trajectoire est aussi éblouissante que dramatique – même si, sur le plan moral, je ne peux que réprouver l'énormité de certains de ses crimes.