A l'occasion de la sortie des Pouvoirs de l’enchantement, Anne Besson revient sur la création de cet ouvrage.
Actusf : Début janvier Les Pouvoirs de l’enchantement, votre dernier essai est paru aux éditions Vendémiaire. D’où est venu l’idée de composer un tel ouvrage ?
Anne Besson : La montée d’une politisation des fictions, qu’elles soient littéraires ou médiatiques, dans la manière dont elles sont produites et interprétées, me semble constituer un des phénomènes marquants de la dernière décennie. Cela concerne très directement les œuvres de l’imaginaire (SF et fantasy) sur lesquelles je travaille, à rebours a priori des interprétations qu’on avait pu donner, au début du XXIe siècle, du succès de la fantasy, de la culture de jeunesse, des jeux vidéo à monde ouvert – tous ces « univers » imaginaires conçus comme relevant de l’évasion, comme une forme de fuite face à un quotidien insupportable… Or voilà qu’à mesure que la polarisation idéologique s’accentue (avec des aspirations progressistes très fortes en matière de reconnaissance des diversités par exemple, qui se heurtent à une montée parallèle des extrémismes et des replis identitaires), on s’avise que les fictions peuvent être porteuses, sinon de messages univoques, du moins d’une vision du monde et des rapports socio-politiques, jusqu’à les sommer de choisir leur camp.
Actusf : Pouvez-vous nous en dire plus sur celui-ci ?
Anne Besson : J’ai voulu, sur un sujet très actuel, où ne cessent d’émerger de nouveaux sujets « brûlants » - il n’y a qu’à penser à la rapidité avec laquelle J.K. Rowling, icône générationnelle pour les Potterheads, s’est enfoncée dans la transphobie – prendre autant de « recul » que possible : essayer d’éclairer, de comprendre et de faire comprendre. Pour cela, je m’efforce chaque fois de remettre notre situation actuelle, avec ses exemples toujours renouvelés et passionnants (que ce soit dans les univers Star Wars ou Marvel, dans les séries de fantasy comme Game of Thrones), dans un contexte historique et théorique : celui des « moments » politiques de la SFFF – ainsi, si la dimension politique, contestataire, de la SF est toujours resté forte en France, il faut remonter aux années 70 pour le précédent cycle de débats enflammés sur son rôle de littérature engagée, et celui des réflexions sur les effets de la fiction – peut-elle changer le monde ? ou du moins changer un tant soit peu notre façon de voir les choses pour nous ouvrir de nouvelles perspectives ?
Actusf : On ne vous présente plus, et les mots qui reviennent le plus sont « grande spécialiste des mondes alternatifs ». Comment avez-vous rencontré les univers de l’imaginaire ? Avez-vous eu une œuvre-déclic ? Qu’est-ce qui vous fascine ?
Anne Besson : Très grande lectrice, j’ai été attirée dans les travées de la bibliothèque municipale (quels endroits enchanteurs !) par les rayonnages entiers consacrés à un auteur, à un univers – après les grands cycles réalistes, les Balzac, les Zola, je me suis embarquée du côté de la SF et de la fantasy, avec Les Princes d’Ambre de Zelazny, Fondation d’Asimov, Terremer d’Ursula Le Guin, Les Cantos d’Hyperion de Dan Simmons ou bien sûr Le Seigneur des Anneaux dont j’aime par-dessus tout la conception lumineuse – sans être jamais simplificatrice – de la nature humaine. C’est la longueur, la durée, l’étendue, qui m’ont donc d’abord attirée et qui continuent à me fasciner : la capacité à créer d’autres mondes, et à conférer aux lecteurs et lectrices (mais aussi spectateurs et spectatrices, joueurs et joueuses…) le désir de continuer à les explorer et d’y contribuer à leur tour ; ces mondes vivent avec nous, ils nous habitent comme nous les habitons, si bien qu’ils communiquent très naturellement avec la réalité dans laquelle nous vivons, s’adaptant aux contextes spatio-temporels successifs, évoluant avec les mentalités et les désirs de chaque époque.
Actusf : Quelles ont été vos inspirations pour ce livre ? Comment avez-vous travaillé et développé votre réflexion sur cet imaginaire impactant notre vision de la société ?
Anne Besson : Le point de départ, c’est un certain nombre de combats politiques dans lesquels je me suis impliquée ces dernières années – pour la défense des droits des femmes, pour une action contre le changement climatique ou contre les violences racistes, et chaque fois, dans les manifestations, ces banderoles ou ces déguisements faisant écho avec mes travaux de recherche (« Winter is not coming any more » ou bien « Winter is coming, Macron is burning », le Mordor et l’Empire comme figures de l’ennemi politique, etc.). J’ai voulu réfléchir sur ce que je propose d’appeler la « pertinence » de la fiction, que j’envisage comme un critère actuellement prédominant dans notre valorisation des œuvres de l’imaginaire ; dans la valeur qu’on leur accorde entre en compte ce qu’elles ont à nous dire, la manière dont elles nous parlent et nous semblent s’appliquer à nos préoccupations, et cela soulève de nombreuses interrogations : qui décide du sens à donner ? comment l’interprétation peut-elle rester ouverte, comment une œuvre conçue dans une époque peut-elle espérer durer ?, etc.
Actusf : Avez-vous voulu aborder certains points / thèmes en particulier avec cet ouvrage ?
Anne Besson : J’ai particulièrement mis l’accent sur les débats, ou les conflits, herméneutiques, que ce soit entre récepteurs (l’émergence des fans « toxiques ») ou entre auteurs et récepteurs (les contestations touchant les suites ou surtout les fins de séries romanesques ou télévisées), car ils m’apparaissent exemplaires d’une montée en puissance des publics - le troisième pôle avec l’auteur et l’œuvre – et d’une contestation afférente, politique en elle-même, de toute notion d’autorité sur un texte, cette autorité qui dans son nom même était traditionnellement le privilège de l’auteur. Là encore, on a affaire à un phénomène qui a des aspects exaltants mais aussi d’autres plus inquiétants.
Actusf : Vous parlez du maquillage du Joker ainsi que des costumes des servantes dans la série The Handmaid’s tale. Quelle œuvre vous a personnellement marquée récemment ?
Anne Besson : J’ai beaucoup apprécié deux variations originales et noires sur les super-héros à la télévision l’année dernière, d’autant plus intéressantes quand on les confronte – le Watchmen d’HBO, qui montre bien le processus d’actualisation permanente de la culture populaire dont je parle dans le livre (ce n’est explicitement pas la BD de Moore, mais une variation fortement ancrée dans des débats politiques contemporains), et The Boys d’Amazon Prime, satire hyper-maligne du consumérisme capitaliste et de la manière même dont les combats libéraux sont systématiquement récupérés au profit du système – voir dans la saison 2 (sans spoiler) les produits dérivés « Proud Maeve » et l’usage des réseaux sociaux par Stormfront !
Ces deux séries nous montrent bien la réflexion qui est à l’œuvre, de la culture populaire sur elle-même, la prise de conscience et la mise en récit de sa puissance idéologique comme de ses dérives commerciales.
Actusf : Avez-vous des recommandations d’œuvres de fiction, qu’elles soient littéraires ou cinématographiques, pour nous aider à mieux saisir notre société ?
Anne Besson : Vaste question, car cela dépend bien sûr de ce qu’on veut saisir – en ce moment par exemple, les fictions « épidémiques » et les récits de l’effondrement sont particulièrement « pertinents »… et glaçants. Dans ce style, d’une autrice dont l’œuvre n’est pas identifiée comme appartenant aux genres de l’imaginaire, Lionel Schriver, je signalerai La famille Mandible : 2029-2047, récemment édité chez Pocket (2019), sur l’hypothèse d’un écroulement du dollar. Autre choc de l’année, Les Testaments bien sûr, la suite de La Servante écarlate par la grande Margaret Atwood. Et côté français, Danse avec les lutins de Catherine Dufour, qui a obtenu un très mérité prix Imaginales 2020, réussit l’exploit d’être à la fois hilarant et tout à fait atroce – la coexistence des communautés, les génocides, les exclusions, la radicalisation, tout cela est relu dans un monde où les ograins s’imposent progressivement aux dépends des autres créatures merveilleuses.
Actusf : Enfin, puisque l’année débute, quels sont vos projets pour 2021 ? Où pourra-t-on vous croiser dans les prochains mois ?
Anne Besson : L’incertitude la plus complète continue malheureusement de régner en ce début d’année, donc je ne dirai rien des premiers mois... Mais j’espère bien en tout cas pouvoir retourner aux Imaginales d’Epinal à partir du 27 mai, pour y présenter les actes du dernier colloque que j’ai organisé dans le cadre du festival « à distance » en 2020. Les travaux, consacrés à Game of Thrones, nouveau modèle pour la fantasy ?, sont à paraitre en mai 2021… chez ActuSF, déjà notre partenaire pour le volume Fantasy et Histoire(s) en 2019. J’ai actuellement un gros projet en cours, en collaboration avec William Blanc, historien, et Vincent Ferré, universitaire et spécialiste notamment de Tolkien : un « Dictionnaire du médiévalisme » aux éditions Vendémiaire, touchant toutes les facettes des réécritures du Moyen Âge… mais pas avant 2022 a priori !