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Narcose

Jacques Barbéri ( Auteur), Philippe Sadziak (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Français
Aux éditions : 
Date de parution : 24/04/2008  -  livre
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Narcose

Jacques Barbéri, né en 1954, varie les plaisirs au sein des métiers artistiques : écrivain, scénariste, traducteur et même musicien, avec son groupe Palo Alto. Après plusieurs romans dans les années 80 publiés chez Présence du Futur (dont Une soirée à la plage ou Guerre de rien), il s’adonne notamment au scénario avant de revenir en 2002 avec Le Crépuscule des chimères chez Imagine Flammarion. Plusieurs nouvelles paraissent alors dans différentes revues ou anthologies, en particulier dans Aux limites du son (La Volte, 2006), œuvre issue de la reformation du groupe Limite que Barbéri avait contribué à créer dans les années 80.

Narcose est la réédition, remaniée et accompagnée d’un album musical, d’un roman de 1989, premier volume d’une trilogie pour le moment inachevée qui comptera également La Mémoire du crime (initialement paru en 1992 et prévu en 2009) et Le Tueur venu du Centaure (inédit, prévu en 2010), le tout édité par La Volte.

Descente aux enfers

Anton Orosco est un architecte devenu promoteur immobilier, spécialisé dans l’escroquerie. Il s’est fait une place au sein de la pègre de Narcose, ville divisée entre les Sphères protégées des riches et l’Extrados, sorte de banlieue où la misère côtoie le crime en un savant mélange explosif et déjanté. Rattrapé par la justice, Anton n’a d’autre choix que de changer de corps, se mêlant aux inconnus aux visages d’animaux pour échapper à la police et à ses anciens associés en colère, avant de pouvoir gagner sa planque sur la Lune. Mais un attentat perpétré dans un bar perturbe ses plans. Il rencontre alors Célia, jeune fille capable de se déplacer dans un monde parallèle. Avec elle, il s’engage dans une course pour retrouver son corps initial ainsi que la tranquillité.

Un roman totalement déjanté

Jacques Barbéri nous plonge dès les premières pages dans une ambiance trash et déjantée. Narcose, ville labyrinthique dont Anton est prisonnier, est à tout instant sur le point d’exploser, théâtre d’une frénésie incessante où la technologie semble être au service des vices humains : omniprésence de la publicité à travers des pollens informationnels, greffes de plastitêtes d’animaux ou d’organes insolites (qui ne sont pas sans rappeler celles de Dr Adder, de K.W. Jeter), drogues de synthèse… Tout contribue à nous faire ressentir le déséquilibre de cette société où la corruption prédomine, où le sens de la vie se trouve réduit à la satisfaction de bas instincts et de plaisirs immédiats – bref, une simple extrapolation de notre propre société…
 
Les personnages que l’on y croise sont au bord de la folie (ou y ont déjà sombré), et l’intrigue reflète parfaitement cet état instable : Anton est emporté malgré lui dans une fuite continue, traqué par ses ennemis et sa propre folie issue de ses nouvelles perceptions et de sa rencontre avec Célia. Le style de l’auteur, caractérisé par une économie de mots très étudiée, associé au choix du présent pour la narration, renforce le sentiment d’urgence et d’immédiateté dans lequel se trouve le héros. Les phrases sont courtes, ne décrivent qu’une action ou pensée à la fois. Elles sont le miroir des réflexions limitées des personnages, emportés par une action qu’ils ne maîtrisent pas et qui les empêche d’anticiper.

Corps et identité

Revenons sur l’un des thèmes majeurs du roman : celui du corps. Comme on peut le voir chez Michel Jeury ou Francis Berthelot, le corps chez Barbéri est intimement lié à l’identité et à la perception de soi. Lorsqu’Anton change de corps, les effets sur son psychisme ne sont pas immédiats, mais petit à petit son esprit perd pied, ne se reconnaissant plus dans ce corps d’emprunt. Au fur et à mesure que ce dernier va se désagréger, Anton va se poser de plus en plus de questions sur son identité, le champ de ses pensées va se réduire au strict instinct de survie au point qu’il va être à deux doigts de s’oublier lui-même. Le salut ne passera que par la récupération de son corps d’origine, sorte de redécouverte de soi. Il en va de même pour Célia : alors que souvent, en littérature comme dans la vie réelle, le nom est le point d’encrage de l’identité, Célia ne verra aucun inconvénient à en changer, alors que garder son corps original en vie sera sa première priorité.

Autre exemple, celui des greffes corporelles : elles permettent aux personnages de modifier leur corps et donc leur personnalité, afin d’échapper à une humanité dans laquelle ils ne se reconnaissent plus. En particulier, les greffes de plastitêtes d’animaux marquent le retour à une bestialité primitive, sans doute conséquence d’une perte de contact avec la nature, également stigmatisée dans le roman. Ces modifications corporelles sont bien plus qu’une simple illusion dans laquelle se complairaient les greffés, puisque ceux-ci adoptent véritablement les comportements des animaux auxquels ils ont décidé de ressembler. Plus qu’une identification, une nouvelle identité.

Narcose ou le rêve du démiurge

Au-delà de son intrigue déjantée et haletante, Narcose est avant tout une métaphore sur la création littéraire. Le roman multiplie les hommages et les références, notamment à Alice au pays des merveilles duquel Barbéri reprend plusieurs images fortes (le chat du Cheshire, le lapin, l’autre côté du miroir…). Cela place le livre sur un plan plus symbolique que romanesque, créant une interaction entre différentes œuvres littéraires. Barbéri intègre d’ailleurs à Narcose une scène de spectacle sous forme de recyclage artistique et évoque, à propos d’Anton, « les scènes rocambolesques de son théâtre quotidien ».

Autant de mises en abyme qui illustrent les thèmes de l’illusion, de l’interaction entre le rêve, l’imagination, et la réalité. Un peu comme chez Dick pourrait-on dire, sauf qu’ici le but est clairement d’aboutir à une réflexion sur la création artistique. Barbéri met en scène des sortes de démiurges dont les rêves seraient les pages d’un Grand Livre, chaque mot du livre étant un événement de ce rêve et n’ayant de sens qu’à l’intérieur de ce rêve. Le rêve génère alors sa propre réalité. Au final, Barbéri est l’un de ces démiurges, Narcose le roman devient Narcose la ville et réciproquement. La frontière conceptuelle entre l’acte de création, imaginaire, et la créature littéraire, qui prend véritablement vie au-delà de son support physique, est abolie.

Un roman percutant et captivant

Narcose allie donc une histoire et un univers particulièrement captivants, et une réflexion appuyée sur la création littéraire. Vingt ans après sa première publication, ce livre garde toute sa force de percussion. On notera également la grande qualité du CD qui accompagne le roman : la musique de Barbéri et de ses acolytes, entre rock psychédélique et trance, correspond parfaitement à l’ambiance du récit. Malgré une fin un peu abrupte, on attend donc le prochain tome avec impatience.

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