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Pourquoi lire Karen Joy Fowler ? Avec Léo Henry et luvan
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Pourquoi lire Karen Joy Fowler ? Avec Léo Henry et luvan

A l'occasion de la sortie en septembre dernier de Comme ce monde est joli de Karen Joy Fowler aux éditions La Volte, nous avons demandé à luvan et Léo Henry, qui ont créé ce recueil de nouvelles, ce qui rend cette autrice incontournable.

Actusf : Pourquoi publier Karen Joy Fowler ? Qu'est ce qui la caractérise ?

Léo Henry : J'ai découvert le travail de Karen Joy Fowler il y a dix ans, en piochant au hasard dans l'anthologie The Weird compilée par Ann & Jeff Vandermeer : une somme énorme de récits appartenant à ce genre littéraire que les Vandermeer cherchaient à caractériser.
Cette première nouvelle était "The Dark", celle qui ouvre notre recueil sous le titre "Ténèbres", et j'y ai reconnu un certain nombre de choses qui constituent ma propre écriture - la concision, le fantastique ancré dans un réel documenté, l'attention à la langue. Pour la première fois devant un texte anglais, je me suis également demandé comment j'aurais rendu en français un certain nombre de tournures, qui me paraissaient parfaites.
Mélanie Fazi venait à l'époque de réunir & compiler les nouvelles du recueil de Lisa Tuttle, Ainsi naissent les fantômes, et j'ai joué avec cette idée de faire le même genre de chose pour l’œuvre de Karen Joy Fowler. J'ai commencé par acheter et lire tous ses recueils de textes courts, par en causer avec mes éditeurs. J'ai envoyé un mail à l'autrice et puis, pour voir ce que c'était, commencé à la traduire.
Et là, je me suis rendu compte que traduire n'était pas du tout mon boulot : je n'avais jamais fait ça avant et, même si ça me rendrait très heureux, il me manquait beaucoup d'outils, de clés. Je me sentais seul et assez démuni. Comme le projet commençait à se dessiner d'un point de vue éditorial - Mathias Echenay de La Volte avait dit oui, conquis pas la lecture en vo de la nouvelle "La Guerre des roses" - je suis allé trouver la camarade luvan, avec laquelle j'ai l'habitude d'écrire, et qui est traductrice dans sa vie parallèle. J'ai eu la chance qu'elle me dise oui, et qu'elle s'attache finalement à son tour au travail de Fowler.
L'aventure a réellement commencé à cet endroit là : quand nous sommes retrouvés toutes les trois, Karen, luvan et moi. (On a passé beaucoup de temps avec Karen, du coup maintenant on l'appelle Karen quand on est entre nous.)

luvan : Je fais par défaut confiance à Léo. Je savais que l'expérience m'apporterait des choses inattendues, comme toutes nos collaborations jusqu'ici. Je n'ai pas immédiatement compris Karen Joy Fowler. Quand j'ai compris, la révélation a été très violente. Alice qui tombe dans l'arbre. Pourquoi la publier ? Pour partager l'ivresse de la chute.

Actusf : Pouvez-vous nous dire quelques mots au sujet de Comme ce monde est joli ?

luvan : En vrac : L'altérité mâchouillée, détrempée. Ses histoires creusent le même sillon plusieurs fois, avec obstination. Elle défait et refait sans jamais se lasser. Ce sont des histoire opiniâtres, têtues. L'inverse de l'énervement. Il faut de l'endurance pour les lire. Le courage de s'attarder sur chaque mot, creuser comme un terrier. C'est la chasse à toutes les choses qui font des maux, qui nous grèvent, nous empêchent de respirer. Mais Karen Joy Fowler met juste le doigt dessus, appuie à peine. À nous de contempler ces points d'acupuncture pénibles. À nous de faire le reste du voyage. Ça peut paraître très noir en ce sens, fataliste, distant. Parce que c'est aux lecteurices de faire le boulot psychique, social, politique. Ou au contraire de laisser tout ça saigner, contusionner. À lire quand on n'a pas peur de tout ça et quand on aime (1) les aliens, les zombies, les dimensions parallèles (2) l'humour noir parfaitement dosé (3) les monceaux de documentation historique, culturelle et scientifique (4) la finesse.

Léo : Des histoires qui vous retournent. Qui questionnent l'idée que vous vous faites des histoires, et du monde qui les engendre. Les récits de Fowler prennent souvent la forme de petits pièges : vous croyez comprendre ce que vous êtes en train de lire, vous reconnaissez les schémas, et puis d'un coup le tapis vous est retiré de sous vos pieds. En tombant, vous êtes forcé-e-s de vous posez des questions. Pourquoi est-ce que j'ai cru que ça se passerait comme ça ? D'où me venaient ces attentes, d'où me venaient ces certitudes ? Fowler questionne ce qui nous semble évident et nous rappelle que rien ne l'est jamais. Elle peint un monde vu par les yeux de l'autre, elle nous invite à y entrer. C'est une écrivaine brutalement honnête dans un champ - la littérature - où on l'est d'ordinaire si peu.

Actusf : Fantastique, fantasy ou science-fiction, les nouvelles proposent de nouveaux horizons. Karen Joy Fowler est une autrice à l'écriture multiple. Quel est selon vous son texte emblématique ? Pourquoi ?

Léo : Karen Joy Fowler est (un peu) connue en France pour deux romans traduits en blanche : Le Club Jane Austen, une magnifique comédie romantique sur la lecture - adaptée à Hollywood dans un film plutôt pas mal; et Nos années sauvages, roman familial à l'états-unienne, avec un twist - qui lui a value d'être shortlistée pour le Man Booker Prize. C'est un des visages de Karen, ces formidables romans populaires et rusés.
Les textes courts sont moins connus, et relèvent bien plus souvent de la SFFF.
C'est super dur pour moi de n'en pointer qu'un seul, mais si vous voulez tâter l'eau de la piscine, je recommanderais sans doute "Pelican Bar". On y voit notre monde très contemporain par les yeux d'une adolescente, confrontée du jour au lendemain à une forme extrême de violence pédagogique. L'aspect fantastique est sans doute ce qu'il y a de moins dérangeant dans ce texte, dont la dernière phrase donne son titre à notre recueil.

luvan : Je ne sais franchement pas. J'ai adoré Sister Noon (non traduit). Des années de recherche historique sur un personnage peu connu de l'histoire de San Francisco ont convaincu Karen Joy Fowler de… ne pas écrire sur elle. En tout cas pas directement. Une histoire d'abord anecdotique : une femme "normale" aux prises avec son passé dans le San Francisco métamorphique des années 1890. Et dessous, des strates et des strates d'archéologie. San Francisco, les États-Unis, comme une bête à la quadruple peau. Esclavage, vaudou, liens de sang, enfermements et luttes. Des classes, des races, des genres, des générations. Comme explorer un mystère, sous tous ses aspects, sans jamais le révéler. Chef d'œuvre.

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