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Strange Days décrypté dans L'Université de l'Imaginaire
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Strange Days décrypté dans L'Université de l'Imaginaire

Réalité Virtuelle et Mensonges à Los Angeles par Albain Le Garroy

Albain Le Garroy est enseignant en Lettres modernes et doctorant en littérature comparée à l’Université Bordeaux Montaigne avec une thèse portant sur « Attentats et violence politique dans le roman contemporain, France, Grande-Bretagne, Etats-Unis ». Ses recherches sont également consacrées à l’étude de l’horreur, du mal et des mutations dans la culture pop contemporaine.

Strange Days est un film de science-fiction réalisé par Kathryn Bigelow sorti en 1995. Cette réalisatrice était connue à l’époque notamment pour avoir réalisé deux films policiers, Blue Steel et Point Break et un film d’horreur, Near Dark. Strange Days est sa première œuvre de science-fiction, influencée en cela par son mari de l’époque, James Cameron qui en a été le coscénariste.

Le film relate l’enquête à l’approche du 31 décembre 1999 de Lenny Nero (Ralph Fiennes), ancien policier devenu trafiquant de clips de réalité virtuelle et de son amie, Mace (Angela Basset), sur l’assassinat d’une prostituée, Iris (Brigitte Bako), puis celui de Jeriko One (Glenn Plummer), un rapper contestataire à Los Angeles - le film s’inspirera à ce propos de l’agression de Rodney King par la police, élément déclencheur des émeutes de 1992. Nero devra en même temps s’affranchir d’une relation toxique avec son ex-concubine, la chanteuse Faith (Juliette Lewis), dont le nouvel amant se trouve être son propre manager, Gant (Michael Wincott).

Ce film possède tous les traits de la fiction cyberpunk classique : une ville hostile, un écart entre riches et pauvres de plus en plus grand, une police violente, des héros à la limite de la légalité et une technologie omniprésente. Nous ne sommes donc pas bien éloignés d’œuvres comme Neuromancer de William Gibson ou de Hardwired de Walter Jon Williams.

Toute l’intrigue du film repose sur le mensonge et le secret : Faith ment à Nero pour le protéger, deux policiers essayent de cacher la vérité, puisqu’ils ont tué Iris, Gant loue les services du meilleur ami de Nero, Max (Tom Sizemore), pour tuer ceux qui pourraient révéler son importance dans l’affaire -Iris avait été engagée par lui pour surveiller Jeriko One-, Max ment évidemment à Nero quant à son rôle dans les assassinats et lui ment aussi en inventant un complot de l’État. Même si la présence de la police et de l’armée ne rend pas grand-chose de permis à Los Angeles, nous savons que rien n’est vrai, jusqu’à la présence permanente dans le film de la réalité virtuelle, alternative à une « réalité vraie » devenue trop violente.

Si le mensonge est partout et la vérité nulle part, nous essayerons de voir la fonction sociale du mensonge et de la vérité dans cet univers. En effet, peut-on avoir une société cohérente qui ne reposerait que sur le secret et le mensonge ? Pour ce faire, dans un premier temps, nous étudierons le quotidien et le « réel » -ce qui est vrai- dans les rues de Los Angeles, puis le rôle de l’État et de la police en tant que protecteur de ce quotidien et, enfin, l’importance de la vérité comme élément perturbateur.

I. Un mensonge conscient

D’après le psychanalyste Juan-David Nasio, « […] en observant notre réalité nous voyons autre chose que ce qui se peint sur la rétine. Nous ne voyons pas ce qui est, mais ce que nous voulons voir, ce que nous devons voir d’après nos fantasmes et les désirs qui les animent »1. Or, selon nous, ce qui brise ce fantasme est le danger et l’imprévu. Cet imprévu, c’est la réalité qui se cache derrière le fantasme. L’on peut alors dire que ce fantasme n’est qu’un ordre très subjectif et que la réalité est une sorte de chaos objectif.

Comme l’explique Lenny à Mace, dans Strange Days, la rue est devenue une zone de guerre et le sexe tue. Or, toujours d’après lui, l’être humain a besoin de ce qu’il appelle des rues sombres. Moins métaphoriquement, nous pouvons appeler ces dernières avec d’autres noms : violence, agressivité et peut-être, si l’on s’aventure dans le domaine de la morale, mal. Si l’on en croit Freud, « la vie s’appauvrit, elle perd de son intérêt, dès l’instant où dans les jeux de la vie il n’est plus possible de risquer la mise suprême, c’est-à-dire la vie elle-même »². Mais dans tout jeu, il y a une chance de gagner. Ici, Los Angeles ne laisse aucune chance. Le jeu n’existe pas, se confronter au danger n’est qu’un suicide. Le paradoxe de ce monde : à force de vouloir protéger sa vie, l’être humain n’en a plus.

Los Angeles, zone de guerreLos Angeles, zone de guerre

C’est ici qu’intervient Nero et son trafique de clips de réalité virtuelle. Ce sont des enregistrements de souvenirs que l’utilisateur peut se repasser à volonté. Ils permettent de satisfaire les fantasmes aussi bien sexuels que certains plus illégaux, par exemple des braquages, sans se mettre en danger. Filmés en caméra subjective, ils rappellent certains jeux vidéo alors en vogue à l’époque, comme Doom sorti en 1993. Peut-être alors peut-on voir dans ces fantasmes numériques une critique de la part de Bigelow du jeu vidéo comme facteur d’aliénation. Dans tous les cas, Nero est celui qui donne l’occasion aux gens de transgresser les limites dans un monde virtuel où l’individu peut tout contrôler.

Un braquage en réalité virtuelle

Doom

Nous retrouvons ici la pensée du sociologue Zygmunt Bauman :

« La soudaineté des coups, leur irrégularité, leur capacité à jaillir de n’importe où : tout cela les rend imprévisibles et nous rend nous-mêmes sans défense. Tant que les dangers restent flottants et frivoles, sommes leurs cibles immobiles : nous ne pouvons presque rien faire pour les éviter. Cette situation sans espoir a quelque chose de terrifiant. L’incertitude est synonyme de peur. Rien d’étonnant à ce que nous rêvions si souvent d’un monde dénué de hasard. D’un monde régulier. D’un monde prévisible. »³

Cette volonté de contrôler se retrouve d’ailleurs dans une autre partie du film, nettement plus tragique, le viol et le meurtre d’Iris. En utilisant le même dispositif, le S.Q.U.I.D, permettant de voir les clips, Max fait voir à Iris son propre viol et sa propre exécution. Ici, le viol est un contrôle total d’autrui : l’altérité, par principe incontrôlable, est totalement effacée jusque dans les derniers moments de vie. Iris ne voit plus « sa » réalité mais celle de Max. Elle n’existe plus en tant qu’elle-même mais bien en tant que partie de son propre bourreau.

La scène du meurtre d’Iris

La réalité virtuelle que vend Nero est du même ordre, en nettement moins perverse : elle rend le monde, l’autre, prévisible et contrôlable. Et comme il est régulièrement dit dans le film, ces clips sont des tranches de vie. Mais de fausse vie. C’est une fiction, une fuite par rapport au réel. Ce sont des mensonges parfaitement conscients dans lesquels les habitants de Los Angeles vivent -faussement-. Cette réalité virtuelle est pareille au club de Gant, le Retinal Fetish. Ce qui pourrait paraître au premier abord comme une sorte de décadence sulfureuse n’est finalement que très faux et ne repose uniquement que sur des à-priori moraux.

La sexualité de type BDSM y est représentée et paraît extrême. Mais comme l’explique Gilles Deleuze dans le Froid et le cruel, cette sexualité est totalement entre personnes consentantes. La violence y est d’ailleurs même sous le contrôle de la « victime » :

« Le masochiste n’est qu’en apparence tenu par des fers et des liens ; il n’est tenu que par sa parole. Le contrat masochiste n’exprime pas seulement la nécessité du consentement de la victime, mais le don de persuasion, l’effet pédagogique et juridique par lequel la victime dresse son bourreau. »4

(Présentation de Sacher-Masoch - Le Froid et le cruel, Gilles Deleuze, 2007, Minuit, Paris, p. 67)

Dans le même ordre d’idées, de fausses victimes se font tirer dessus avec de faux pistolets. Enfin, même l’une des grandes figures du mal du XXème siècle est présente dans le club : l’on voit en effet un homme au crâne rasé et en uniforme rappelant celui des SS organiser un simulacre d’autodafé avec deux pseudo-soldats armés de lance-flamme. Mais tout est faux : ce sont des acteurs, l’uniforme SS a disparu avec le parti NSDAP et la scène se déroule dans une cage, ce qui crée une distance avec le spectateur. Comme nous le voyons avec ces trois exemples, il n’y a strictement rien de hors contrôle dans ce club. Tout paraît dangereux mais rien ne l’est vraiment.

Un mal virtuel

Nous nous rendons compte que comme les consommateurs de réalité virtuelle, ces clients sont là pour satisfaire un manque. Ils vivent par procuration un danger artificiel, tout comme la réalité virtuelle permet de vivre par procuration une autre vie : un cul-de-jatte se sent courir sur la plage et rencontre une belle femme, Lenny revit son passé avec Faith.

Toutes ces personnes vivent dans un mensonge permanent, de peur d’être face au réel. Nous voyons un point commun avec ce que Joseph Gabel explique, lorsqu’il cite Paul-Claude Racamier :

« Voilà ce que nous dit Racamier : « … ce n’est pas du tout comme on le dit, parce qu’il ment, que l’hystérique empoisonne et détruit la vérité de ses sentiments, mais au contraire parce qu’il ne peut éprouver cette réalité qu’il est amené à mentir ». C’est clair : le mensonge pathologique n’est pas une déformation utilitaire de la réalité ; il est le résultat d’une intensité insuffisante de l’expérience du réel. »5

C’est parce que ces personnes ne peuvent pas éprouver la réalité, sous peine de mourir, qu’elles sont obligées de se mentir à elles-mêmes constamment. Et il y a une véritable addiction -un comportement là aussi pathologique- au mensonge et à la réalité virtuelle, comme Gant ou, dans une moindre mesure, Nero. Remarquons d’ailleurs que l’alcool est filmé comme le casque de réalité virtuelle dans la scène où Lenny est chez lui au début du film : d’abord, l’objet au premier plan avec un flou sur tout le reste, puis le reflet de Lenny dans un miroir en arrière-plan. Il n’y a ainsi que deux choses, la drogue et le reflet d’une vie, et non une vie elle-même. Plus tard, Lenny voudra boire un verre pour se remettre d’un événement violent, passage anecdotique mais qui peut être mis en parallèle avec l’utilisation du casque.

Un reflet de vie

nfin, dans ce film, il y a une autre illusion, mentionnée par exemple lors d’une conversation radiophonique au début du film : la religion avec son royaume post-apocalypse. Ici, la réalisatrice rejoint une critique marxiste classique. Or, pour Karl Marx,

« la misère religieuse est, d’une part, l’expression de la misère réelle, et, d’autre part la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu’il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c’est exiger qu’il soit renoncé à une situation qui a besoin d’illusions. »6

Tout comme la réalité virtuelle, la religion permet de supporter le monde et offre un bonheur illusoire. Comme la bien nommée Faith, qui espère plus de ses amants que d’elle-même, le croyant attend, faute de possibilité, un avenir meilleur dans ce monde dont, comme il est dit à la radio, l’économie s’écroule et dont les enfants se tirent dessus dans les cours de récréation.

II. Un Etat protecteur ?

Si l’on admet ce que dit Jeriko One lors de son intervention à la télévision, la police de L.A. est une force militaire œuvrant contre le peuple, ce qui lui fait qualifier l’Etat de policier. Or, comme l’explique le philosophe Laurent De Sutter, « Il n’y a pas de police qu’au service de la souveraineté ; il n’y a de police qu’au service de ceux qui incarnent l’Etat, compris comme le détenteur exclusif de la souveraineté, et donc comme source de la légitimité de toute violence, aussi excessive ou idiote soit-elle »7. Complétons avec Friedrich Engels :

« Comme l’Etat est né du besoin de réfréner des oppositions de classes, mais comme il est né, en même temps, au milieu du conflit de ces classes, il est, dans la règle, l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. »8

Peut-on parler ici de classes opposées dans ce film ? Il nous semble que ce soit le cas. Même si l’on parle de racisme et que l’on voit souvent la communauté afro-américaine, l’économie concerne toute la société décrite dans Strange Days. De plus, que ce soit les émeutes réelles de Watts en 1965 ou celles ayant eu lieu en 1992, la différence entre classe et « race » lors des soulèvement à Los Angeles a souvent été discutée. Pour celles de Watts, comme le rappelle Guy Debord, « Luther King lui-même a dû admettre que les limites de sa spécialité étaient franchies, en déclarant, à Paris, en octobre, que « ce n’étaient pas des émeutes de race, mais de classe »9. Quant à celles de 1992, un enseignant de primaire présent lors des événements témoigne : « Le soulèvement était dirigé contre la police et les arnaques des commerçants. Ce sont le ressentiment de classe et le désespoir économique qui l’ont motivé, pas l’origine ethnique. »10

Bigelow joue sur les deux plans avec Jeriko One : un leader de la communauté noire, avec des lunettes qui peuvent vaguement rappeler celles de Malcolm X, faisant un appel à tout le peuple maltraité par la police.

Jeriko One

Dans Strange Days, comme nous l’apprend la conversation radiophonique du début, qui décidément résume bien des thèmes du film, la police est contre tout changement ; elle refuse le nouveau. Elle est présente, rappelons Engels, pour que le prolétariat, le peuple de Jeriko One, soit maté et puisse continuer à être exploité par la bourgeoisie. Elle est présente pour que l’ordre bourgeois passé continue à exister dans l’avenir. D’après De Sutter :

« La police est ce par quoi il est tenté de faire en sorte que le réel n’arrive jamais ; elle est le fantasme délibéré, volontaire, du maintien de la possibilité que l’on puisse se passer du réel, éviter à tout jamais la rencontre traumatisante sans laquelle il n’y a pas de réel. Il faut que rien ne se passe : telle est la maxime qui structure les opérations de police, et que la mise en œuvre concrète de celles-ci tente de faire appliquer, de manière toujours plus désespérée, toujours plus impossible -puisque ce qui est forclos ne peut que revenir, à mesure de cette forclusion elle-même. »11

Finalement, la bourgeoisie avec son État fonctionne exactement comme les individus vus précédemment. Elle a un fantasme, un ordre purement illusoire, constamment perturbé par une réalité imprévisible. Elle veut tout contrôler, par l’intermédiaire de la police, pour que son fantasme puisse continuer à exister. La réalité virtuelle est alors le complément de la police, de plus en plus débordée. L’on note d’ailleurs le rapport entre les deux puisque Nero vend des clips à un avocat et parle d’une clientèle travaillant pour la télévision. Même si ce n’est pas précisé dans le film, nous constatons que les consommateurs de réalité virtuelle font partie principalement de la bourgeoisie. Jamais un membre de la communauté afro-américaine est montré avec un casque.

Dans ce cas, l’on peut voir le meurtre de Jeriko One de deux manières différentes : un policier tue de manière totalement arbitraire un homme qui lui fait perdre patience ou un gardien de l’ordre bourgeois qui supprime un élément perturbateur. En effet, Jeriko One est un agitateur, il organise les bandes et des comités de citoyens. Il représente le changement, celui qui pourrait bouleverser l’ordre. Ce meurtre est la tentative désespérée mentionnée par De Sutter pour faire régner l’ordre. La justice n’a ici aucun rapport avec la police, d’autant plus que si l’on admet avec le philosophe que c’est l’État qui légitime la violence, les policiers ne font qu’exercer la tâche pour laquelle ils sont payés.

La scène de meurtre de Jeriko One

Les policiers n’auront de cesse alors de vouloir cacher la vérité, en tuant les témoins et ceux qui les connaissent. Le secret et le mensonge sont aussi pratiqués par Gant puisque lui aussi ment pour se protéger. Lui aussi fait exécuter des témoins pour que l’on ne retrouve pas sa trace. Finalement, la seule différence entre Gant et les policiers, c’est que les policiers font partie de l’appareil d’État.

Le film devient plus ambigu lorsque Nero lui-même veut cacher la vérité, puisqu’elle pourrait déclencher un bain de sang. Le spectateur se rend alors compte que l’ordre n’est pas forcément que l’affaire de l’État : même le héros veut le conserver. La violence qui pourrait découler de la révélation semble pire pour lui que l’oppression subie par la communauté afro-américaine. Comme le dit De Sutter, « policer, c’est définir le régime d’admissibilité de chaque image à l’intérieur d’un dispositif de partage affectant le visible et l’invisible en fonction des critères établis par les tenants de la légitimité, aussi dérisoire, aussi impossible, soit-elle »12. Ici, en refusant que le meurtre de Jeriko One soit diffusé, Nero prend alors le rôle de la police et devient à son tour serviteur de l’État.

Le contrôle de la vérité et le mensonge par omissions sont alors tout aussi présents que la violence décrite précédemment, ce qui n’est guère étonnant. En effet, d’après Alexandre Koyré :

« Mais si la guerre, d’état exceptionnel, épisodique, passager devenait un état perpétuel et normal ? Il est clair que le mensonge, de cas exceptionnel, deviendrait lui aussi, cas normal, et qu’un groupe social qui se verrait et se sentir entourés d’ennemis, n’hésiterait jamais à employer contre eux le mensonge. Vérité pour les siens, mensonge pour les autres, deviendrait une règle de conduite, entrerait dans les mœurs en question. »13

Les rues de Los Angeles sont occupées par des transports blindés et des policiers armés. La ville est en état de guerre permanente. Cette dernière y est normale. Dans ce contexte, il est normal que l’État, la police, Gant, en somme tous les oppresseurs, mentent dans ce film. Mais Lenny fait-il partie de cette catégorie ? Peut-être. C’est un homme blanc, voulant sauver une blanche, Faith. Il n’est pas directement concerné par le combat de Jeriko One. D’ailleurs, lorsqu’il rentre chez Mace, deux noirs se retournent, sans doute surpris, peut-être inquiets, de le voir parmi eux.

Nero dans la communauté afro-amércaine

Peut-être Nero veut-il protéger sa communauté contre une ennemie en lui mentant. Une autre hypothèse peut être faite : il préfère une violence diffuse plutôt qu’un événement violent sous les yeux de tous. Comme nous l’avons déjà vu, les individus veulent contrôler leur perception du réel en en chassant toute forme de violence incontrôlable. De Sutter écrit :

« Quant à la société civile bourgeoise dont parlait Hegel, son ignorance à elle était volontaire ; elle était une manière plus ou moins hypocrite de faire semblant de ne pas voir combien les égouts dont il fallait se tenir éloignés étaient conçus et gérés pour écouler ses propres détritus. »14

Nous sommes tentés de généraliser à toute la société du Los Angeles de Strange Days. Tous ses habitants savent que la violence y est omniprésente, elle la constate tous les jours. Les policiers sont constamment présents et matraquent des citoyens. Mace à la fin du film se fait rouer de coups par des policiers sans qu’aucune intervention soit faite dans un premier temps. Même Jeriko One l’explique à la télévision. Le spectateur en arrive à se demander si qui que ce soit a vraiment besoin de cacher ou de mentir au peuple et si l’ignorance de ce dernier n’est pas, elle aussi, volontaire. Tout comme avec la réalité virtuelle, les êtres humains se mentent à eux-mêmes et détournent le regard pour pouvoir vivre correctement. Tout individu devient sa propre police, décidant de ce qu’il peut/veut et ne peut/veut pas voir.

III. la vérité explosive

La conversation radiophonique du début du film nous aide une fois de plus à comprendre ce dernier. Comme le dit l’auditeur, ce sont ceux qui sont face à la police, donc à l’État, donc à la bourgeoisie, qui vont faire changer les choses et relancer l’Histoire. Or, nous avons déjà lu ça ailleurs. Marx analyse ainsi la féodalité :

« La féodalité avait aussi son prolétariat – le servage, qui renfermait tous les germes de la bourgeoisie. La production féodale aussi avait deux éléments antagonistes, qu’on désigne également sous le nom de beau côté et de mauvais côté de la féodalité, sans considérer que c’est toujours le mauvais côté qui finit par l’emporter sur le côté beau. C’est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte ».15

Dans Strange Days, ce sont donc les opprimés et notamment les racisés qui vont hypothétiquement écrire l’histoire, si l’on en croit l’auditeur. Or, dans ce film, pour faire l’Histoire future, il faut démanteler l’ordre présent qui repose sur le secret et le mensonge. Et donc rétablir la vérité, la montrer aux yeux de tous.

C’est tout d’abord une prostituée, Iris, qui est chargée de « véhiculer » la vérité. C’est celle qui sait, c’est celle qui a vu l’exécution par les policiers. Son prénom rappelle d’ailleurs une partie de l’œil. Son nom est donc sa fonction : c’est l’œil qui a vu directement la vérité, qui y a été forcée, sans médiation. Elle est aussi la prostituée qui est la sexualité sans le medium de la réalité virtuelle. Elle est la réalité même. Or la prostituée en elle-même est aussi une figure du « mauvais côté » de Marx. D’après la sociologue Gail Pheterson, « moyen d’attaque tout prêt, le stigmate de putain peut être utilisé contre n’importe quelle individue (ou groupe de femmes) qui suit ou bien conteste le modèle du bon droit des hommes (quoi qu’elle fasse, elle est condamnable) »16. Iris est donc tout en bas de la société. Elle est condamnable par tous les hommes, noirs ou blancs, voire les femmes aussi puisque Faith la juge sur sa profession. Son meurtre ne donnera lieu à aucune enquête puisque, d’après Nero, la police conclura, entre deux plaisanteries, à un jeu sexuel ayant mal tourné entre une prostituée et son client. Pareillement, à la télévision, l’on donne les identités des cadavres de Jeriko One et de son musicien. La prostituée avec eux reste, en revanche, une inconnue sans nom.

Lors de sa course poursuite avec les deux policiers dans le métro, Iris porte une robe bleue à paillettes, une tenue qui retient le regard au moins par ses couleurs. La scène est frappante et rappelle l’association d’idées que le spectateur a déjà faite : Iris comme personnification de la vérité. Or, personne ne veut la remarquer. Cependant, nous ne voyons qu’elle, perdue dans un décor gris, parmi des gens habillés en couleurs sombres. Elle est traquée par deux policiers qui vont jusqu’à lui tirer dessus. Il est difficile de ne pas la voir, il est difficile de ne pas remarquer la violence policière. Pourtant, les gens ne font rien, fuient, détournent les yeux, se pressent pour sortir du métro. C’est là encore l’une des thématiques du film résumée en quelques minutes : nous sommes face à une société composée d’individus refusant la moindre perturbation de leur ordre, capable de voir la violence de l’État sans rien n’y faire.

La traque d’Iris

Il n’y a finalement que deux personnes qui veulent diffuser l’enregistrement : Iris, qui, pourchassée, le donne à Nero et à Gant -qui s’en débarrasse- et Mace. Comme déjà écrit, le reste des personnages évite consciencieusement de répandre la nouvelle. Même Nero a un comportement discutable, voulant, en plus, utiliser l’enregistrement seulement comme monnaie d’échange contre Faith. Nous l’avons déjà constaté, Nero est blanc, donc peut-être peu concerné par le combat de Jeriko One. Derrière une apparence sympathique, l’on remarque aussi qu’il ridiculise un latino-américain et exploite deux femmes pour faire un clip pornographique. De plus, c’est un ancien policier. Le personnage est donc très ambigu.

La vérité ne profite qu’aux plus oppressés et aux plus démunis du système, les femmes et les personnes racisées. Et c’est Mace, une femme noire, qui cumule donc les deux facteurs d’oppression, qui va essayer de diffuser la vérité.

Mais la diffuse-t-elle vraiment à grande échelle ? L’émeute éclate lorsqu’un enfant, peut-être symbole de l’innocence ou du courage d’une humanité pure, saute seul sur l’un des policiers en train de frapper Mace. L’événement n’a aucun rapport avec le meurtre de Jeriko One. L’on peut aussi imaginer que seul le commissaire Strickland (Josef Sommer), à qui Mace a donné le film, a regardé ce dernier. Il est la représentation même du policier incorruptible, qui voit son métier non pas comme au service de l’Ordre mais au service de la Justice. Or, c’est un homme de bureau, il ne connaît pas ou plus le terrain. Comme Mikhaïl Bakounine l’écrit :

« L’individualité réelle et vivante n’est perceptible que pour une autre individualité vivante, non pour une individualité pensante, non pour l’homme qui par une série d’abstractions se met en dehors et au-dessus du contact immédiat de la vie ; elle ne peut exister pour eux comme un exemplaire plus ou moins parfait de l’espèce, c’est-à-dire d’une abstraction déterminée.»17

Mace sous les coups de la police

Strickland n’a aucune idée de ces individualités réelles et vivantes. Lui aussi a une conception fantasmée de la réalité, ne reposant uniquement que sur des abstractions. Il est donc forcé d’utiliser le casque pour comprendre le réel. Or, avec l’utilisation de ce casque, il se passe deux choses : le commissaire devient pendant un court moment la prostituée Iris en voyant ce qu’elle a vu et il devient hors la loi puisqu’il utilise un matériel illégal. En somme, le policier transgresse la loi instaurée pour conserver l’ordre et tombe dans le mauvais côté mentionné par Marx. Le spectateur en arrive à la conclusion que pour faire respecter la justice, il ne faut pas respecter la loi. Dans tous les cas, nous ne savons pas si la scène du meurtre de Jeriko One sera diffusée plus largement et l’on a du mal à imaginer un procès aux révélations incroyables, les deux assassins étant morts. Certes, le film se termine bien : les gens se prennent dans les bras, les policiers et les émeutiers rient ensemble, Mace la femme noire embrasse Nero l’homme blanc. Tout le monde sort de son fantasme individuel pour aller vers l’autre, par essence imprévisible, et donc réel. Mais le spectateur remarque aussi que tout est écrit pour que la justice ne soit pas vraiment rendue à grande échelle.

Strange Days est donc un film ambigu à plus d’un titre : un héros à l’éthique discutable, une police par essence globalement malhonnête et une masse constituée d’individus égocentristes, terrorisés par la réalité. Au premier abord, le spectateur a l’impression que c’est un film traitant entre autres du mensonge, du secret et de la paranoïa. Mais si le message n’était-il pas beaucoup plus simple ? S’il n’était pas juste « n’est pas pire aveugle que celui qui ne veut pas voir » ? Les problèmes qui découlent du film sont cependant légèrement embarrassants. Si le gentil policier est dans son bureau, il ne peut pas rendre la justice. Si l’État continue à être ce qu’il est, il ne sera servi que par des méchants gardiens de l’ordre. Que doit faire l’individu oppressé ? Faire justice soi-même ? De plus, même si les gens s’aiment beaucoup la nuit du premier janvier 2000, que se passera-t-il après ? Le gentil policier reste un vieil homme blanc appartenant à une certaine catégorie sociale. Avec une fin altruiste type « l’amour est plus fort que la haine », Bigelow ne répond à aucune des questions qu’elle a soulevées tout au long de son film. Nous n’apprendrons donc uniquement que la rencontre avec l’autre et la sortie de l’isolement sont les fondations de la paix, ce qui, même si cela paraît évident, reste toujours bon à être rappelé.

La paix retrouvée (pour combien de temps ?)

1.  Le Fantasme – le plaisir de lire Lacan, J.-D. Nasio, 2005, Payot, Paris, p. 19

2.  Notre relation à la mort, Sigmund Freud, 2013, Payot, Paris, p. 55

3. Le présent liquide, peurs sociales et obsession sécuritaire, Zygmunt Bauman, 2007, Seuil, Paris, p. 123

4. Présentation de Sacher-Masoch - Le Froid et le cruel, Gilles Deleuze, 2007, Minuit, Paris, p. 67

5. Mensonge et maladie mentale, Joseph Gabel, 2016, Paris, Allia, p. 34

6. Karl Marx in Dieu et l’état, Michel Bakounine, 2008, Paris, L’Altiplano, p. 187

7. Poétique de la police, Laurent de Sutter, 2017, Aix-en-Provence, Rouge Profond, p. 87

8. L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, Friedrich Engels, 2012, Paris, le Temps des Cerises, p. 217

9. La Planète malade, Guy Debord, 2004, Paris, Gallimard, p. 19

10. Au-delà de Blade Runner Los Angeles et l’imagination du désastre, Mike Davis, 2007, Paris, Allia, p. 40

11. Poétique de la police, Laurent de Sutter, op. cit., p. 49

12. Ibid., p. 196

13. Réflexions sur le mensonge, Alexandre Koyré, 2016, Paris, Allia, p. 18

14. Poétique de la police, Laurent de Sutter, op. cit., p. 148

15. Misère de la philosophie, Karl Marx, 2002, Paris, Payot, p. 175

16. Le prisme de la prostitution, Gael Pheterson, 2003, Paris, L’Harmattan, p. 17

17. Dieu et l’État, Michel Bakounine, Op. Cit., p. 118

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