Stanislaw Lem est un écrivain des plus curieux… Seul auteur polonais de science fiction ayant atteint la célébrité des deux côtés du rideau de fer pendant la période communiste, son style iconoclaste serait à rapprocher de celui d’un Alfred Bester ou d’un Kurt Vonnegut. Auteur de
Solaris, l’un des grands classiques du
space opera, il est bien connu pour des textes d’une facture pour le moins très personnelle, alliant l’absurde à la satire.
La Bibliothèque du XXIe siècle fait partie de ce qu'il appelait les « apocryphes », rassemblant la collection de textes expérimentaux auxquels Lem accordait le plus grand prix. D’une effarante lucidité, précis au point d’étourdir les lecteurs à l’intellect exagérément délicat, ce petit recueil est un véritable joyau absurde et démontre que même lorsqu’il voulait faire preuve de sérieux, Stanislaw Lem était sérieusement curieux…
Un chef-d’œuvre de science-pataphyction ! Le premier des trois textes qui composent cet étrange recueil se présente sous les atours de la critique d’un livre fictif intitulé
Une minute de l’humanité. Cet ouvrage d’un esprit très borgésien s’efforce de dénombrer, dans une tentative d’exhaustivité fascinante, la totalité des activités humaines ayant cours en l’espace d’une seule minute. Stanislaw Lem parvient ainsi à suggérer la possibilité d’un livre total qui ne peut que rappeler la nouvelle "Le livre de sable" de Borges, bien entendu, mais aussi le
Yi King,
l’Éthique de Spinoza et probablement quelques autres tentatives du même ordre. L’absurdité de cette accumulation de faits laisse même à penser que, par la magie d’étranges synecdoques, si une minute contient la totalité des affaires humaines, une minute contient également la totalité de nos vies. Tout y est quantifié. Ces quelques pages croulent sous des tonnes de nourriture, il y coule des millions de mètres cubes de sperme, des milliards de litres de sang, etc. Submergée par cette débauche de statistiques, l’humanité en sort complètement déshumanisée. Un authentique tour de force littéraire !
L’humanité sera-t-elle à l’origine de sa propre destruction ou nous faudra-t-il patienter jusqu’au prochain cataclysme cosmique ? Suspense… Le deuxième essai, "Systèmes d’armement du XXIe siècle", reste dans une veine similaire. Jouant à faire semblant d’être crédible, l’auteur nous apprend qu’il tire ses informations d’une source secrète et qu’il lui est jadis arrivé de les livrer à la connaissance du public sous la forme de romans fantastiques… Après un rappel des règles de l’équilibre mondial de la terreur consécutif aux drames d’Hiroshima et Nagasaki, il enchaîne sur une convaincante démonstration que la miniaturisation, l’ultraprécision et la vitesse d’exécution des armes futures rendront la guerre à la fois invisible et considérablement destructrice, ce qui ne surprendra malheureusement plus personne.
Le troisième texte du recueil, "Le principe du cataclysme créateur", prend la forme d’une conférence sur la possibilité de l’existence de formes de vie extraterrestres. Fidèle à sa méthode, l’auteur y détaille par le menu la genèse des cataclysmes nécessaires à l’apparition de la vie intelligente, et des calamités dont celle-ci pourrait bien être à son tour le germe. Moins novateur que les précédents, cet essai est également le plus ardu.
La Bibliothèque du XXIe siècle, loin de prétendre à prendre la place du meilleur livre de Stanislaw Lem (qui revient plus probablement au
Congrès de futurologie ou aux
Mémoires trouvées dans une baignoire), reste un document fascinant et typique de sa méthode : examiner le monde dans ses moindres détails, jusqu’au point de lui faire perdre l’importance que nous lui donnons. Une grande leçon d’humilité, à méditer longuement…